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Un petit pays aux grandes ambitions : la stratégie d’influence slovène

Par Guirec JOUBERT

En 1991, la Slovénie a fait face à une triple transition, à savoir une transition économique, politique, et géographique. D’une province intégrée à une Fédération, le pays devenait une entité pleine et entière, avec une place à se faire sur les scènes européennes et internationales. Le défi slovène était donc d’exister en tant qu’entité unique, avec une identité et une stratégie individuelle. La Slovénie a utilisé son positionnement géographique pour se trouver un rôle à jouer et une place vacante, afin de devenir l’intermédiaire privilégié des relations entre l’Union Européenne et les Balkans. Ce positionnement stratégique n’est pas uniquement une opportunité géographique, mais aussi le résultat presque logique de l’histoire du pays. La Slovénie se voit comme une nation bercée tant par les Alpes que par la Méditerranée, et son histoire avec l’Empire Austro-Hongrois lie son destin à celui de l’Europe Centrale. Pour autant, « l’expérience yougoslave » unit Ljubljana avec les Balkans, et le pays devient de fait un trait d’union tant d’un point de vue géographique que culturel.

Source: Google Maps.

Une stratégie d’influence d’abord dictée par des intérêts économiques et commerciaux

Il est certain que les poids démographiques (environ 2 millions d’habitants), économiques (22ème PIB de l’UE), et diplomatiques du pays du Mont Triglav sont limités. Cependant, Ljubljana a trouvé une niche géopolitique et diplomatique pour laquelle son histoire peut jouer en sa faveur. Cette logique historique s’accompagne d’une nécessité économique. En effet, avant 1991, l’économie slovène était très dépendante des débouchés dans les autres provinces yougoslaves, et l’industrie du pays répondait à la demande des pays voisins. Après 1991, Ljubljana a perdu pendant quelques années son accès privilégié à ces marchés, sans que l’orientation vers l’Union Européenne ne comble cette perte dans l’immédiat. Dans le détail, en 1990 la Slovénie exportait pour 6,7 milliards de dollar vers les pays des Balkans, alors qu’en 1992, ces exportations ne représentaient plus que 1,5 milliards de dollar en 1992. Dans le même temps, les exportations vers les pays de l’Union Européenne sont passées de 4,1 milliards de dollar en 1990, à 5,2 milliards en 1992, l’augmentation était donc trop faible pour compenser la perte des autres marchés.

Ainsi, l’économie slovène devait pouvoir vendre sur les marchés européens mais aussi continuer à vendre dans les Balkans, où la concurrence était moindre et les entreprises slovènes déjà bien implantées. Cette position de trait d’union entre l’Union et les Balkans résulte donc d’un double paradigme : une orientation naturelle doublée d’une nécessité économique. Cette mise en contexte est importante pour comprendre la stratégie d’influence slovène qui est donc née d’un héritage historique et d’un besoin commercial.

Cette stratégie est très clairement ce qui guide la politique étrangère de la Slovénie qui se tourne dès 1991 vers l’intégration à l’Union Européenne et l’accompagnement des Balkans vers un développement soutenable. Le gouvernement slovène est très clair quant aux intérêts du pays dans la région, puisqu’il indique « La coopération, l’assistance et le développement pour les Balkans de l’Ouest est une des priorités centrales de la politique étrangère slovène. L’objectif, à terme, des activités de la Slovénie dans la région, est d’y créer un environnement favorable afin que Ljubljana puisse y développer ses intérêts nationaux, pour lesquels la sécurité, la stabilité, et le développement sont considérés comme essentiels, tout particulièrement économiquement. 

L’Union Européenne, un tremplin continental pour des ambitions régionales

A présent que les origines de la proactivité slovène sur le sujet des Balkans ont été explicitées, il convient d’expliquer comment cela se traduit en stratégie d’influence continentale. L’intégration – réussie – de la Slovénie à l’Union Européenne en 2004 a permis aux ambitions slovènes de devenir audibles, respectées, et prises en compte. En devant un État membre de l’UE en 2004, Ljubljana a pu influencer les agendas européens, et a pu se faire des alliés sur le thème de l’assistance au développement des Balkans, notamment auprès des pays ayant bénéficié de l’élargissement de 2004.. Un des alliés de poids pour la Slovénie étant la Pologne, puisqu’il est essentiel pour Varsovie de protéger les Balkans de l’influence de Moscou. Ainsi, pour convaincre l’Union Européenne de suivre les positions slovènes sur le dossier, Ljubljana met en avant son passé, sa triple transition réussie, et son intégration modèle à l’Union Européenne. Cette stabilité tranche avec l’histoire tumultueuse de la région, et donne à la Slovénie une légitimité convaincante. De fait, comment Paris, Berlin, ou Bruxelles pourraient prétendre mieux connaitre le dossier que Ljubljana ?

Dès 2008, la Slovénie obtient la Présidence du Conseil de l’Union Européenne. Ljubljana a alors présenté, conjointement avec l’Allemagne et le Portugal, un programme pour les Affaires Générales et les relations extérieures, dont l’un des objectifs était de travailler sur l’élargissement et la politique de voisinage de l’UE, et notamment pour les Balkans avec un focus précis sur la situation au Kosovo. Ainsi, de manière très concrète, c’est de cette manière que la Slovénie travaille sa stratégie d’influence, en imposant le thème des Balkans lors de sessions de travail à l’échelle européenne. A l’issue de la présidence slovène, les succès ont été multiples avec notamment le début du dialogue sur la libéralisation des visas avec les pays des Balkans Occidentaux et un mandat pour la remise d’un projet d’accord sur les transports auprès de la Commission Européenne. En outre, la mise en place d’un fond d’investissement pour cette région a été discutée, tout comme un renforcement de la coopération en matière de protection civile. C’est également sous l’impulsion de la Présidence slovène que quatre nouveaux chapitres avaient été ouverts dans le dossier de l’adhésion de la Croatie à l’UE.

Un deuxième exemple concret de la façon dont la Slovénie façonne sa stratégie d’influence est la mise en place d’outils d’influence. Ainsi, en 2006, le think tank Center For European Perspective (CEP) est créé à Ljubljana. Le CEP est une initiative du Ministère des Affaires Etrangères slovène, visant à développer la perspective européenne pour les pays désireux d’adhérer à l’Union. Ainsi, par des groupes de travail, des conférences, des séminaires ou encore des visites d’études, le CEP travaille et partage ses bonnes pratiques sur les thèmes de la démocratie, la sécurité, et la jeunesse. L’un de ses grands succès étant alors  le Bled Strategic Forum organisé en partenariat avec le Ministère des Affaires Etrangères slovène, qui se tient une fois par an à Bled. Le but est de rassembler des preneurs de décisions de plusieurs secteurs d’activité afin de stimuler le débat sur les challenges actuels en matière de politique, de sécurité, et de développement. A l’issue de ces débats, des pistes de réflexion sont avancées afin de proposer des solutions aux enjeux étudiés.

Enfin, la Slovénie se pose également comme un trait d’union entre les Balkans de l’Ouest et l’Union Européenne en œuvrant sur la question des transports, afin de rapprocher les deux entités. A ce titre, l’initiative la plus remarquable est incontestablement l’Initiatives des Trois Mers, lancée en 2016 sous l’impulsion de la Slovénie (en coopération avec la Pologne). Ce projet a pour ambition de renforcer les échanges économiques et commerciaux entre les territoires de la Mer Baltique, la mer Adriatique, et la Mer Noire. Pour ce faire, 12 pays d’Europe Centrale coopèrent économiquement, mais également dans les domaines énergétiques et de défense. De plus, au sein de la Commission Juncker, Violeta Bulc – la Commissaire slovène au transport – a travaillé à mieux connecter les Balkans de l’Ouest à l’Union, notamment à travers la création de Transport Community. Il s’agit d’une initiative de la Commission Européenne dont l’objectif est de transposer les régulations européennes à la région des Balkans Occidentaux, pour les transports ferroviaires, maritimes, routiers, et aériens. Grace à cette harmonisation des règles, les échanges et la mobilité devraient être facilités, et les infrastructures locales améliorées.

Ces exemples illustrent la manière dont Ljubljana expose sa spécialisation politique sur la scène européenne. Les autres États membres n’ont alors pas d’autres choix que de se positionner sur le sujet, d’en débattre, et donc de faire progresser les relations entre l’Union et les Balkans. Il est essentiel de comprendre que la stratégie slovène fonctionne bien car elle répond à des besoins, telle une technique marketing bien pensée. En effet, comme il a été expliqué précédemment la spécialisation politique de la Slovénie sert évidemment les intérêts nationaux du pays.  Cependant, ceux-ci convergent avec les intérêts de l’Union Européenne, et des Balkans. L’UE se doit ainsi de discuter de l’adhésion de ces pays, puisqu’elle a éminemment besoin de s’en rapprocher afin d’éviter les ingérences étrangères (en majorité russes, turques, et chinoises), qui menacent l’équilibre social et économique déjà fragile de la région. De l’autre côté, bien que la lassitude semble gagner une frange non négligeable des populations dans les pays des Balkans, la perspective européenne reste la perspective la plus fiable et la plus souhaitable à long terme. Les études statistiques du Regional Cooperation Council illustrent cet intérêt persistant mais cette conscience de l’éloignement de l’adhésion. Ainsi, le Baromètre Public des Balkans indique qu’en 2016, 33% des personnes interrogées jugeaient très positif l’idée d’intégrer l’Union, ils étaient 47% en 2019. Au Monténégro, le résultat passe de 38% en 2016 à 52% en 2019. L’étude s’intéresse également à la perception de probabilité d’adhésion. En 2016, 20% des sondés en Bosnie Herzégovine pensaient qu’une adhésion en 2020 était possible, et 18% tablait sur 2025. En 2018, 6% des sondés en en Bosnie Herzégovine considérait 2020 comme une option possible, tandis que 19% misait sur 2025, 26% pour 2030, et 39% pensait que cela n’arriverait jamais. Ces résultats indiquent que l’intérêt pour l’Union Européenne se maintient, mais que les populations ont bien conscience que la perspective s’éloigne.

Les dirigeants des pays des Balkans s’évertuent d’ailleurs à répéter que l’avenir de leur pays est européen, à l’image des déclarations de Zoran Zaev – Premier Ministre de la Macédoine du Nord – à la suite du refus de l’UE à commencer les négociations d’adhésion avec le pays, dans laquelle il affirme « Nous sommes victimes d’une erreur historique ». Les assistances russes ou chinoises n’ont eu que très peu de retombées positives pour les classes moyennes et basses des populations, et le risque de la dépendance par la dette de certains pays face à la Chine est grandissant. Ainsi, bien que l’UE fasse attendre et repousse constamment la perspective d’une adhésion, l’Union reste la meilleure option et donc une partie de la population continue de travailler pour converger vers les standards exigés. Ainsi, la Slovénie remplit un rôle d’intermédiaire afin que l’ensemble des parties prenantes puisse mieux se comprendre, mieux s’appréhender, et mieux travailler ensemble.

La Slovénie a établi sa stratégie d’influence dans une niche géopolitique dans laquelle aucun autre pays n’aurait pu entrer, pas même la Pologne, souvent citée comme exemple pour une partie de l’Europe Centrale et Orientale. S’il n’est à n’en pas douter que Varsovie peut servir d’exemple à Kiev par exemple, seul un pays des Balkans peut comprendre les autres pays de la région, peut connaitre les acteurs, les façons de faire, et surtout, obtenir la légitimité auprès des classes politiques locales. La Slovénie jouit en effet d’une excellente image auprès de ses voisins des Balkans, notamment parce que c’était déjà la province yougoslave la plus riche et la plus développée, et que beaucoup de familles yougoslaves se sont installées en Slovénie avant et après 1991. Ainsi, en 1982 le PIB (produit intérieur brut) de Ljubljana était deux fois plus élevé qu’à Sarajevo ou Belgrade, et trois fois plus élevé qu’à Skopje ou Podgorica. La Slovénie a donc la légitimité de l’ainé qui a bien réussi.

Une puissance régionale entretenue par des investissements dans l’innovation et l’écologie

Par ailleurs, la Slovénie maintient cette position de puissance régionale proactive, notamment parce que Ljubljana parvient à se présenter comme un pays innovant, afin de se hisser au rang des pays les plus en avance au sein de l’Union pour servir d’exemple et se faire entendre. Un des secteurs dans lequel la Slovénie tend à se démarquer est l’écologie. Le petit pays construit en effet l’image d’un pays très respectueux des ressources, et très proactif sur la législation verte. En guise d’illustration, Ljubljana a été élue Capitale verte Européenne en 2016, notamment pour son excellente gestion des déchets. Rien d’étonnant quand on sait par exemple que la capitale slovène profite des centres de tris parmi les plus performants d’Europe, dans lesquels 60% des déchets sont valorisés.

Selon le Sustainable Governance Indicator, la Slovénie obtenait une note de 6,6/10 en termes de politique environnementale, avec des actions positives en matière de politique de recyclage, de gestion de l’eau, de traitement de déchets, et de protection de la biodiversité. L’index salue également les efforts de la Slovénie qui travaille avec ses voisins les plus proches sur les questions de la gestion des ressources et du traitement de l’eau et de la biodiversité, afin d’encourager l’échange de bonnes pratiques. La Slovénie est un pays recouvert à 60% par des forêts, ce qui explique son lien avec la nature, et sa volonté de protéger son écosystème. Se faisant, la Slovénie a été élue destination touristique la plus écologique en 2018, devant la Norvège par exemple.

Par cet engagement, le pays se hisse en leader dans la région, et coopère tant avec de grandes puissances de l’Union, comme l’Italie, qu’avec les pays des Balkans Occidentaux. A ce titre, le Center for European Development de Ljubljana organise, avec la ville de Vienne, par exemple le programme European Union Startegy for the Danube Region. Ce projet – co-financé par l’Union – illustre pleinement le fait que la Slovénie, à travers son adhésion à l’Union Européenne, développe une stratégie d’influence également basée sur l’écologie. Il s’agit d’une coopération entre 14 pays, dont la Slovénie, la Bulgarie, l’Allemagne, la Hongrie, le Monténégro, etc. L’objectif de ce processus est d’améliorer et approfondir un développement et une compétitivité durable pour l’ensemble de la région Europe Centrale et Orientale. Cela prouve que Ljubljana développe une vraie stratégie d’influence « verte », y compris avec les pays des Balkans.

Le CEP met également en place le GENE – Global responsibility for the future. Ce programme a pour objectif d’inclure la notion de développement durable dans les projets de création d’entreprises des entrepreneurs slovènes. Cette proactivité « verte » est un réel softpower au niveau européen, le pays gagne peu à peu en crédibilité sur ces sujets. Cette position permet au pays d’être légitime et consulté dans ce domaine, ce qui étend encore un peu plus sa stratégie d’influence.

Cependant, il convient de nuancer l’image que la Slovénie se donne, derrière les divers labels octroyés au pays. Les dernières élections européennes de 2019 en Slovénie ont été marquées par des débats focalisés sur l’immigration et la sécurité, laissant pour compte les considérations écologiques d’ordinaires bien plus discutées. La Commission Européenne a notamment indiqué à plusieurs reprises à la Slovénie que les seuils européens de qualité de l’air n’étaient pas respectés, et que deux tiers de la population est exposée à des seuils de dioxyde d’ozone plus élevé que la norme. Ces éléments indiquent donc qu’il est important de mettre en perspective la proactivité slovène en matière d’écologie, et que si une partie de sa stratégie d’influence s’appuie sur le développement durable, des progrès restent à faire à l’échelle nationale.


Ainsi, la stratégie d’influence slovène est une stratégie construite sur mesure pour les intérêts slovènes, et façonnée pour répondre aux besoins de ses partenaires. Se faisant, Ljubljana s’assure de la réussite de son action, puisque le pays se place dans une niche pour laquelle aucun autre pays n’est aussi bien « armé », celle des relations Balkans-UE. Le croisement des intérêts économiques slovènes, des intérêts géopolitiques de l’EU, des besoins de développements des Balkans, et de l’héritage slovène ont façonné la politique étrangère post-1991 du pays, et constituent le socle sur lequel Ljubljana bâtit son influence continentale. Ce pays s’est emparé d’un sujet sur lequel aucun autre ne pourrait faire preuve d’une compréhension aussi précise, et de part ce placement, la Slovénie devient indispensable dans cette relation trilatérale. Le pays compte bien étendre sa sphère d’influence à d’autres domaines et d’autres régions, notamment en optant pour une politique écologique très active, au point de devenir le partenaire pour des pays bien plus puissants, comme l’Italie ou l’Autriche. En se rendant indispensable et en innovant, la Slovénie se donne les moyens de jouer dans la « cour des grands » sur la scène européenne.

Néanmoins, la récente décision du Conseil Européen de ne pas ouvrir les discussions sur une adhésion de la Macédoine du Nord et l’Albanie prouve que la Slovénie dispose aujourd’hui d’une influence limitée sur le dossier. Ainsi, le Premier Ministre slovène Marjan Šarec, amer et déçu, a déclaré que « l’opportunité a été manquée, les dégâts sont à présents faits, et la crédibilité de l’Union Européenne dans la région a été abimée. »[15]


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