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Monténégro: pour le meilleur ou pour le pire

En raison de la pandémie de Covid-19, nombre d’élections internationales furent reportées, y compris dans la région. On se souvient des exemples serbe ou macédonien. Cependant, certains gouvernements ont jugé la situation suffisamment sous contrôle pour les maintenir à la date prévue. C’est le cas du Monténégro où se sont jouées des élections historiques le 30 août dernier.

Depuis plusieurs décennies, le Monténégro est politiquement dominé par un homme : Milo Đukanović, ancien Président de la Ligue des Communistes de Yougoslavie au Monténégro. Après la dissolution de la Yougoslavie, ce dernier est devenu président du Monténégro, puis Premier ministre, puis à nouveau Président. Lui et son Parti Démocratique Socialiste (DPS) ont gardé le pouvoir avec le changement occasionnel de ses rôles jusqu’en 2020. Ce long règne est passé largement inaperçu dans les arènes médiatiques européennes. Alors que les manifestations au Bélarus sont considérées comme des manifestations visant à renverser le dernier dictateur européen, Đukanović ne reçoit pas le même ni le même traitement ni la même couverture. Certes, Đukanović est perçu et se vend comme pro-UE. Le régime est également beaucoup moins violent en matière de répression et maintient en façade les engagements officiels envers l’UE. Cependant, le pouvoir concentré entre les mains d’un seul homme et de son parti pendant 30 ans ne devrait pas passer inaperçu.

Đukanović n’est pourtant pas un inconnu, en 2010, il a fait partie de la liste indépendante des 20 leaders mondiaux les plus riches. En 2015, le collectif indépendant OCCRP le désigne comme la personne de l’année pour son travail de promotion du crime, de la corruption et de la société incivile. Ce « succès » explique ainsi en partie les manifestations anti gouvernementales qui ont éclaté en 2019. Effectivement, une partie de la société a appelé à résister à la corruption et à répondre aux allégations de fraude électorale de 2016 et 2018 tandis que dans le même temps une partie de la société s’opposait également à la loi sur la religion nouvellement adoptée.

Selon la nouvelle loi religieuse, la propriété des bâtiments et des domaines de l’Église orthodoxe serbe du Monténégro devait être transférée de jure à l’État monténégrin. Ces manifestations ont reçu un large soutien de la Serbie et avaient pour slogan “Nous ne donnons pas de sanctuaires ! » À l’époque, Đukanović a affirmé que le raisonnement derrière la loi était de rompre avec les anciennes méthodes de gouvernance et le nationalisme serbe. Il a opposé deux futurs pour les Balkans, l’un démocratique, mené par sa propre personne, et l’autre en proie au nationalisme, soutenu par l’opposition. Cependant, cela a soulevé quelques interrogations, car beaucoup pensaient qu’il s’agissait simplement d’une tentative pour gagner en popularité en période électorale. L’interférence serbe est souvent utilisée par le DPS pour attiser la peur parmi l’électorat. Cependant, la plupart des analystes ne considèrent pas la peur du DPS comme sincère et, finalement cette tactique semble s’être finalement retournée contre lui.

À l’approche des élections, une coalition hétéroclyte s’est formée pour évincer le DPS. Celle-ci s’appelle « L’avenir du Monténégro » (Za Budućnost Crne Gore) et rassemble à la fois des membres du Parti radical d’extrême droite ainsi que de l’ancien Parti communiste yougoslave d’extrême gauche. La coalition est dirigée par Zdravko Krivokapić, Professeur d’université et l’un des principaux intellectuels soutenant l’Église orthodoxe serbe au Monténégro. Les manifestations n’étaient cependant pas réellement orientées vers la société civile mais davantage alimentées par un sentiment nationaliste. D’autres manifestants ont aussi fait entendre leur voix ces derniers mois dans le pays, ceux qui souhaitent améliorer l’état de droit, ont également formé leur coalition pour évincer le DPS. Cette coalition s’appelle « La paix est notre nation » (Mir je naša nacija) et forme un bloc pro-européen modéré.

À l’issue des élections, le parti au pouvoir est arrivé en tête en remportant 30 sièges au Parlement tandis que la Coalition pour l’avenir en a remporté 27 sur 81. Les deux forces politiques ne pouvaient donc pas former une majorité parlementaire à elles seules. « La paix est notre nation » a remporté de son côté 10 sièges. Les projecteurs se sont alors tournés vers le jeune Dritan Abazović, le president de l’URA (Mouvement Civique Action Réforme Unie ou Građanski Pokret Ujedinjena reformska akcija), un parti vert libéral, pour la formation d’une majorité. Abazović a mené une campagne anti-corruption et a remporté 4 sièges. Il était maintenant dans une situation très difficile. Une tâche peu aisée compte tenu de la situation à la suite des résultats.

Résultats finaux – Source: Wikipédia.

Ces résultats ont conduit à de fortes tensions à travers le Monténégro. En quelques heures, les réseaux sociaux étaient saturés tandis que certains soutiens du deuxième plus grand parti scandaient des slogans nationalistes et célébraient leur victoire en agitant le drapeau serbe. Le lendemain, à Pljevlja, plusieurs magasins appartenant à des Bosniaques ont été vandalisés, et deux anciens membres du parti bosniaque auraient été attaqués par des hommes en chemise arborant le slogan « Nous ne donnons pas de sanctuaires ». L’opposition a nié toute implication et s’est réunie autour d’une mosquée portant le slogan soulignant qu’elle protégerait également les saintes islamiques.

Bientôt, plusieurs autres objets ont été vandalisés. Les bureaux de la communauté islamique ont été détruits et un message a été laissé « L’oiseau noir a été enlevé, Pljevlja sera Srebrenica« . Un autre magasin a été étiqueté avec « Srebrenica » et le symbole nationaliste serbe des quatre « C ». Le village d’Odžak a été marqué avec le slogan « Turcs, bougez ». Notons qu’au Monténégro, les Bosniaques sont le troisième plus grand groupe ethnique de la petite nation adriatique de 622 000 habitants après les Monténégrins et les Serbes.

Ces événements ont mis la pression sur Abazović et sa responsabilité de former ou non une coalition. En effet, Abazović est issu d’une famille albanaise originaire d’Ulcinj et a obtenu son doctorat à Sarajevo. Dans une interview pour N1, il a déclaré:

Nous avons vaincu les personnes qui ont commis le génocide à Srebrenica. Ce que vous ou le public n’accepterez pas, c’est une autre affaire. Ceux qui ont finalement été vaincus étaient des acteurs politiques. Milo Đukanović était Premier ministre à l’époque, et je n’ai jamais entendu dire qu’il avait dit qu’il devait démissionner à cause de ce qui se passait en Bosnie-Herzégovine. Ni les Monténégrins, ni les Serbes, ni les Bosniaques, ni les Albanais n’ont fait cela à Pljevlja – mais des criminels. Ne généralisez pas les peuples !

Dritan Abazović

Le 9 septembre, il a décidé de rejoindre une coalition afin de former une majorité parlementaire avec « La paix est notre nation » et « L’avenir du Monténégro ».

Le contenu de l’accord parait encourageant sur le papier et stipule les points suivants:

  • plein engagement à adhérer à l’UE.
  • pas de retrait de l’OTAN ou de retrait de la reconnaissance du Kosovo.
  • aucune modification ne sera apportée à l’hymne, au drapeau ou aux armoiries.
  • assurance d’une lutte sans compromis contre la corruption.

Beaucoup ont salué le renversement de la majorité du DPS au Parlement, mais certains se sont déclarés profondément préoccupés par les violences post-électorales. Đukanović perçoit de son côté tout cela comme un échec temporaire car, il occupe toujours la Présidence et il y restera encore deux ans. À l’heure actuelle, la situation ressemble aux élections parlementaires de 2000 en Serbie qui ont été considérées comme une victoire démocratique de l’opposition sur le gouvernement Milošević et son Parti socialiste. En effet, cela a entraîné une période de démocratisation accrue, mais il a fallu quelques coalitions étranges pour y arriver. Cependant, cela ne perdura pas sur le long-terme et conduisit finalement à un déclin démocratique régulier dans les années 2010 après l’arrivée au pouvoir de Vučić et de son parti SNS (Srpska Napredna Stranka ou Parti Progressiste Serbe). Les électeurs déçus par la lenteur perçue des progrès des réformes démocratiques qui ont été bloquées par ces étranges coalitions ont voté pour un ancien membre du cabinet Milošević en charge des campagnes de désinformation de 1999. Vantant un programme politique réformiste et progressiste, il n’a conduit qu’à une érosion flagrante des institutions démocratiques et la Serbie est maintenant désormais considérée comme un « régime hybride » selon Freedom House.

En conclusion, il existe donc actuellement deux scénarios pour le Monténégro. D’une part, ce pays pourrait être le pionnier d’un nouveau modèle de pluralisme politique où les nationalistes joueraient un rôle positif. Si l’accord signé est respecté par les diverses forces politiques, on devrait effectivement assisté au démantèlement du régime Đukanović (en termes de corruption notamment) et au développement de politiques conformes aux demandes de l’UE concernant l’élargissement. Dans le cas contraire, le Monténégro pourrait s’enfermer dans des débats sans fin desquels pourrait émerger un nouveau personnage autoritaire semblable à Đukanović. Sans d’ailleurs exclure un possible retour de Đukanović qui ne voit pas ce faux pas électoral comme une défaite finale car son Parti a encore remporté le plus de voix. Pour l’instant, il ne semble pas profondément ébranlé par les développements et est apparu positivement en acceptant officiellement sa défaite. Nous ne savons pas où le Monténégro se dirige et la situation doit évidemment être attentivement surveillée, mais après plus de 30 ans de Đukanović, il parait impossible de ne pas donner sa chance à la nouvelle coalition.


Les propos de l’auteure sont personnels et ne peuvent en aucun cas engager la responsabilité juridique de l’association Euro Créative.

Ana Jovanović

Ana est étudiante en Master à l’Université de Bologne où elle se concentre sur l’Europe de l’Est. Elle est titulaire d’un Baccalauréat en langue et littérature françaises de l’Université de Sarajevo. Au cours de ses études de licence, elle a participé à de nombreux programmes de réconciliation régionale dans les Balkans. Pendant ce temps, elle a également effectué un stage à la Mission de l’OSCE en Bosnie-Herzégovine et au Minority Rights Group International. Enfin, elle est devenue John Lewis Fellow aux États-Unis. Ana s’intéresse au discours médiatique, à la manière dont le monde numérique se transforme en physique mais aussi à la problématique des régimes hybrides et au processus de démocratisation.

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