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Henryk Sienkiewicz, l’âme littéraire d’une nation polonaise assiégée

Article publié initialement sur le site de notre partenaire Kafkadesk et écrit par Louise Ostermann Twardowski.

En Octobre dernier, la nomination d’Olga Tokarczuk comme Prix Nobel de Littérature a placé la littérature polonaise sous les projecteurs – et plus particulièrement ses anciens lauréats. Si la Pologne dispose de nombreux vainqueurs dans cette catégorie, l’un d’eux, de par son aura littéraire, historique et national sort du lot. Il s’agit du premier écrivain polonais à avoir remporté ce prix, en 1905, et l’un des auteurs centre-européen les plus connus de l’histoire, Henryk Sienkiewicz.

Un voyage à travers la Pologne orientale – terre d’accueil de l’enfance de Sienkiewicz

Henryk Sienkiewicz est né à Wola Okrzejska, à l’Est de la Pologne. Aujourd’hui, l’attraction principale du village est bien évidemment la maison d’enfance de l’auteur, dans laquelle un musée Henryk Sienkiewicz a été installé. Pour un musée dédié à l’un des plus importants écrivain de langue polonaise, il est plutôt atypique. En réalité, peu de biens appartenant à Sienkiewicz sont dévoilés. L’exhibition est plutôt diverse et surprenante: on peut enfiler le manteau utilisé par Sienkiewicz durant ses voyages; porter sa valise; essayer des costumes inspirés par ses différentes nouvelles; on peut également trouver différentes traductions de ses livres, du Déluge à Quo Vadis et les lire. Tout cela dans une maison polonaise traditionnelle entourée de son jardin fleuri.

Ce lieu reflète étrangement le caractère de l’homme et tend à regénérer le souvenir de qui il était. Si Sienkiewicz a été récompensé du Prix Nobel de la Littérature au début du XX° siècle, c’est probablement autant pour son style littéraire que pour sa popularité. Populaire car écrivain à succès mais aussi du fait de sa proximité avec le peuple. La proximité et l’affinité qu’il cultivait avec ses compatriotes polonais ont fortement imprégné et influencé son oeuvre littéraire. Chacun de ses livres et de ses nouvelles ont été inspirés par son fervent amour pour son pays – un pays, qui ne l’oublions pas, ne figurait même pas sur les cartes européennes à l’heure où il écrivait.

Les deux chefs-d’oeuvres de Sienkiewicz: Trilogie et Quo Vadis

Les travaux les plus connus de Sienkiewicz sont sa Trilogie et son roman à succès Quo Vadis. Ces deux oeuvres partagent la même vision de la Pologne. Ceci est particulièrement visible dans la Trilogie, puisque qu’elle regroupe trois volumes littéraires dont l’intrigue se déroule dans la Pologne du XVII° siècle. Néanmoins, la Pologne et la souffrance de son peuple sont également exprimés, à travers un style plus métaphorique, dans Quo Vadis.

Quo Vadis narre l’histoire de Marcus Vinicius et de son amour, l’otage barbare Lygia, dans le contexte des persécutions chrétiennes mises en place par l’Empereur Romain Néron. Mais alors quel est le lien entre la Pologne du XIX° siècle (celle que connait à l’époque l’auteur) et le règne de Néron ? Si ces deux périodes ne disposent pas à première vue de connection évidente, Sienkiewicz construisit Quo Vadis tel un reflet des temps qu’il vivait.

Depuis les trois partitions du XVIII° siècle, la Pologne a disparu des cartes. Lorsque Sienkiewicz écrivit son roman, la Pologne était toujours divisée entre la Prusse, l’Autriche-Hongrie et la Russie – Wola Okrzejska, ville native de l’auteur étant localisée dans la partie russe.

Scène du roman Quo Vadis, intitulée « Lygia quitte la maison d’Aulus». Illustration de Domenico Mastroianni.

Une nation sans État

Sienkiewicz sut retranscrire la peine de vivre dans un pays qui n’était pas véritablement le sien. À travers l’histoire de Vinicius et Lygia, c’est l’oppression endurée par les Polonais qui est contée. Qui serait donc Lygia si elle ne représentait pas symboliquement la Pologne et plus largement son peuple ? Persécutée pour sa foi chrétienne, comme les Polonais elle souffre d’une oppression étrangère. De plus, si son vrai nom est Calina, elle est appelée tout au long de ce roman Lygia.

Lygia est un nom fortement symbolique: il vient d’un ancien peuple, les Lugiens. Ce peuple vécut sur les territoires que sont aujourd’hui la Silésie, la Mazovie, ainsi que la Petite et la Grande Pologne. La Grande Pologne est même la ‘voïvodie’ (entité administrative régionale) où se trouve Gniezno, la première capitale de la Pologne. En résumé, les Lugiens ont vécu dans ce qui peut être considéré comme le berceau de la nation polonaise. Lygia symbolise et personnifie donc ce tacite héritage.

The Introduction of Christianity to Poland, A.D. 965. Jan Matejko, 1889.

Des personages fictifs proclamés héros nationaux

Le travail de Sienkiewicz fournit une certaine catharsis pour le peuple polonais. Encore plus que Quo Vadis, la Trilogie pénètre intensément la destinée de la nation polonaise. Composée de trois volumes – Par le fer et par le feu, Le déluge et Messire Wołodyjowski – l’histoire se déroule au temps de la République des Deux Nations au XVII° siècle. Dans le premier volume l’auteur s’intéresse particulièrement à la révolte des Cossacks Ukrainiens menée par Khmelnitsky contre les autorités de la République. Le second se déroule lors de la terrible invasion suédoise appelée « Le Déluge ». Enfin, le dernier volume se focalise sur les rivalités entre la Pologne et l’Empire Ottoman.

La Trilogie a ainsi donné naissance à des personages qui sont devenus des icônes incontournables de la culture polonaise, tels que Jan Skrzetuski, Helena Kurcewiczówna, Zagłoba, Michał Wołodyjowski, Andrzej Kmicic, Aleksandra Billewiczówna, Podbipięta et bien d’autres. L’étendu de leur popularité a parfois atteint des extrêmes comme lorsque les habitants de Zbaraj se sont opposés à la restauration de leur Église locale craignant alors d’endommager la tombe de Podbipięta.

Une lueur d’espoir lors des heures noires de la Pologne

À une époque où l’identité polonaise était ignorée et son peuple persécuté, le travail de Sienkiewicz représentait une lueur d’espoir pour beaucoup de Polonais. À travers le XIX° siècle, les trois pays qui ont démembré la Pologne ont également essayé de détruire la fierté et l’esprit de la nation polonaise. Dans la partie prussienne, une bataille culturelle (Kulturkampf) a été mise en place dans le but d’annihiler toute trace de la culture polonaise. Dans la partie russe, les Polonais se sont révoltés plusieurs fois (sans succès) contre l’occupant, notamment lors de l’Insurrection de Novembre (1830). L’intelligentsia polonaise émigra alors en masse et notamment en France. C’est le cas d’Adam Mickiewicz par exemple. L’auteur Cyprian Norwid écrivit alors Fortepian Szopena (Piano de Chopin) – un testament rendant hommage à l’aspiration de la nation polonaise à la liberté et pour son incarnation d’un peuple incessamment réprimé.

À travers une image inoubliable, Norwid montre comment les troupes russes jetèrent le piano de Chopin par une fenêtre, détruisant par un simple geste le symbole culturel par excellence de la Pologne et le concept même de la nation. Un geste plus symbolique que n’importe quel massacre ou répression physique. C’est précisément ce que Sienkiewicz refusa tout au long de son oeuvre. Ce qu’il voulait, comme il l’écrivit à la fin de sa Trilogie, c’était maintenir vivant l’espoir d’une Pologne forte et indépendante parmi ses compatriotes. Comme il le dit lors de son discours de réception du Prix Nobel de la Littérature à Stockholm (1905): « Cet homage ne m’est pas rendu – le sol polonais est fertile et ne manque pas d’auteurs meilleurs que moi – il est rendu aux succès de la Pologne, à son génie.« 

Polonia, 1863. Jan Matejko, 1864.

Faire vivre l’héritage de Sienkiewicz: pour quel objectif ?

Fidèle à l’héritage de Sienkiewicz, la Pologne moderne a su garder et soutenir ce désir de liberté, à travers sa culture, ses romans et ses oeuvres d’art. Sienkiewicz, aux côtés d’autres artistes reconnus tels que Mickiewicz (avec son célèbre Pan Tadeusz), a créé une imagerie et a façonné la mythologie de son pays. Une grande partie des romans incontournables de la littérature polonaise a été écrite lorsque la Pologne était divisée et dominée par des puissances étrangères.

L’aspiration à l’indépendance, à la force et à la liberté a survécu à des siècles de difficultés et est toujours vivante aujourd’hui parmi le peuple polonais. Mais n’oublions pas un fait crucial: les temps ont changé. L’utilisation d’un ton parfois belliqueux n’est peut-être plus nécessaire et ce type de rhétorique dans le contexte actuel pourrait être facilement superflue voire dangereuse.


Notre partenaire Kafkadesk

Fondé à Prague en 2018, Kafkadesk est un site d’information et d’analyse anglophone sur l’Europe centrale et les pays du groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, Slovaquie et République tchèque), visant à présenter la région dans toute sa richesse et sa diversité et à construire des ponts entre ‘Est’ et ‘Ouest’.

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