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Insurrection du ghetto de Varsovie: Quelle mémoire des Juifs insurgés?

« Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la dignité humaine ».  « My nie chcemy ratować życia. Żaden z nas żywy z tego nie wyjdzie. My chcemy ratować ludzką godność ». 

Le 19 avril marque chaque année les célébrations de l’extraordinaire courage des Juifs qui se sont battus lors de l’Insurrection du ghetto de Varsovie. Cette journée, en Pologne, est aujourd’hui troublée entre hommages sincères et récupérations politiques pour servir une narration historique. 

Le 28 septembre 1939, moins d’un mois après la déclaration de Guerre, l’armée allemande envahit et occupe la moitié Ouest de la Pologne, dont sa capitale, Varsovie. Dans ce pays, les nazis font face à l’ennemi qui les obsède : les Juifs d’Europe de l’Est. 

Entre les deux guerres mondiales, Varsovie est la capitale culturelle du judaïsme ashkénaze et la ville qui compte le plus de Juifs en Europe. Avant 1939, il y a entre 3 et 3,5 millions de Juifs en Pologne, soit environ 10% de la population, et à Varsovie les Juifs constituent 30% de la population soit plus de 350 000 personnes. Les nazis sont donc déterminés à détruire cette ville et sa population. 

Au début de la guerre, selon le plan de Reihnard Heydrich, les Allemands décident de concentrer dans des ghettos les 2 millions de Juifs soumis à l’autorité du Reich. Les plans d’extermination n’étaient pas encore conçus mais les nazis savaient qu’ils allaient prendre bientôt d’autres mesures et qu’il serait beaucoup plus aisé de les prendre si les Juifs étaient tous concentrés. Les Allemands ont mis plus d’un an à mettre en place le ghetto, à identifier les Juifs et à les mettre à part de la population. Ils les obligent à construire des murs de brique, puis en octobre 1940 forcent 140 000 Juifs à aller vivre entre ces murs. Ce ghetto deviendra l’aire urbaine la plus peuplée d’Europe avec 360 000 Juifs entassés sur quelques kilomètres carrés

Le Ghetto de Varsovie en 1940

La population du ghetto est soumise à un rationnement et reçoit moins d’un tiers de la nourriture quotidienne dont elle a besoin. Seuls environ 50 000 Juifs travaillent avec un salaire minimum, le reste de la population survit en vendant ses bien matériels, volonté d’affaiblir et d’humilier les Juifs. 

En 1941, la population du ghetto atteint 450 000 habitants, les conditions sont de plus en plus épouvantables, les maladies liées à la pauvreté se propagent et frappent, les rues sont peuplées d’enfants affamés. 

En 1942, l’Aktion Reinhard débute. Les Juifs du ghetto commencent à être déportés vers l’Est, dans les camps d’extermination.  

L’Insurrection du Ghetto de Varsovie

Des groupes clandestins juifs réagissent aux déportations en créant une unité de défense armée : l’Organisation juive de combat (Zydowska Organizacja Bojowa, ZOB). Le Betar, parti sioniste de droite, fonde une autre organisation de résistance, l’Union combattante juive (Zydowski Zwiazek Wojskowy, ZZW). Malgré des divergences idéologiques, les deux groupes décident d’affronter les Allemands ensemble si ceux-ci tentaient de détruire le ghetto. Au moment du soulèvement, ils sont environ 750 combattants. 

Le mouvement militaire clandestin polonais (Armia Krajowa, l’Armée du peuple) procure quelques armes aux combattants juifs. 

En octobre 1942, Himmler ordonne la destruction du ghetto de Varsovie et la déportation de ses habitants vers des camps de travaux forcés de Lublin. La première résistance du ghetto en janvier 1943 désorienta les nazis qui stoppèrent l’opération de déportation fin janvier.  

Les résistants se mirent à construire des bunkers et des abris souterrains en vue d’un soulèvement qui arriverait si les Allemands tentaient la déportation finale de la population. 

Le 19 avril 1943, les forces allemandes entrèrent dans le ghetto pour déporter les Juifs qui étaient encore à Varsovie. Ils furent reçus par des armes légères, des grenades et des bombes artisanales. C’est le début de l’Insurrection. Le commandant du ZOB, Mordechaï Anielewicz, dirigea les forces de la résistance lors du soulèvement du ghetto Les Allemands furent pris de court et furent forcés de battre en retraite et de s’éloigner du ghetto.

Marek Edelman, alors âgé de 24 ans, combattit les Allemands dans le ghetto. L’historien Laurence Rees, auteur de l’Holocauste : une nouvelle histoire, nous rapporte le témoignage de Marek Edelman, devenu un symbole de l’Insurrection du ghetto. Il nous apprend que ce qui les motivait lui et ses camarades de l’Organisation juive de combat, c’était d’être conscients que les Allemands voulaient les envoyer à la mort, et que cette information leur avait été transmise par un témoin qui avait réussi à revenir à Varsovie et qui leur avait dit ce qu’il se passait au camp de Treblinka : « Il est évident que les camps de la mort sont l’élément qui fut l’origine de la résistance. ». La décision des Nazis, de séparer les familles et d’envoyer les vieux et les enfants à Treblinka en premier, y fut aussi pour quelque chose. Les résistants pouvaient combattre librement, ils n’avaient plus la pression familiale. 

La plupart des Juifs qui combattirent les Allemands étaient des « débutants » et n’avaient pas suivi de formation militaire. Contre la supériorité des nazis, les combattants juifs du ghetto savaient qu’ils n’avaient aucune chance de gagner cette bataille. « Oui, nous savions que nous ne gagnerions pas, mais nous devions montrer aux Allemands que nous étions des êtres humains comme tout le monde. A la guerre, on est un être humain quand on tue l’ennemi. ». 

Le troisième jour de l’Insurrection, des forces blindées commandées par Jürgen Stroop commencèrent à détruire le ghetto, un immeuble après l’autre, pour faire sortir les Juifs des abris et des bunkers qu’ils s’étaient construits. Les résistants ne purent empêcher les Allemands de réduire le ghetto à néant. Ils tuèrent Anielewicz et ceux qui l’accompagnaient dans une attaque contre le bunker de commandement au 18 de la Ulica Mila.

Les forces allemandes mettaient le feu aux bâtiments, pâté par pâté. L’enfer était désormais en flamme. Pourchassé par le feu, Marek Edelman réussit à s’enfuir avec une poignée d’autres Juifs principalement par les égouts ou par des tunnels. 

Le soulèvement du ghetto de Varsovie fut réprimé le 16 mai 1943, et Stroop dans son rapport affirma que ses soldats et lui avaient capturé 56 065 Juifs, un chiffre qui parait très surestimé, au prix d’une centaine de pertes côté allemand. 

Ce même 16 mai, Stroop ordonna la destruction de la grande synagogue de la rue Tlomacki pour symboliser la victoire allemande. Le ghetto était en ruine.

Environ 42 000 survivants furent emmenés dans le camp d’extermination de Majdanek/Lublin ou dans les camps de travaux forcés de Poniatowa, Trawniki, Budzyn et Krasnik. À part dans ces deux derniers, les SS assassinèrent presque tous les Juifs de Varsovie en novembre 1943, au cours de l’opération « Fête de la moisson » (Unternehmen Erntefest).

En termes purement militaires, les Juifs n’avaient fait que retarder brièvement la destruction du ghetto et l’extermination de la grande majorité des Juifs. 

Symboliquement en revanche, leur résistance eut une importance immense. Ils avaient combattu en nombre et montré un formidable courage. « Quand ils ont commencé à liquider le ghetto, nous étions obligés de résister. Ce n’était pas un soulèvement, c’était la défense du ghetto. C’est quand les Allemands ont voulu nous liquider qu’ils se sont heurtés à de la résistance, et c’est tout. Qu’est-ce que vous vouliez que je leur dise ? Tuez-moi tout de suite s’il vous plait ? » témoigne Marek Edelman.

Quelle lecture mémorielle de l’Insurrection du ghetto de Varsovie en Pologne aujourd’hui ? 

Il est tout d’abord primordial de ne pas confondre l’Insurrection du Ghetto de Varsovie d’avril/mai 1943 avec l’Insurrection de Varsovie d’aout 1944. Cette confusion ou ce rapprochement entre ces deux soulèvements a fait naître une certaine « compétition mémorielle » dans le pays. Certains polonais considéraient, et certains continuent de considérer, que la véritable Insurrection était celle d’aout 1944 car c’était celle des polonais. 

Le parti Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość ), le PiS, a enclenché depuis son arrivée au pouvoir en 2015 la promotion d’une Histoire officielle par des prises de position, la mise en lumière de symboles, des actions militantes, et même par des initiatives législatives mémorielles. Le Gouvernement au pouvoir souhaite faire de la Pologne une Nation martyre et il ne semble pas y avoir de place pour les nuances historiques ni de place pour une mémoire universelle et pas uniquement polonaise, celle de la Shoah. 

La position du Gouvernement polonais vis-à-vis de la mémoire de l’Holocauste est très ambigüe car elle semble la servir autant qu’elle la dessert, tandis qu’une partie de la société civile polonaise commémore sincèrement l’Histoire de l’Holocauste et celle de l’Insurrection du ghetto de Varsovie.  

Le travail exemplaire du musée POLIN

Le Musée POLIN à Varsovie

Le musée de l’Histoire des Juifs polonais mène un travail exemplaire d’Histoire et de mémoire. Il est construit symboliquement sur l’ancien ghetto juif de Varsovie et a été inauguré le 19 avril 2013 pour le 70eme anniversaire de l’Insurrection. Son nom a une double signifcation en hébreu. Polin (prononcé Poline) veut dire Pologne mais aussi « Tu te reposeras ici ». Ce musée s’ancre donc à la fois dans l’Histoireet l’imaginaire des Juifs ashkénazes mais également dans l’Histoire polonaise car il montre à quel point les Juifs en sont une partie intégrante. 

Cette volonté d’unir les mémoires a été montrée par des personnalités politiques polonaises, par exemple Igor Ostachowicz, auteur de La nuit des Juifs-vivants, ancien conseiller du Premier ministre polonais Donald Tusk, déclarait en 2016 : « Que Varsovie retrouve ses Juifs serait un rêve. J’essaie d’imaginer ce que serait Varsovie si ses Juifs, cette part de nous-mêmes, n’avaient pas été exterminés ».

Cette année, le Musée POLIN lance sa huitième édition de sa campagne socio-éducative de l’Insurrection du Ghetto de Varsovie. Des centaines de volontaires à Varsovie et dans d’autres villes distribuent des jonquilles en papier jaune pour sensibiliser les polonais à l’Insurrection du Ghetto et à son importance.

Les jonquilles sont le symbole du souvenir de l’Insurrection. Après la guerre, Marek Edelman, que nous avons évoqué précédemment, le dernier commandant de l’Organisation Juive de Combat était l’un des rares survivants et chaque année à l’anniversaire du soulèvement, il déposait un bouquet de fleurs jaunes au Monument des héros du ghetto. Les jonquilles en papier, que les gens portent le 19 avril, s’inspirent de cette coutume. 

Marek Edelman, qui était resté en Pologne après la guerre, est décédé en 2009. Aujourd’hui, le Musée POLIN incite à porter « un badge jonquille, pour démontrer que nous sommes tous unis dans la mémoire de ceux qui ont péri dans un combat pour la dignité. ». Le musée réaffirme ici sa volonté d’unir les mémoires. 

Aujourd’hui, 19 avril, la ville de Varsovie fait également retentir des sirènes dans la ville à midi pour honorer les héros de l’Insurrection. Varsovie est déjà immobile en raison du confinement, mais en temps normal, en signe de respect, les habitants de la capitale polonaise cessent leur activité et la ville se fige. 

La politique mémorielle ambigüe du PiS 

De son côté, le gouvernement polonais a inauguré́, le 28 février 2018, le musée du Ghetto de Varsovie. Le Premier ministre Mateusz Morawiecki a déclaré que son gouvernement voulait commémorer ainsi « le geste dramatique des insurgés du Ghetto de Varsovie, qui ont lutté pour leur dignité » Des propos renforcés par lon Piotr Gliński, vice-Premier ministre et ministre de la Culture et du Patrimoine national, qui disait que ce musée devait « parler de l’amour entre deux nations qui ont passé́, en ce lieu, sur la terre polonaise, 800 ans. Ce sera une histoire sur la solidarité́, la fraternité́, aussi sur la vérité́ historique avec tous ses aspects ». 

Cependant, le même mois, en février 2018 toujours, le PiS s’est lancé dans une bataille législative pour faire voter une loi sur l’interdiction d’affirmer que la nation polonaise a participé à l’extermination des Juifs, avant de reculer sur les 3 ans de prisons encourus. Il est prouvé par des historiens que des populations locales, une minorité certes sur l’ensemble du pays, ont participé à l’extermination des Juifs comme le pogrom de Kielce en 1946. Le PiS souhaite réécrire l’Histoire en affirmant que ce pogrom était causé par une puissance étrangère, l’Union Soviétique. 

Cette narration se fait dans un seul but, parvenir à ce que l’essentiel de la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale et de l’après repose sur l’extermination des polonais et non pas seulement sur celle des Juifs. L’affirmation d’une Pologne « Nation Martyre » de la Seconde Guerre mondiale se fait souvent en comparaison avec la mémoire de la Shoah. 

Pourquoi affirmer dans le même mois une amitié mémorielle et fraternelle entre Juifs et Polonais pour ensuite rallumer d’anciennes tensions ? 

Cette Histoire officielle voulue par le PiS doit se comprendre en analysant plusieurs contextes. Le PiS peut adopter des positions parfaitement contradictoires selon les échéances politiques nationales ou l’actualité internationale. Le parti majoritaire pense avoir besoin de l’électorat « nationaliste », « très conservateur », qui réfute toute participation de la Nation polonaise au génocide mais qui frôle aussi avec l’antisémitisme, qui ne supporte pas toute la place accordée à la mémoire de la Shoah. Mais dans le même temps, le PiS peut avoir besoin du soutien des États-Unis ou d’Israël dans ses objectifs géopolitiques et ne peut pas se permettre d’avoir la diaspora juive de ces pays à dos. 

Pour s’attirer les faveurs de l’électorat nationaliste le PiS propose toute une narration historique autour du « Polocauste », en la mettant en concurrence avec la mémoire de la Shoah notamment. Il y a, par exemple, ce souhait de créer un musée de « Polocauste ». Une idée de Marek Kochan, maître de conférences en journalisme et en communication sociale de l’Université de Varsovie. Sa volonté est de « documenter les actions visant l’extermination des Polonais comme Nation » en partant de la partititon de la Pologne par les empires russes, prussien et austro-hongrois au XVIIIe siècle jusqu’au XXe siècle : « Polocauste n’est pas l’Holocauste. C’est quelque chose d’autre qui menace la vie de toute la Nation. Les victimes polonaises ont également le droit de commémoration ».

Kochan explique que « La connaissance sur le degré d’extermination des Polonais, non seulement des Juifs polonais, est très faible dans le monde. L’État d’Israël a réussi à imposer une narration qui réduit des victimes de la guerre aux victimes de l’Holocauste. Aucune mort qui résulte des intentions meurtrières n’est pour- tant meilleure ou pire qu’une autre ». Jarosław Sellin, secrétaire d’État au ministère de la Culture en Pologne et élu du PiS à la SEJM, a soutenu cette initiative: « Je considère que la relation sur le sort des Polonais durant la Seconde Guerre mondiale […] mérite une telle narration et le fait de montrer ce terrible sort au monde » 

Une volonté politique qui est également inscrite dans les programmes éducatifs comme le montre Ewa Tartakowsky dans ses recherches sur L’enseignement de l’Histoire en Pologne depuis 2017. L’actuel programme ne laisse que peu de place aux minorités qu’elles soient « ethniques », « nationales » ou « religieuses ». C’est une vraie rupture avec l’ancien programme qui visait à ce que l’élève « cite les minorités nationales et ethniques vivant en Pologne, et décrive, sur des exemples choisis, leurs cultures et traditions ainsi qu’identifie les lieux de leur habitat en Pologne et dans le monde ». L’ancien programme exigeait également que l’élève sache « caractériser la vie de la population de la Pologne occupée, durant la Seconde Guerre mondiale, dont le sort de la population juive » 

Dans cet objectif de « poloniser » l’Histoire, il n’est donc pas anodin que la population juive disparaisse totalement du programme de 4e et des manuels. On retrouve donc cette volonté du PiS de déjudaïser la mémoire de la Seconde Guerre Mondiale, de l’ethniciser, de faire « du polonais » le martyre de cette guerre mais aussi le héros, en mettant de côté dans les programmes éducatifs notamment les héros de la Résistance juive comme ceux du ghetto de Varsovie. 

Janusz Kurczak, figure emblématique juive du Ghetto de Varsovie, directeur d’un orphelinat d’enfants juifs qui choisit volontairement d’être déporté et assassiné à Treblinka avec les 200 enfants de son établissement, est présenté de cette façon : « Écrivain reconnu, Janusz Korczak fut médecin et mena une action sociale de premier ordre. En 1912, il fonda un orphelinat à Varsovie ».  Aucune mention de sa judéité n’est ainsi faite.

La narration historique et mémorielle de l’Histoire de la Shoah, qui occupe une place centrale dans l’Histoire de la Seconde Guerre Mondiale, rentre donc, pour le PiS, dans une concurrence mémorielle : narration martyrologie polonaise contre narration de l’Holocauste. 

Face à cette dualité idéologique, le PiS essaie donc constamment de désamorcer les soupçons d’antisémitisme par des déclarations et des discours fraternels pour rassurer les Juifs de Pologne et surtout de la diaspora juive internationale dans le but de préserver ses intérêts géopolitiques. Et dans le même temps, le parti Droit et Justice entretient habilement l’ambigüité mémorielle en s’acharnant sur tous ceux qui contestent une Histoire officielle dans laquelle l’antisémitisme est marginalisé et mis de côté et en plaçant l’Histoire officielle et la narration de la martyrologie polonaise au cœur des programmes, dans le but de charmer l’électorat « nationaliste » et « très conservateur » polonais. 

Arthur Kenigsberg

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