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La mer Baltique : enjeux et opportunités pour la Pologne

L’année 2020 marque différents centenaires pour la Pologne, dont celui du « Mariage à la mer » de février 1920. Des cérémonies polonaises et européennes ont eu lieu pour commémorer cet événement hautement symbolique qui se produisit le 10 février 1920, à Puck. Le Général Józef Haller y lança une alliance à la mer, célébrant ainsi le recouvrement de l’accès à cette mer perdu en 1793 lors du second partage de la Pologne. Des célébrations ont été réitérées tout au long du XXe siècle, indiquant ainsi l’importance accordée par la Pologne à la mer Baltique. Historiquement, un accès à la mer est moteur de développement économique et assure une sécurité supplémentaire par rapport à une situation d’enclavement. De nos jours, les espaces maritimes recèlent de nouveaux enjeux et offrent des opportunités cruciales. Cent ans après ce premier mariage à la mer polonais, c’est l’occasion d’analyser le rapport contemporain des autorités polonaises à la mer Baltique.

La mer Baltique, un espace stratégique

La mer Baltique est historiquement un espace stratégique où différentes puissance se côtoient plus ou moins pacifiquement. A la fin de la guerre froide, il y a eu initialement l’ambition d’en faire un espace de coopération intra-européen et, plus tard, entre l’Union européenne et la Russie. Aujourd’hui, elle est encore considérée stratégiquement comme un espace de première importance pour différentes raisons.

Premièrement, il y a la question des ressources énergétiques et notamment de l’énergie éolienne, une ressource exploitable en mer Baltique qui a attiré l’attention des autorités polonaises. En effet, trois projets de champs éoliens en mer (Bałtyk I à III) sont en cours de développement par l’entreprise polonaise Polenergia – en coopération avec la société norvégienne Equinor. En mars 2020, le groupe lituanien Ignitis a pour sa part obtenu un prêt de 60 millions d’euros de la Banque européenne d’investissement afin de financer la construction d’un parc éolien sur la côte polonaise ; sa mise en service est prévue pour le printemps 2021. Toutefois, à l’heure de la crise climatique, l’exploitation d’énergies renouvelables sert également la volonté de diversifier les sources d’approvisionnement.

Ensuite, il y a effectivement la question des infrastructures énergétiques. Il convient de rappeler que la Pologne a longtemps été fortement dépendante de la Russie pour son approvisionnement en gaz. Par exemple, en 2016, la société nationale polonaise PGNiG (Polskie Górnictwo Naftowe i Gazownictwo) était la première acheteuse du géant russe Gazprom, devant Engie et Uniper. Cette année-là, les importations polonaises en gaz comptaient 89% de gaz russe. Or, comme nous le savons, les relations entre les deux pays sont tendues depuis de nombreuses années. La Russie est perçue comme un partenaire commercial peu fiable et imprévisible : les crises russo-ukrainiennes du gaz de l’hiver 2005-2006 et de janvier 2009 et leur impact sur l’approvisionnement gazier de l’Europe centrale ont marqué les esprits. Par ailleurs, les autorités polonaises estiment que les prix de Gazprom sont injustement plus élevés pour la Pologne que pour d’autres pays européens. Cette défiance polonaise s’est évidemment renforcée suite aux évènements en Ukraine. Ainsi, la diversification des sources d’approvisionnement énergétique apparaît comme une nécessité. Par ailleurs, elle est aussi un objectif fixé par Bruxelles pour les Etats membres de l’UE. Alors que les contrats polonais avec Gazprom prendront fin en 2022, les opportunités alternatives se multiplient, favorisant la mer Baltique comme un espace stratégique majeur et renforçant les tensions en son sein.

Consommation totale de gaz en Pologne de 1990 à 2019, en bcm (billion cubic meters ; milliards de mètres cubes, mmc).
Source : données relatives à la Pologne de Enerdata, sur https://yearbook.enerdata.net/natural-gas/gas-consumption-data.html .
Importation de gaz russe en Pologne de 1990 à 2019, en bcm (billion cubic meters ; milliards de mètres cubes, mmc).
Source : The Oxford Institute for Energy Studies, graphique 7 sur https://www.oxfordenergy.org/wpcms/wp-content/uploads/2020/06/Russian-Poland-gas-relationship-risks-and-uncertainties-Insight-70.pdf .

Enfin, la question sécuritaire est évidemment omniprésente autour de la Baltique du fait de la présence de l’enclave militarisée de Kaliningrad – fenêtre stratégique de la Russie sur la Baltique – aux frontières de la Lituanie et de la Pologne. Ce territoire incarne dans l’esprit des autorités polonaises la continuité de la menace russe sur le plan militaire.

Dès son intégration à l’URSS en 1946, Kaliningrad, l’ancienne Koenigsberg prussienne, est considérée comme un avant-poste stratégique et le Quartier Général de la Flotte de la Baltique y est rapidement installé. Il y est toujours présent et la flotte russe continue de patrouiller dans la Baltique (notamment via des missions de surveillance de ses infrastructures gazières). Pendant la guerre froide, sa raison d’être au sein de l’URSS est purement militaire. Aujourd’hui, même si les effectifs militaires sont dix fois moindres qu’en 1991 (entre 15 000 et 25 000, les estimations étant difficiles à réaliser), l’inquiétude règne autour de la militarisation du territoire : des missiles Iskander y ont été installés en octobre 2016 aux côtés d’une batterie de missiles dont la portée couvre une zone comprenant tout ou partie de la Pologne.

« Aujourd’hui la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les Etats baltes et, plus tard, ce sera peut-être le tour de mon pays, la Pologne. »

Lech Kaczyński

Ces caractéristiques renforcent ainsi la perception de menace dans un climat politique déjà tendu avec le voisin russe. Rappelons-nous des mots – que certains qualifient de prophétiques – de l’ancien Président Lech Kaczyński prononcés à Tbilissi en 2008 au lendemain de l’invasion russe en Ossétie du Sud : « Aujourd’hui la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les Etats baltes et, plus tard, ce sera peut-être le tour de mon pays, la Pologne ». A l’instar des pays riverains de la mer Baltique, il y a en Pologne un sentiment de vulnérabilité face à l’enclave. Une peur renforcée par l’existence de la trouée de Suwałki, corridor d’une centaine de kilomètres à la frontière polono-lituanienne qui est le seul lien terrestre qu’ont les Etats baltes avec leurs alliés européens et otaniens.

La diplomatie polonaise à l’œuvre dans la région de la mer Baltique

Les liens établis par la Pologne avec les pays de la mer Baltique ont une composante sécuritaire forte, que cela concerne la coopération énergétique ou militaire.

Cela s’explique évidemment en partie par des considérations historiques et géographiques mais aussi par la proximité de leur réflexion stratégique, notamment en terme de coopération militaire. Fin 2019, le Ministère de la Défense polonais publiait sur son site Internet l’article « Together with the Baltic States, we care about security in the region ». Si le format à 4 est le plus visible, avec des réunions de haut niveau régulières ces dernières années, les autorités polonaises travaillent aussi bilatéralement avec les pays baltes. L’armée polonaise participe d’ailleurs à des exercices militaires avec leurs armées. Sous impulsion polonaise, l’idée d’une brigade tripartite Pologne-Lituanie-Ukraine a vu le jour en 2009 avant de se concrétiser dans les années 2010, avec l’installation du quartier général de la brigade LITPOLUKRBRIG à Szczecin en 2014. Cependant, la coopération bilatérale de la Pologne en région Baltique ne s’arrête pas aux Etats baltes : en mai 2011, le ministre des Affaires étrangères polonais a signé une déclaration de coopération politique dans des domaines d’importance stratégique avec la Suède. Cette déclaration se veut être un point de départ pour une « coopération approfondie en terme de politique étrangère, de sécurité et de défense ».

Outre l’aspect militaire, la diplomatie polonaise focalise également son action sur les questions énergétiques. En effet, la Pologne participe au Plan d’interconnexion des marchés énergétiques de la région de la Baltique (PIMERB) qui vise à désynchroniser les Etats baltes des réseaux électriques russe et bélarusse, configuration héritée de la période soviétique, pour les connecter aux réseaux européens. Ce projet, incluant les 8 Etats européens de la Baltique, est né en 2009 à l’initiative de la Commission européenne. Ainsi, les actions polonaises dans la zone s’inscrivent également dans des formats régionaux initiés par Bruxelles. Il en va de même avec la Stratégie de l’Union européenne pour la région de la mer Baltique (EUSBSR) dont la Pologne coordonne 3 des 17 thématiques de travail (la culture, l’innovation et la lutte contre les nutriments favorisant l’eutrophisation de la mer Baltique).

Quant aux modalités d’action diplomatique, au-delà de ces initiatives européennes, le multilatéralisme régional est un axe important de la diplomatie polonaise dans la région de la Baltique. En effet, la Pologne est membre de différentes organisations multilatérales dont le Conseil des Etats de la mer Baltique et Helcom, pour ne citer que les plus visibles. Avec ces différents formats de coopération, les autorités polonaises montrent leur volonté de ne pas être absentes de la scène régionale ni de ses instances de décision. En juin 2019, la Pologne a accueilli à Gdańsk le forum annuel de la Stratégie de l’Union européenne pour la région de la mer Baltique, à l’occasion de ses dix ans. En juin 2020, le diplomate polonais Grzegorz Poznański est nommé Secrétaire général du Conseil des Etats de la mer Baltique.

La Pologne est donc fortement présente, diplomatiquement parlant, dans la région de la mer Baltique qui constitue elle-même un point de départ du dynamisme et du volontarisme polonais. Si la coopération, bilatérale comme multilatérale, est efficace, des divergences peuvent néanmoins survenir.

Concurrences et tensions autour de la question énergétique

Dans l’optique de diversifier ses sources d’approvisionnement, la Pologne a mis en place deux projets bilatéraux majeurs, prévus pour être mis en service en 2022. D’une part, le gazoduc Gas Interconnection Poland-Lithuania (GIPL). D’autre part, le projet Northern Gate pour acheminer du gaz norvégien via le Danemark. De surcroît, la Pologne s’est également tournée vers le gaz naturel liquéfié : en 2016, un important terminal de GNL a été inauguré à Świnoujście (important du gaz qatari, norvégien et américain) tandis qu’un projet de terminal de GNL à Gdańsk est en cours d’étude. La Pologne n’est pas le seul pays de la région Baltique à chercher à importer du GNL : la Lituanie et la Finlande se sont également dotées de terminaux. Or, ces quêtes nationales de GNL créent des concurrences entre pays riverains de la mer Baltique. La multiplication des terminaux aux abords de la mer Baltique éloigne ces pays d’un potentiel projet unique, plus économique et, surtout, à dimension régionale. Cette incapacité à mettre en place des projets régionaux est un problème stratégique majeur.En guise d’illustration, nous pouvons évoquer l’idée lituanienne du début des années 2010 de construire une centrale nucléaire pouvant fournir de l’électricité aux Etats baltes et à la Pologne. Les autorités polonaises, souhaitant que leur place dans ce projet soit plus importante que celle des « petits » voisins baltes, se retirèrent du projet en 2011.

Évoquer les concurrences stratégiques au sein de l’espace de la Baltique nous conduit évidemment à aborder l’épineuse question des infrastructures Nord Stream. Les gazoducs Nord Stream et Nord Stream II, entre la Russie et l’Allemagne, sont évidemment source de tensions dans la région. Dès l’annonce du projet en 2005, la Pologne et les Etats baltes y étaient fortement opposés : ces infrastructures les contournent, les isolent, marginalisent leur partenaire ukrainien, renforcent la part du gaz russe en Europe et mobilisent la flotte russe pour leur surveillance. Les autres pays riverains, la Suède et le Danemark notamment, se sont également prononcés contre ces installations. Alors que l’Allemagne s’est retrouvée dans une position minoritaire parmi les Etats européens de la région Batique, le projet a tout de même abouti. En Europe, les autorités polonaises sont parmi les plus actives à l’encontre de la construction de Nord Stream II.

Tracé des gazoducs Nord Stream.
Source : BBC, sur https://www.bbc.com/news/world-europe-50247793 .

Face aux rivalités internationales en Europe centre-orientale, une présence et une influence polonaises accrues en perspective

Outre le facteur historique – décisif pour comprendre la perception de la Russie comme une menace – les inquiétudes se sont renforcées dramatiquement à partir de 2008 et la guerre en Géorgie. Au-delà de l’installation des missiles Iskander à Kaliningrad, d’autres éléments soutiennent cette perception, tels que les cyberattaques russes sur l’Estonie en 2007, la présence d’un sous-marin russe dans la baie de Stockholm en 2014, les installations Nord Stream et leurs possibilités d’espionnage ou encore les exercices militaires Zapad (« Ouest ») conduits conjointement par la Russie et le Bélarus tous les quatre ans aux abords de leurs frontières occidentales. De ce contexte résulte assez logiquement une détérioration des relations polono-russes depuis plusieurs années qui s’inscrit dans une tendance toutefois plus globale, celle d’une rivalité Occident-Russie.

Ainsi, les Etats-Unis jouent un rôle diplomatique et stratégique de plus en plus important dans la région. C’est dans cette lignée que s’inscrit l’intérêt américain pour l’Initiative des Trois Mers dont les principaux axes sont l’énergie – notamment la réduction de la dépendance énergétique à la Russie – et les transports. En février 2020, lors de la Conférence sur la sécurité de Munich, Mike Pompeo, Secrétaire d’Etat américain, a d’ailleurs annoncé l’allocation d’un milliard de dollars aux pays participant à cette Initiative des Trois Mers. Si ce projet polono-croate attire tant l’attention de l’administration américaine, c’est aussi car il permet de contrer l’influence chinoise qui accompagne le plus vaste projet d’infrastructures des Nouvelles Routes de la Soie. Alors que l’initiative chinoise est vivement critiquée pour les dettes qu’elle implique envers la Chine, le format Nord-Sud de l’Initiative des trois mers s’oppose à l’axe Est-Ouest des infrastructures chinoises.

Pays membres de l’Initiative des Trois Mers.
Source : Baltic Security Foundation, sur https://balticsecurity.eu/three_seas_initiative/ .

La Pologne est elle-même co-initiatrice avec la Croatie de ce projet qui a vu le jour en 2016. Il s’agit d’un forum comprenant 12 pays situés dans l’isthme mer Baltique – mer Noire et sur la côte de la mer Adriatique. C’est un projet de développement de l’Europe centre-orientale, sur un axe Nord-Sud, touchant donc à l’énergie et aux transports. Ici, la Pologne se place en véritable leader européen agissant pour l’émergence d’un nouveau centre dynamique dans une zone trop souvent perçue comme marginale au sein de l’Union européenne. Par son double objectif, elle s’attire l’intérêt des Etats-Unis dont les investissements joueront sans doute sur la pérennité de ce projet qui contribue activement au rôle de la Pologne en Europe centre-orientale et donc plus largement au sein de l’UE.

Ces évènements et la visibilité de la Pologne sur la scène diplomatique dans la région de la mer Baltique montrent que les autorités polonaises veulent se placer comme l’acteur incontournable de cette zone stratégique. Déjà cheffe de file du V4, la Pologne cherche à élargir son aire d’influence en Europe Centrale et Orientale, une aire d’influence qui n’est pas sans rappeler les frontières de l’ancienne République des Deux Nations ou les idées du Maréchal Pilsudski pendant l’entre-deux-guerres. La mise en place du Triangle de Lublin en juillet 2020 avec la Lituanie et l’Ukraine ne fait que renforcer ce sentiment. Il semble que cette zone entre la Baltique et la mer Noire soit d’une importance cruciale pour la Pologne, à la fois pour la défense de ses intérêts nationaux et pour le renforcement de son statut et de son rôle au sein de l’Union européenne et de la communauté euro-atlantique. Néanmoins, malgré une activité diplomatique notable, le rôle de la Pologne demeure assez restreint dans les arcanes bruxelloises. En cause notamment, la perception négative des développements internes en Pologne – dont la détérioration de l’état de droit et, plus largement, de la démocratie – qui prend le pas sur toute autre considération.



Juliana Barazer

Binationale et après plusieurs séjours en Amérique latine, Juliana Barazer a commencé des études en Langue et Administration Publique. Elle est aujourd’hui étudiante en Master de Relations Internationales à l’Inalco (Langues O’). C’est là qu’est née sa passion pour les Etats baltes qui l’a menée jusqu’en Estonie, où elle a réalisé un stage en diplomatie culturelle à l’Ambassade de France à Tallinn. Cet engouement l’a ensuite conduite, à travers des lectures, conférences et rencontres, à s’intéresser à l’ensemble des pays d’Europe Centrale et Orientale. Au sein de son Master, elle a choisi le parcours de spécialisation sur cette aire géographique, riche et diverse.

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