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Ce que 1989 peut (et ne peut pas) nous apprendre

Cet article est issu du premier numéro de l’année 2021 du magazine bi-mensuel ‘New Eastern Europe’ nommé « Whither democracy ? And what lies ahead for our region » (Où est la démocratie ? Et ce qui nous attend dans notre région). Ce numéro s’attarde sur la question de l’état actuel et de l’orientation de la démocratie dans la région et dans le monde en général. D’autres articles viennent aussi évoquer l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche et les conséquences possibles pour les pays de la région.

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Cet article a été écrit par Simona Merkinaite, experte associée du Programme « Rethinking Europe » pour ‘Open Lithuania Foundation’. Elle prépare actuellement un Doctorat sur Hannah Arendt à l’Université de Vilnius. La traduction de l’article de l’anglais vers le français a été réalisée par Euro Créative.

Considérée comme le point de rupture de la conformité, l’année 1989 contient des significations multiples et légitimes. C’est la principale conclusion qui peut être tirée des différentes perspectives recueillies tout au long de notre projet (#Rethink1989). En parlant de 1989 de manière significative, en particulier du rôle du citoyen, il est crucial que nous résistions à la tentation de chercher une cause commune aux révolutions.

En 2020, dans le cadre d’un projet de recherche consacré à la compréhension de 1989, nous avons mené une série d’entretiens avec des intellectuels et des universitaires en Allemagne, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie. Nous avons recueilli des témoignages sur ces événements et avons interrogé la génération post-1989 afin de comprendre sa relation avec l’histoire de ces transformations. Cet essai se base sur les résultats de ces discussions, en se concentrant principalement sur le rôle et la signification des actions citoyennes. Le projet est accessible ici: #Rethink1989.

À l’Ouest

« Il s’agissait plutôt d’une idéalisation de l’Occident – en tant que terre de prospérité et de stabilité – que d’une aspiration directe à un autre régime démocratique ».

Dariusz Filar, Professeur à l’Université de Gdańsk.

La tourmente actuelle de nos démocraties provoque des souvenirs quelque peu nostalgiques et idéalistes de 1989. Elle est souvent transformée en une sorte de récit téléologique. De manière générale, 1989 représente une rupture de l’oppression politique et un saut vers la démocratie pour l’ensemble de cette région. De l’autre côté de ce spectre se trouve la signification de 1989 comme la promesse des niveaux de vie occidentaux qui a fait basculer un mouvement de résistance des intellectuels et des dissidents vers un mouvement de manifestations de masse. Ce dernier argument réduit le sens de l’action politique à des motifs économiques et sociaux. Avec une vue plus contemporaine, cela sert d’explication au recul démocratique, car les pratiques démocratiques et l’érosion institutionnelle/constitutionnelle deviennent secondaires par rapport aux besoins économiques/sociaux.

« Prenons l’exemple des intellectuels, pour qui il était important d’être entendus politiquement, de s’engager dans le processus politique. Pour eux la construction de la transition et la transition était liées aux valeurs de la démocratie. Je pense que les groupes environnementaux font également partie de ce groupe, car ils étaient unis dans leur désir d’être entendus politiquement. En général, les travailleurs, les personnes travaillant dans les campagnes, même aujourd’hui, disent qu’ils n’ont pas « manqué » ces libertés intellectuelles, parce que ce n’était pas leur mode de vie au départ. Pour eux, l’accord avec le régime de Kadar [en Hongrie] était important, le sacrifice de la détermination personnelle et des libertés pour l’échange d’assurances et la consistance de prestations sociales minimales ».

Daniel Oross, Expert au Centre d’Excellence de l’Académie hongroise des Sciences.

On peut affirmer que la personne qui a lutté pour les libertés civiles et celle qui voulait un meilleur jean ne sont pas nécessairement deux personnes différentes. Ce qu’elles ont en commun, c’est l’autodétermination, qui se présente sous des formes plurielles et diverses. Ainsi, l’année 1989 peut être considérée comme une résistance à l’intervention sans fin de la politique dans la vie des citoyens, lorsque les gouvernements décident comment on peut se marier, quelles chansons chanter, ou combien de farine ou de sucre on peut recevoir. Sans surprise, les récentes manifestations en Pologne, par exemple, ont de nouveau atteint l’ampleur de 1989, lorsque le parti au pouvoir, Droit et Justice, a tenté de modifier la loi sur l’avortement, soumettant virtuellement une décision personnelle au contrôle total de l’État.

La révolte contre une réalité falsifiée

Dans le monde de l’après-guerre, la création des Nations unies et, plus tard, de la Communauté européenne a été une tentative de réimaginer la politique internationale, fondée sur des principes, des responsabilités et des actions communes. Les révoltes des peuples d’Europe centrale et orientale, de 1956 à 1968 et 1989, représentent les moments de bouleversement des peuples. Mélangée à la tradition politique post-moderne, qui cherchait à saper tout marqueur stable ou définitif de la réalité, l’idée que tout est possible et recréé grâce à l’innovation du langage, des symboles et des rituels a été adoptée. Intellectuellement, on pensait que c’était une voie pour éviter l’effet aveuglant des idéologies qui monopolisent l’idée de vérité et de réalité.

De l’autre côté du rideau de fer, la tradition intellectuelle a pris une direction radicalement différente, unifiée dans un effort pour garder une emprise sur la réalité contre l’assaut sans fin de l’idéologie et les distorsions continues de la réalité. En plus de la critique directe du régime soviétique, les écrivains dissidents ont articulé la solitude de la dissonance, les effets de la contre-vérité sur la vie quotidienne, et ont mis en évidence l’écart entre les expériences vécues et le discours et les rituels officiels.

L’année 1989 symbolise les limites de la tentative de remodeler et de refaire sans cesse la société et de redonner un sens à la prospérité, qui en réalité signifiait l’insuffisance alors que l’absence de choix signifiait la liberté, l’invasion militaire. En 1989, la réalité des expériences vécues l’emportait sur l’idéologie et la fiction.

Vu sous cet angle, l’année 2020 est devenue un point de « répétition de 1989 », à travers une nouvelle vague de révoltes de masse contre les fictions politiques. L’indignation de la population du Bélarus a été déclenchée par les mensonges scandaleux concernant l’élection démocratique libre et les tentatives brutales de cacher la vérité face au régime d’Alyaksandr Lukashenka. Le point commun entre les protestations des travailleurs, des étudiants, des femmes et des retraités est le sentiment partagé d’en avoir assez de vivre une double vie – la vie privée d’isolement, de répression et de pénurie contre la vie publique faite de bonheur, de liberté et de communauté.

« Le fait de rassurer le monde politique par un soutien de masse était la clé de régimes de terreur tels que celui de Staline. Et pourtant, bien qu’ils aient toujours été au centre de la politique, les gens vivaient dans le changement perpétuel, dans une course constante des « ténèbres à la lumière », sans que le fond des choses n’évolue. La même chose se passe maintenant au Bélarus, où le vote, la procédure elle-même, ne bouge pas ou ne change rien ».

Yevhenii Monastyrskyi, Doctorant en histoire soviétique, natif de Luhansk (Ukraine).
Rassemblements citoyens au Bélarus à l’été 2020 – Source: Artem Podrez/Pexels.

Le caractère anti-utopique et anti-idéologique des révolutions

Considérée comme le point de rupture de la conformité à tous les mensonges, l’année 1989 contient des significations multiples et légitimes. C’est la principale conclusion qui peut être tirée de toutes les perspectives différentes recueillies tout au long du projet. En parlant de 1989 de manière significative, en particulier du rôle des actions citoyennes, il est crucial de résister à la tentation de chercher une cause commune aux révolutions. Vu de manière diverse et plurielle, 1989 apparaît comme une révolution anti-idéologique et autolimitée où la résistance à la réalité falsifiée s’est faite sous la forme de l’autodétermination.

En 1978, une décennie après le Printemps de Prague et plus d’une décennie avant la chute de l’empire soviétique, Václav Havel, dans Le pouvoir des impuissants, notait que personne ne croyait aux contes de fées socialistes, mais que c’était plutôt la répétition ennuyeuse du conformisme par des actes banals comme l’accrochage quotidien d’une affiche avec un slogan socialiste dans un magasin qui entretenait l’illusion de l’ordre du régime. Une résistance qui n’est pas idéologique s’est manifestée sous de nombreuses formes d’engagement civil et de désobéissance. L’auto-organisation en une chaîne humaine à travers les trois États baltes, le rassemblement lors de la rébellion d’Imre Nagy à l’occasion de l’anniversaire de son exécution à Budapest, ou la série de rassemblements pacifiques à Prague à l’occasion de l’anniversaire de la mort de Jan Palach, tous ont eu lieu en 1989 ; ce sont des exemples de désobéissance civile non violente et de solidarité.

Les mensonges politiquement organisés ont touché différents groupes : les travailleurs, les scientifiques et les universitaires. Ils ont également touché les gens dans leur vie quotidienne. Par la suite, la résistance a acquis une pluralité de formes : groupes écologistes, syndicats de travailleurs, groupes de défense des droits des femmes, intellectuels, etc. La résistance s’est développée à grande échelle précisément parce qu’elle n’exigeait pas de se conformer à une vision globale de l’avenir et n’avait pas de rationalisation idéologique. L’année 1989 présente un cas de pluralité politique et d’action par rapport au monisme idéologique – elle enracine l’action politique en dehors du consensus idéologique. En tant que telle, elle ne rend pas non plus l’avenir démocratique ou libéral inévitable.

Rassemblements citoyens à Prague en 1989 en soutien de Vaclav Havel – Source: AFP.

« Dans les années 1980 en Pologne, si vous demandiez aux gens pourquoi ils sont engagés dans des mouvements civils – ils ne répondraient pas qu’ils se battent pour la démocratie libérale. Je ne me souviens personnellement d’aucun débat sur la démocratie libérale en tant que modèle… C’était le pluralisme, qui était un remède contre l’idéologie des années 80 et le pouvoir réel des mouvements démocratiques en 80-81 et ensuite en 1989, la croyance intrinsèque dans le pluralisme ; mais il s’avère que ce n’est pas une leçon facile à apprendre. Je dirais que le pluralisme est le défi de notre temps – il est difficile d’imaginer l’Occident sans pluralisme ».

Marek Aleksander Cichocki, Professeur Collège d’Europe (campus de Natolin), Philosophe et Editeur en Chef de Teologia Polityczna.

Ce qui unit 1989 à travers les différents pays, c’est l’effet boule de neige de ces actes de désobéissance civile. La résistance a d’abord pris la forme d’une action authentique et réelle, contre l’irresponsabilité, la toute-puissance et la corruption. Les origines de la désobéissance de masse et de diverses natures ont pris la forme d’une réappropriation de la responsabilité de son propre environnement, qui a suscité l’auto-organisation des écologistes, des travailleurs, des groupes d’agriculteurs par le biais de publications clandestines et la création de comités et de groupes locaux, comme ceux qui aidaient les prisonniers politiques détenus après les grèves ouvrières.

« La solidarité, même pendant la période de la loi martiale, est restée diversifiée. En 1989, Solidarność, le plus grand mouvement social de l’histoire de la Pologne, a pu s’épanouir grâce aux comités de citoyens… C’est le sentiment de présence souveraine de Solidarność sur Wrocław qui a conduit à l’ouverture ultime du passé complexe et multiculturel de la ville. Car lorsque vous vous sentez vraiment chez vous, lorsque vous ressentez le véritable sentiment de propriété, le passé, qu’il s’agisse de votre passé ou du passé du lieu, ne l’emportera jamais pour vous enlever ce sentiment ou cette propriété ».

Rafał Dutkiewicz, ancien Maire de Wrocław et ancien organisateur de rassemblements Solidarność

« La mémoire de la voie balte en 1989 et des événements tragiques du 13 janvier 1991 en Lituanie a changé de manière spectaculaire. Disons qu’il y a 15-20 ans, la Voie balte, qui s’est tenue à l’origine à l’occasion de l’anniversaire du pacte Molotov-Ribbentrop, signifiait un événement de deuil et de perte. Au cours des dix dernières années et jusqu’à ce jour, nous constatons que ces événements se sont transformés en événements positifs, ils font partie intégrante du récit de la liberté et ce changement signifie la capacité accrue d’autodétermination ».

Alvydas Nikžentaitis, Directeur de l’Institut Lituanien d’Histoire et Président des Historiens Nationaux Lituaniens.

Si l’histoire peut difficilement être une professeure incontestable, elle offre néanmoins des enseignements précieux. Aujourd’hui, le moyen de sortir de la désintégration que nous connaissons réside peut-être dans notre volonté et notre capacité à nous recentrer sur des actions politiques au-delà des étiquettes idéologiques et de la division trop simplifiée entre la droite et la gauche. La polarisation idéologique facilite la déshumanisation de « l’autre partie », empêche les sociétés démocratiques de s’engager dans un dialogue significatif, réduisant l’autodétermination à des jugements préformulés.

Enfermés dans les guerres d’idéologies, les citoyens aux convictions fortes sont prêts à ignorer les attaques contre les institutions démocratiques ou l’État de droit, tant que leur programme idéologique progresse dans le processus. En outre, l’histoire de l’action civile et de la désobéissance – de 1989, 2013 en Ukraine ou 2020 au Belarus – suggère qu’il faut se concentrer davantage sur la dynamique entre les expériences personnelles et les visions politiques. Différents mythes visent à changer notre vie quotidienne, mais leurs effets sur nous peuvent devenir un point de résistance.


Euro Créative remercie son partenaire New Eastern Europe pour la possibilité de publier cet article et vous invite à vous abonner à leur revue bi-mensuelle.

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