Historique et analyse des politiques de défense des pays d’Europe centrale de la chute du bloc soviétique à l’invasion de l’Ukraine par la Russie (1990-2022), par Aurélien Duchêne, chargé d’études à Euro Créative.
Pologne
Malgré l’ampleur des dévastations subies durant la Seconde Guerre mondiale, et la dureté de l’occupation soviétique puis du régime mis en place par Moscou, la Pologne avait connu dans l’immédiat après-guerre un redressement rapide, à l’image de sa capitale « Phénix » Varsovie, qui lui avait permis de retrouver rapidement le premier rang parmi les nations d’Europe centrale. Forte de son poids démographique, économique et territorial, la Pologne s’est vite imposée comme le principal « Etat satellite » du bloc de l’Est avec la République démocratique allemande, laquelle cumulait un niveau de vie supérieur et une présence militaire soviétique massive liée à sa situation d’avant-poste du bloc communiste face à l’Occident.
Ce rôle de poids lourd de la Pologne se retrouvait dans sa puissance militaire : si ses forces étaient moins avancées que celles de laNationale Volksarmeeest-allemande en termes d’équipement et de professionnalisme, Varsovie disposait de la première armée des Etats satellites de l’URSS en termes d’effectifs, avec plus de 400 000 hommes sous les drapeaux et un parc matériel immense avec plus de 3 000 chars d’assaut, des centaines d’avions et de canons. L’armée populaire polonaise apparaissait ainsi comme la plus crédible du Pacte de Varsovie hors-URSS avec celle de l’Allemagne de l’Est.
A la fin de la guerre froide, la Pologne hérite donc de capacités militaires conséquentes quoique obsolètes et alignées sur les standards d’une alliance déchue. Elle apparaît d’autant plus comme un leader dans l’Europe centrale et orientale post-communiste que son peuple a joué un rôle moteur dans l’effondrement de la domination soviétique dans la région, de la stature spirituelle et internationale du pape Jean-Paul II à la vigueur du soulèvement civique incarné par le syndicat de masse Solidarność. Outre son statut de « poids lourd » au sein des anciens pays du bloc de l’Est et son potentiel de puissance, la Pologne présente aussi un intérêt stratégique lié au fait qu’elle soit frontalière à la fois de l’Allemagne réunifiée, donc de l’OTAN et des Communautés européennes, et de la Russie via l’enclave de Kaliningrad.
La présidence de Lech Walesa (1990-1995), héros populaire de la résistance civique au régime communiste et fondateur de Solidarność, se révèle vite brouillonne et erratique malgré des avancées considérables dans la transition vers une démocratie libérale. Notons une initiative qui illustre la prétention précoce de la Pologne au leadership stratégique de l’Europe centrale et orientale, dès le sortir de la guerre froide : au début de sa présidence, Lech Walesa propose aux pays voisins une architecture de sécurité régionale, présentée comme un « OTAN bis » pour les pays attendant de rejoindre l’Alliance1. Maladroite et mal préparée, cette proposition ne reçoit qu’un accueil mitigé de la part de voisins comme la Lituanie qui se méfient d’une forme d’impérialisme polonais. Elle traduit cependant la volonté de Varsovie de transformer les équilibres régionaux, s’inscrivant dans la lignée d’autres projets portés plus tôt par la Pologne au cours du siècle (tel le projet de Fédération Międzymorze, ou Intermarium, porté par Józef Piłsudski, et dont l’Initiative des trois mers de 2016 semble s’inspirer fût-ce de manière lointaine).
Sitôt recouvrée son indépendance, la Pologne en voie de démocratisation met cependant davantage de sérieux et de constance à suivre les mêmes buts principaux de politique étrangère que ses voisins d’Europe centrale : l’adhésion aux Communautés européennes (qui deviennent l’Union européenne en 1993) et à l’OTAN. En 1991, elle forme avec la Tchécoslovaquie et la Hongrie le groupe de Visegrad, dont l’intégration euro-atlantique des Etats membres est l’un des objectifs cardinaux.
La Pologne est formellement invitée à rejoindre l’OTAN lors du sommet de Madrid de 1997, au cours duquel sont également conviées à l’adhésion la Tchéquie et la Hongrie, mais pas la Slovaquie pour des raisons que nous expliquons plus loin. Si le principe même de l’expansion de l’OTAN a fait l’objet de débats quant à son intérêt, à sa faisabilité et au risque de froisser la Russie – notamment aux Etats-Unis, contrairement aux idées reçues, la perspective d’une adhésion polonaise à l’Alliance a vite été prometteuse.
Dès 1990, le gouvernement de Tadeusz Mazowiecki établit des relations avec l’OTAN. L’année suivante, les déclarations du président Walesa puis du Premier ministre Tadeusz Mazowiecki marquent une volonté de plus en plus affichée de rejoindre l’Alliance, rompant avec les précautions qui avaient prévalu jusqu’ici du fait notamment des incertitudes au sommet de l’OTAN. L’inclinaison croissante de l’organisation à s’étendre aux pays de l’ancien bloc de l’Est est illustrée en 1992 par une déclaration du secrétaire général de l’OTAN d’alors, Manfred Wörner, qui annonce lors d’une visite à Varsovie que la porte de l’OTAN est ouverte. A noter que la même année (KUPIECKI), le même Manfred Wörner soulignait l’opposition de plusieurs pays (particulièrement la France) à une évolution de l’OTAN favorable à son ouverture vers l’Est, bien que la France ait à l’inverse soutenu en 1997 l’entrée dans l’OTAN de la Roumanie et de la Slovénie là où les Etats-Unis s’y opposaient. La Pologne rejoint en février 1994 le Partenariat pour la paix nouvellement créé par l’OTAN, devenant dans les mois suivants le premier pays à bénéficier d’un partenariat individuel dans ce cadre.
Comme ailleurs en Europe centrale, la transformation des armées polonaises s’est accompagnée d’un basculement rapide vers la culture expéditionnaire des armées occidentales, et une démultiplication des opérations extérieures. Sous le régime communiste, l’Armée populaire polonaise avait participé à quatre commissions de cessez-le-feu et trois opérations de maintien de la paix, qui concernèrent un total de 17 000 personnels de 1953 à 1988. De 1989 à 2009, ce sont environ 67 000 personnels polonais qui participèrent à 64 opérations : pour moitié des opérations onusiennes de maintien de la paix, et pour moitié des missions OTAN, OSCE, de l’Union européenne ou d’autres coalitions internationales. Le véritable tournant advient dans la deuxième partie des années 1990 : alors que les forces polonaises s’étaient limitées jusqu’ici à des missions ONU où elles réalisaient essentiellement des tâches logistiques, la Pologne envoie en 1996 des troupes en Bosnie-Herégovine pour y participer à l’Implementation Force. La Pologne conduit également avec les Etats-Unis et l’Argentine l’opération Uphold Democracy (1994-1995) en Haïti.
Elle participe aux opérations alliées en Afghanistan où combattent ses soldats jusqu’en 2021 (l’essentiel de la participation polonaise ayant cependant pris fin en 2014), et de manière réduite à l’opération française Serval où Donald Tusk annonce en 2013 un soutien logistique qui restera très limité. La Pologne s’implique aussi, de manière controversée, dans l’invasion et l’occupation américaines de l’Irak à partir de 2003. Si les effectifs déployés par la Pologne restent là encore très réduits (avec la perte d’un soldat au cours du conflit), le fait que Varsovie soutienne ouvertement l’intervention américaine, en opposition frontale avec les positions française et allemande, et participe à l’invasion dès ses premières phases, est un véritable tournant stratégique. En matière de leadership européen, la décision du gouvernement de Leszek Miller de soutenir l’intervention américaine de 2003 renforce le rôle et l’image de la Pologne comme fer de lance de l’atlantisme en Europe, aux yeux de ses détracteurs (notamment français) comme de ses promoteurs.
Dès 1990, dans le cadre du traité sur les forces armées conventionnelles en Europe entré en vigueur deux ans plus tard, la Pologne s’attelle à une réduction massive de ses effectifs et de son parc matériel, en cohérence également avec son choix d’évoluer vers un modèle d’armée se rapprochant des standards occidentaux. Les effectifs des armées polonaises diminuent de moitié au cours des années 1990, et le gouvernement approuve en 2000 l’objectif de les réduire à 150 000 soldats. A noter que dans le même temps, les armées polonaises font face à une crise des ressources humaines : nombre d’officiers quittent les rangs d’eux-mêmes, emportant avec eux de l’expérience, du savoir-faire et de la culture des armes qui font défaut au reste des forces.
Par rapport à d’autres pays d’Europe centrale et orientale, la Pologne développe et clarifie rapidement ses nouvelles orientations stratégiques, fixées dans des documents officiels de type livre blanc. La stratégie de défense et de sécurité nationale, publiée en 1992, proclame les orientations pro-occidentales de la Pologne et notamment son souhait de rejoindre l’OTAN, et insistent aussi sur le souci du pays de maintenir des capacités de défense crédibles, tranchant avec l’inclinaison au désarmement d’autres pays à la même époque, en plein débat sur les « dividendes de la paix ».
Varsovie commande de premiers équipements occidentaux dès 1990. Mais la Pologne s’engage véritablement dans une modernisation de ses équipements à partir de 2001, lorsqu’elle lance la rénovation de ses équipements soviétiques les moins obsolètes pour les porter au standard OTAN, et des acquisitions majeures de matériels occidentaux. Elle reçoit notamment en 2002-2003 ses premiers chars modernes, des Leopards 2A4 et 2A5 allemands (110 au total), et passe avec la Finlande un contrat pour construire sur le sol polonais des véhicules blindés Rosomak. Autre décisions majeure, Varsovie commande en 2004 une flotte de 48 avions de combat américains F-16, changeant ainsi de manière radicale la composition de ses forces aériennes et consolidant sa position au sein de la défense collective du flanc Est de l’OTAN. Dès les années 2000, la Pologne dépasse ainsi clairement les autres pays d’Europe centrale et orientale s’agissant des programmes majeurs de modernisation et des acquisitions de matériel occidental, mais la modernisation de ses forces reste encore très incomplète dans les années 2010. Une dynamique que Varsovie confirme encore en 2013 en acquérant d’occasion 105 chars allemands Leopard 2A4 supplémentaires.
Après de premières esquisses en 2011, un grand plan de modernisation technique (« Plan Modernizacji Technicznej ») couvrant la période 2013-2022 est présenté en 2012. Doté d’un budget prévisionnel de 140 milliards de zlotys (une quarantaine de milliards de dollars), ce plan couvre de nombreux domaines allant du programme Tytan pour le soldat du futur à la modernisation des chars Leopard 2 A4, et d’un renforcement majeur de la défense aérienne à une modernisation des forces navales, en passant par des dépenses dans le cyber et le C4ISR. Le plan de modernisation militaire du gouvernement de Donald Tusk est alors de loin le plus ambitieux qu’ait connu la Pologne, mais aussi toute l’Europe centrale, depuis la fin de la guerre froide. Il est cependant critiqué dès son annonce pour sa sous-estimation des coûts. A la veille de l’agression russe en Ukraine de 2014, la Pologne continue de se reposer sur un parc matériel qui, quoique modernisé, reste très majoritairement d’origine soviétique, et la transformation des armées se fait encore de manière incrémentale. Le début de la décennie aura cependant déjà marqué un tournant : après 20 ans de modernisation de ses forces par à-coups, au gré des grands programmes d’acquisition, la Pologne dispose désormais d’un véritable plan de transformation de ses forces.
Le milieu des années 2010 est marqué à la fois par la résurgence brutale en 2014 de la menace russe, avec l’annexion de la Crimée puis le déclenchement de la guerre du Donbass, et par l’accession au pouvoir en 2015 du parti de droite radicale PiS, qui n’est pas sans conséquences sur la politique de défense du pays. Cette alternance politique débouche rapidement sur une remise en cause de l’ambition du PMT : les commandes d’armement voient leurs cibles d’acquisitions être réduites et étalées dans le temps. Si cette révision à la baisse des ambitions militaires est dictée par les contraintes budgétaires (les dépenses militaires à la réalisation du plan de modernisation technique auraient été sous-estimées de moitié), elle tranche aussi avec l’ambition de leadership européen affichée par Varsovie à partir de 2022.
En effet, si le choix d’abaisser les ambitions militaires au niveau d’une trajectoire budgétaire plus classique est d’autant plus compréhensible que l’effort de défense consenti par la Pologne reste supérieur à celui de la plupart des autres pays européens, cet arbitrage classique est en décalage avec des éléments essentiels du discours du PiS, mais aussi de l’opposition polonaise de gouvernement, sur la légitimité de la Pologne à exercer un leadership militaire en Europe et dans l’OTAN. Là où la Pologne revendique avoir été le seul grand pays européen à s’être sérieusement préparé à une agression russe majeure à l’Est, et avoir pris de l’avance sur un réarmement qui fait aujourd’hui consensus – ce qui est en grande partie avéré, ses dirigeants ne vont pas au bout des programmes qui s’inscrivaient en partie dans cette logique. L’on peut même noter que la réalisation, voire le démarrage de certains programmes, est reportée à l’après 2022, année qui devait être le terme du PMT, et qui sera celle de l’invasion de l’Ukraine. Notons également que cette révision à la baisse des ambitions militaires effectuée par le parti PiS à partir de 2015-2016 contredit ce qui sera l’un de ses principaux arguments de politique intérieure face à l’opposition pro-européenne, et de légitimation face à d’autres capitales critiques de l’euroscepticisme et des dérives autoritaires des dirigeants polonais. Là où le PiS revendiquera avoir été le plus lucide sur la menace russe et avoir initié pour de bon le réarmement polonais avant 2022, il aura au contraire réduit les programmes de modernisation et de réarmement enclenchés par ses adversaires libéraux et pro-européens, lesquels seront au contraire brocardés pour leur politique vis-à-vis de la Russie de Vladimir Poutine, jugée faible voire complice.
Quoiqu’il en soit, la transformation des armées polonaises et leur réarmement accélèrent considérablement à partir de 2014. Dès décembre, le gouvernement Tusk annonce un contrat avec Korean Samsung Techwin (devenu Hanwha Techwin) pour l’acquisition de plus de 120 châssis d’obusiers K9Thunder, 96 d’entre eux devant être construits sous licence en Pologne d’ici 2022. Il s’agit d’équiper de nouveaux obusiers automoteurs AHS Krab, fabriqués localement avec des composants essentiellement étrangers (tourelle britannique de BAE Systems, canon allemand de Rheinmetall). Cette commande de 120 obusiers, dont le gouvernement PiS étalera ensuite la livraison jusqu’en 2024, marque un premier pas vers l’ambition de se doter de l’une des forces terrestres les plus crédibles de l’OTAN. Cette dynamique se poursuit notamment avec le lancement en 2015, année qui voit la Pologne franchir et dépasser le seuil de 2% du PIB alloués aux dépenses militaires, d’un programme de modernisation de plus de 140 chars Leopard 2 pour les porter au standard Leopard 2 PL.
La Pologne met à jour ses orientations militaires en 2018, avec un nouveau plan de développement des forces qui réaménage encore celui de 2012, et le complète par de nouvelles acquisitions. Si celles-ci viennent renforcer encore la place du pays dans l’OTAN et crédibiliser ses ambitions de leadership en Europe centrale autant qu’au sein de l’Alliance, elles favorisent aussi largement des fournisseurs extra-européens, au détriment des industries européennes. En 2016, le nouveau gouvernement PiS avait ainsi annulé brutalement le contrat passé avec la France pour l’acquisition de 50 hélicoptères Caracal, se tournant plus tard vers des commandes auprès de l’industrie américaine. Les autres contrats majeurs passés par la Pologne à partir du nouveau plan de développement militaire de 2018 suivent cette logique.
En 2018, dans le cadre du nouveau programme Wisla, Varsovie commande aux Etats-Unis trois batteries anti-aériennes Patriot, incluant 16 lanceurs et plus de 200 missiles PAC-3 MSE, en plus d’une commande antérieure de six systèmes de défense aérienne PSR-A Pilica de fabrication polonaise, passée en 2016. L’année suivante, Varsovie commande quatre hélicoptères UH-60 américains Black Hawk et quatre hélicoptères italo-britanniques AW101, là encore au détriment d’Airbus Helicopters et des perspectives de partenariat avec la France et l’Allemagne. En 2019 également, la Pologne commande 20 lance-roquettes multiples américains HIMARS, intensifiant encore la montée en puissance de ses forces terrestres qui sont déjà assurées de disposer de l’une des puissances de feu les plus puissantes d’Europe. Varsovie commande en parallèle à des industriels locaux des commandes d’obusiers automoteurs M120 Rak en 2016, 2019 et 2020, totalisant plus de 122 exemplaires commandés. En 2020 enfin, la Pologne franchit une nouvelle étape dans la modernisation de ses forces autant que dans son ancrage atlantiste, avec la commande de 32 avions de combat américains F-35A, pour des livraisons s’étalant de 2024 à 2030.
Un dernier tournant majeur pour les politiques de défense polonaises advient à l’automne 2021, alors que la menace russe se précise entre présence accrue aux frontières de l’Ukraine et chantage diplomatique fait de demandes inacceptables pour la souveraineté et la sécurité des Etats d’Europe centrale et orientale. Le vice-Premier ministre en charge de la sécurité nationale, Jarosław Kaczyński, et le ministre de la Défense, Mariusz Błaszczak, annoncent un paquet législatif visant entre autres à porter les effectifs à 250 000 soldats d’active et 50 000 membres de la défense territoriale2, soit un doublement, et l’ambition de porter l’effort de défense bien au-delà des 2% du PIB3. La même année, la Pologne avait déjà signé des contrats pour l’acquisition de 250 chars américains M1A2 Abrams d’occasion4, de 24 drones turcs Bayraktar TB25, et de systèmes de défense aérienne supplémentaires dans le cadre du programme Narew qui intègre à la fois des commandes à l’industrie polonaise6, et l’acquisition de missiles CAMM britanniques fin 2021.
A la veille de l’invasion de l’Ukraine, la Pologne a ainsi considérablement modernisé ses forces, et engagé une remontée en puissance déjà sans équivalent parmi les membres européens de l’OTAN. Si elle n’est alors pas en voie de prétendre au rang de première armée d’Europe, elle est déjà assurée de disposer de deux fois plus de chars de combat contemporains que la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni – sans même compter son parc de chars de fabrication soviétique, et d’une artillerie également plus nombreuse que celle des pays d’Europe occidentale. Elle est aussi en passe de se doter de forces aériennes parmi les plus puissantes du continent – et sans conteste de la principale armée de l’air d’Europe centrale et orientale, et d’une défense aérienne qui la rend incontournable dans la défense collective de la région. Sur le plan naval, la Pologne reste très loin d’égaler ses alliés d’Europe occidentale, mais consolide son poids et son rôle au sein de l’Alliance en constituant une capacité de défense importante en mer Baltique face à la menace russe.
Si c’est dans l’année précédant la guerre d’Ukraine que le réarmement polonais franchit un nouveau palier inédit en Europe par son ambition, après plusieurs années d’arbitrages plus « classiques » où les contraintes budgétaires l’emportent souvent, Varsovie peut donc prétendre à un véritable leadership en Europe du fait de l’ampleur de l’effort consenti à son réarmement. Et ce malgré la préférence quasi constante pour des fournisseurs extra-européens, un rôle souvent peu constructif dans les projets de défense européenne extérieurs à l’OTAN, et les dommages réputationnels liés notamment à la rupture du contrat des Caracal français ou à la proximité affichée du gouvernement du PiS avec l’administration Trump au détriment des relations avec l’Europe occidentale. Un leadership par l’exemple qui se doublera après l’invasion de février 2022 d’une revendication de lucidité face à la réalité de la menace russe, et d’antériorité dans sa prise en compte pour un réarmement à grande échelle.
République tchèque :
La Tchécoslovaquie se distinguait au sein du Pacte de Varsovie par la qualité de son industrie de défense : durant la guerre froide, celle-ci était l’une des plus réputées au monde, exportant dans les pays communistes qui, en incluant le Comecon, formaient un vaste marché bien au-delà de la seule Europe centrale et orientale. Si elle se fournissait massivement auprès du complexe militaro-industriel soviétique, la Tchécoslovaquie socialiste disposait d’une part d’une plus grande autonomie dans le domaine de l’armement, et d’autre part d’un écosystème industriel capable d’assurer des retombées économiques qui rendaient son effort de défense plus soutenable, voire profitable. C’est la Tchéquie qui, au moment de la partition de la Fédération tchécoslovaque en 1993, hérite de l’essentiel de cette industrie de défense dont les sites se situent pour la plupart sur son territoire.
Mais dès le tout début des années 1990, le président Vaclav Havel décide de réduire significativement les exportations et donc les capacités de production de l’industrie de l’armement tchèque7. Ceci à la fois par idéalisme, au nom d’une politique pacifiste visant à promouvoir la paix dans le monde, et par pragmatisme, puisqu’il faut tourner la page de la confrontation Est-ouest qui justifiait un armement conséquent. Du reste, l’industrie de défense tchèque étant au début des années 1990 encore calibrée pour les standards et besoins des armées du Pacte de Varsovie et du reste du monde communiste, il lui faut alors se réinventer en vue de l’occidentalisation à venir des armées des pays sortis du bloc de l’Est.
En créant le groupe de Visegrad en 1991 avec la Pologne et la Hongrie, la Tchécoslovaquie avait affirmé rapidement sa quête d’intégration euro-atlantique : celle-ci est bien plus affirmée (et précoce) en République tchèque qu’en Slovaquie voisine, pour des raisons expliquées plus bas. Prague est invitée au sommet de Madrid de 1997 à rejoindre l’OTAN, dont elle devient membre en 1999.
La Tchéquie met définitivement fin à la conscription en 2004. Les effectifs militaires sont auparavant passés de plus de 200 000 en 1988, dans le cadre de l’armée tchécoslovaque, puis à 140 000 en 1993 au sein de l’armée tchèque proprement dite, puis à 57 000 en 1998, lorsque les forces tchèques restaient une armée mixte, et à 24 000 en 2008, quatre ans après la fin de la conscription. Notons que comme dans les autres pays du « bloc de l’Est » au cours de leur transition vers une armée professionnelle, le rôle politique de la conscription est passé d’un endoctrinement au service du régime communiste et d’une utilisation du militarisme à des fins de contrôle social, à la promotion de la culture civique et du patriotisme dans le cadre de la démocratisation8.
Quant à la modernisation des équipements, elle suit une trajectoire comparable à celle d’autres pays d’Europe centrale et orientale : à partir des années 2000, Prague loue à la Suède 14 avions de combat JAS 39 Gripen, et une flotte d’avions Aero L-159 ALCA de conception et de fabrication tchèques (les commandes ayant été vite réduites par rapport à ce qui avait été prévu dans les années 1990). Mais l’essentiel du parc matériel repose encore sur l’héritage du Pacte de Varsovie au début des années 2010. Un livre blanc publié en 2011 souligne les nombreux problèmes des forces tchèques, de la gestion des ressources humaines aux équipements9, mais en pleine austérité budgétaire, le redressement militaire n’apparaît pas comme une priorité.
La République tchèque accélère la modernisation de ses forces à partir de 2014, mais celle-ci reste là encore limitée. Même si les premières agressions russes envers l’Ukraine et l’accroissement des tensions internationales poussent à relever l’effort de défense, le pays ne perçoit pas de menace majeure et urgente, étant entouré d’alliés. Les débats qui ont lieu dans les années 2010 sur la pertinence d’un renforcement des forces aériennes illustrent cet état d’esprit. Même s’il augmente en valeur, l’effort de défense tchèque stagne à environ 1% du PIB pendant pratiquement toute la décennie 2010. Celui-ci commence à augmenter en 2018, année où le chef d’Etat-major tchèque Aleš Opata dévoile un programme de modernisation totalisant 4,5 milliards d’euros d’ici 2027 pour l’acquisition de 210 véhicules blindés, 50 obusiers, 12 hélicoptères multi-rôles, de la défense aérienne ou encore des drones et deux avions de transport10. Ambitieux, ces plans n’en manquent pas moins de précision, ne serait-ce qu’en ce qui concerne le choix des futurs équipements.
C’est à partir de 2019 que la modernisation des forces tchèques fait l’objet d’une plus grande planification stratégique et accélère véritablement. Le ministère de la défense publie cette année le Czech Armed Forces Development Concept 203011, qui indique clairement une remontée des menaces (à commencer par la menace russe), ainsi que la volonté de renforcer les capacités militaires après près de dix ans d’austérité. A noter également que ce document insiste sur la dépense de la République tchèque envers le matériel russe, et sur la nécessité de réduire cette dépendance. L’ambition affichée est de disposer à l’horizon 2030 d’une armée respectant pleinement les standards de l’OTAN, et de mieux contribuer aux missions de l’Alliance. Un autre document publié en 2019 développe les orientations militaires du pays jusqu’en 2035, en soulignant entre autres l’objectif d’atteindre l’objectif de dépenses militaires équivalentes à 2% du PIB d’ici 202412.
L’effort de défense tchèque augmente aussi réellement à partir de 2019, à 1,1%, pour atteindre 1,4% deux ans plus tard, à la veille de l’invasion de l’Ukraine. Jusqu’ici parent pauvre des efforts de modernisation entrepris par Prague, les forces terrestres sont le premier bénéficiaire de ces hausses de budget13. Le gouvernement lance en 2019 une commande de 62 blindés de combat et communication TITUS 6×6 auprès du français Nexter14, entre autres commandes de véhicules blindés, et douze hélicoptères15 (huit hélicoptères multi-rôle, quatre hélicoptères d’attaque) auprès du constructeur américain Bell. Autre acquisition majeure, Prague commande en 2021, année précédant l’invasion de l’Ukraine, 52 obusiers CAESAR auprès de Nexter16, ce qui constitue aussi une victoire politique pour Paris alors que l’Europe centrale et orientale se montre jusqu’ici réticente à acheter français.
Dans les années qui précèdent la guerre d’Ukraine, la désormais Tchéquie aura engagé un tournant dans sa politique de défense, avec pour double objectif une meilleure intégration au sein de l’OTAN et un renforcement face à une menace russe qui restait encore d’autant plus éloignée que le pays est entouré d’alliés. Tout en ayant rénové son industrie de défense, la Tchéquie réalise des acquisitions d’ampleur auprès de partenaires européens (comme la France et la Suède), et extra-européens (Etats-Unis en premier lieu). Mais les forces tchèques continuent de se reposer avant tout sur des équipements du Pacte de Varsovie – ainsi du parc de chars de combat, et la trajectoire de dépenses reste en-deçà à la fois des objectifs de l’OTAN, et de ceux affichés par Prague dans ses propres documents stratégiques. Même si l’on observe une constance dans l’effort de renforcement de ses armées, la Tchéquie n’incarne donc pas particulièrement un leadership en la matière en Europe centrale et orientale.
Slovaquie :
Au moment de son indépendance de la Tchécoslovaquie en 1993, la Slovaquie connaît un contexte politique plus compliqué qu’en République tchèque voisine. La politique autoritaire de Vladimír Mečiar, dont le parti populiste attrape-tout HZDS est allié à la formation d’extrême-droite SNS dans une coalition qui intègrera vers la fin le parti d’extrême-gauche pro-russe ZRS, isole la Slovaquie en Europe et sur la scène internationale. Le maintien relatif du niveau de vie de la population slovaque – lequel tranche avec l’effondrement temporaire constaté dans les autres pays d’Europe centrale effectuant une transition vers l’économie de marché – se fait au prix d’un endettement massif qui fragilise les fondamentaux économiques du pays, en détourne les investisseurs, et réduit les marges de manœuvre pour financer l’effort de défense.
Le retrait définitif du pouvoir de Mečiar en 1998 marque un tournant. L’année suivante, un rapport dévoile que le SIS (les renseignements intérieurs et extérieurs slovaques) a conduit plusieurs opérations de déstabilisation au service du Premier ministre : « Omega », pour présenter la Hongrie comme un pays favorisé par les Etats-Unis au détriment de ses voisins ; « Most » (« pont »), pour tendre les relations germano-autrichiennes ; « Neutron », pour fragiliser le soutien de l’opinion publique tchèque à l’adhésion de la République tchèque à l’OTAN ; « Dežo », pour exacerber la xénophobie et le racisme anti-Roms dans le même pays, afin de plomber son intégration dans les structures euro-atlantiques ; et « Est », qui présentait sous un meilleur jour la perspective d’un retour de la Slovaquie dans la sphère d’influence russe afin de rendre l’opinion publique slovaque moins favorable à l’intégration européenne et euro-atlantique. Avant même que le détail de ces opérations soit révélé en 1999, les errements de la politique étrangère slovaque, et la rhétorique eurosceptique voire pro-russe de ses dirigeants, avaient concouru à un isolement du pays tranchant avec la dynamique de réunification européenne à l’œuvre dans la région.
En 1997, la Slovaquie n’avait ainsi pas été invitée à rejoindre l’OTAN, contrairement à la République tchèque et à la Pologne, et à la Hongrie qui allait ainsi former une « île » otanienne entourée de voisins qui n’avaient pas encore intégré l’Alliance. Un choix d’autant plus délicat pour l’OTAN du fait des guerres en ex-Yougoslavie voisine. La chute de Vladimír Mečiar a cependant marqué, on l’a dit, un tournant pour la Slovaquie. Le virage pro-européen et atlantiste s’est accompagné d’une accélération des réformes militaires en vue de rapprocher davantage le pays des standards de l’OTAN, mais non sans heurts liés notamment au manque de moyens budgétaires.
Invitée en 2002 au terme d’efforts renouvelés pour son intégration euro-atlantique, la Slovaquie rejoint l’OTAN en 2004, la même année que l’UE, témoignant de son rattrapage après les errements de ses premières années d’indépendance, et achève la professionnalisation de ses forces en 2006. Entre temps, le pays se sera distingué en multipliant les participations à des missions à l’étranger – plus de 30 missions entre 1993 et 2004, dans une optique d’intégration internationale. En 2006, 42 militaires slovaques revenant du Kosovo trouvent la mort dans le crash d’un avion Antonov qui devait être retiré du service la même année, marquant durablement la mémoire du pays et son rapport aux opérations extérieures.
Si le pays s’était déjà débarrassé d’une grande partie de ses équipements soviétiques, il faut attendre le milieu des années 2010 pour que la Slovaquie s’engage véritablement dans la modernisation de son parc matériel. Dès janvier 2014, Bratislava avait ouvert la voie à la location d’avions de chasse suédois JAS-39 Gripen. Le choc de l’annexion de la Crimée et du déclenchement de la guerre du Donbass par la Russie conduit la Slovaquie à accélérer considérablement la modernisation de ses forces. Bratislava passe en 2015 une commande d’hélicoptères américains Black Hawk17, et commande dans les années suivantes des véhicules blindés pour 1,2 milliard d’euros, de nouveaux obusiers automoteurs SpGH Zuzana 2 (de conception et de fabrication slovaque, profitant ainsi aux industries locales) en 2018, et surtout une flotte de 14 avions de combat F-16 au standard Block 70 la même année : ajoutée à l’acquisition de Black Hawk, cet effort de modernisation de l’aviation slovaque promet à la fin des années 2010 de faire de celle-ci l’une des plus puissantes d’Europe centrale.
A la veille de l’invasion de l’Ukraine, la Slovaquie – qui a élu une présidente progressiste et pro-européenne, Zuzana Čaputová, en 2019 – a engagé un réarmement non-négligeable, a fortiori pour un pays de moins de 6 millions d’habitants et qui reste l’un des plus pauvres de l’Union européenne, avec un effort particulièrement conséquent en ce qui concerne les forces aériennes. Comme la Tchéquie voisine, le pays n’a cependant pas encore totalement tourné la page de l’héritage du Pacte de Varsovie, ni celle de l’alignement sur l’OTAN dont il ne respecte pas l’objectif de 2% du PIB.
Hongrie
La Hongrie avait hérité en 1990 de forces particulièrement médiocres et sous-équipées. Les Soviétiques avaient privé l’Armée populaire hongroise de l’essentiel de son équipement – dont la totalité de l’armée de l’Air – à la suite de la révolution manquée de 1956, à laquelle avait participé une partie de l’armée hongroise. Malgré un rééquipement dès la décennie suivante, l’Armée populaire pâtit d’une véritable négligence de la part du régime au pouvoir. Budapest avait demandé le maintien de plus de 200 000 soldats soviétiques sur le sol hongrois, et préféra se reposer sur cette protection plutôt que d’entretenir une défense souveraine, en vue de réduire le poids des dépenses militaires. Ce sous-investissement se vérifiait dans la qualité des forces : la conscription sous le régime communiste servait davantage à disposer d’une main-d’œuvre corvéable, qu’à entretenir une armée compétente – l’Armée populaire hongroise ne fut déployée à l’étranger qu’en 1968, dans le cadre de l’écrasement du printemps de Prague.
La Hongrie a définitivement mis fin à la conscription en 2004, pour ne conserver qu’un service militaire volontaire. Comme dans le reste des ex-membres du Pacte de Varsovie, ses effectifs ont été fortement réduits dès l’effondrement du bloc de l’Est, passant de près de 156 000 hommes sous les drapeaux en 1989 à 61 000 neuf ans plus tard. Le pays s’est également débarrassé d’une part non-négligeable de son arsenal soviétique dans la même période (dont 20 à 40% au début de la décennie 1990). Du fait notamment des difficultés financières posées par le maintien d’un format d’armée incohérent, et de la situation démographique du pays qui réduit le nombre d’appelés au service militaire chaque année, la Hongrie est d’autant plus obligée de réduire rapidement ses effectifs. En raison de la très faible interopérabilité de ses forces avec celles de l’OTAN, le pays était incapable d’apporter une contribution significative aux opérations de l’Alliance dans son voisinage immédiat en ex-Yougoslavie dans les années 1990. L’éclatement des guerres dans les Balkans a cependant eu deux effets positifs sur les politiques de défense hongroises. Elles ont tout d’abord souligné aux yeux de l’opinion comme des dirigeants hongrois la nécessité de disposer de capacités de défense crédibles. Mieux, elles ont vite souligné le caractère stratégique du pays pour l’OTAN, améliorant ses perspectives d’y adhérer. Si les forces hongroises n’ont apporté qu’une contribution limitée et auxiliaire aux forces occidentales intervenant en ex-Yougoslavie, avec un contingent déployé en Croatie en janvier 1996, le village hongrois de Taszár est devenu en 1999 l’une des principales bases des forces américaines déployées dans la région, notamment pour les forces aériennes.
La Hongrie a tardé à se doter d’une vision stratégique : après avoir adopté de premiers principes de sécurité et de défense en 1993, elle n’a publié son premier document sur la stratégie de sécurité nationale qu’en 2002, après une première ébauche en 1999. Conséquemment, le pays a mis du temps à établir une logique de réformes structurelles des armées au-delà du simple « dégraissage » de ses forces. Budapest n’en pas moins été invitée à rejoindre l’OTAN dès 1997, avec une adhésion rendue effective deux ans plus tard. Outre sa participation aux opérations en ex-Yougoslavie à la fin des années 1990 et au début des années 2000, la Hongrie participe de 2003 à 2005 à l’occupation américaine de l’Irak, en y dépêchant jusqu’à 300 hommes pour une aide logistique, et aux missions de l’OTAN en Afghanistan, où elle déploie de l’infanterie légère à partir de 2004 et entretient une présence jusqu’en 2021.
Malgré l’adhésion de la Hongrie à l’OTAN, la modernisation de ses forces reste cependant poussive. Le seul grand contrat d’armement moderne passé par Budapest durant la décennie 2000 est la location de 14 avions de combat suédois JAS 39 Gripen, prolongée jusqu’en 2026 – date à laquelle l’armée de l’Air hongroise les acquerra définitivement. Au-delà, la modernisation des forces se limite essentiellement à des acquisitions de radars ou de missiles. Comme en Slovaquie voisine, c’est seulement à partir du milieu de la décennie 2010 que la Hongrie s’engage dans une véritable modernisation de son matériel.
Comme ses voisins, la Hongrie accélère à partir de 2014 la modernisation de ses équipements et révise à la hausse ses dépenses militaires, mais de manière encore timorée. En 2015, Budapest renforce notamment son intégration dans la défense aérienne collective de l’OTAN, et étend le contrat de location (leasing) de ses avions de combat Gripen. Le véritable tournant advient en 2016, avec l’annonce d’un grand programme de modernisation, « Zrínyi 2026 » (du nom de Miklós Zrínyi, l’un des plus grands militaires de l’histoire hongroise), qui doit être soutenu par l’objectif réaffirmé d’allouer 2% du PIB aux dépenses militaires. Le programme « Zrínyi 2026 » couvre aussi bien les équipements individuels (tels des fusils d’assaut tchèques CZ 805 BREN ou des lance-roquettes suédois Carl Gustaf 8.4) que des programmes majeurs, avec des commandes d’hélicoptères (20 Eurocopter EC145 et surtout 16 hélicoptères d’attaque Eurocopter EC725 Caracal), ou encore de véhicules blindés (Gidrán 4×4 hongrois). Même si la Hongrie poursuit des commandes, notamment de munitions, auprès de fournisseurs extra-européens tels que les Etats-Unis, l’on remarque ici que ces acquisitions concernent d’abord des équipements de fabrication européenne.
La Hongrie passe un nouveau cap dans la modernisation de son armée en signant en 2019 une commande chars allemands Leopard 2A7+ et 24 obusiers automoteurs allemands PzH 2000, et en passant l’année suivante un contrat avec Rheinmetall pour la production en Hongrie de véhicules 200 blindés de combat Lynx, toutes ces commandes devant renforcer les forces terrestres au cours des années 2020. Entre autres dépenses, Budapest modernise également ses systèmes Mistral d’origine française, passe à MBDA de nouvelles commandes de M3 et de Meteor qui profitent aussi à l’industrie française, acquiert des missiles IRIS-T allemands, des missiles et bombes de fabrication américaine et israélienne, et des avions de transport lourd brésiliens (Embraer). Le programme « Zrínyi 2026 » vise également à développer l’industrie de défense hongroise, d’abord dans un objectif de souveraineté plutôt que de conquête de marchés internationaux.
Alors qu’elle partait de loin, avec un équipement vétuste, une industrie de défense faible et des forces peu expérimentées, la Hongrie engage ainsi au cours des années 2010 l’un des plus importants programmes de modernisation militaire d’Europe centrale et orientale, allant même plus loin à ce moment que ses voisins tchèques et slovaques. Outre le fait que Budapest favorise des acquisitions européennes dans ses programmes de modernisation, ce volontarisme dans le renforcement des capacités de défense avant l’invasion de l’Ukraine tranche avec l’attitude hongroise face à la menace russe, attitude qui s’avérera d’autant plus isolée et embarrassante à partir de 2022.
Focus : la dynamique des dépenses militaires des pays d’Europe centrale de 1990 à 2021
Sur le temps long, les grandes étapes des politiques de défense des pays d’Europe centrale après la guerre froide sont perceptibles dans l’évolution de leur effort de défense sur la période. L’on observe que si les pays concernés connaissent comme en Europe occidentale une baisse sensible de leurs dépenses militaires, ne serait-ce qu’en proportion de leur produit intérieur brut, celle-ci est moins marquée que dans celle de beaucoup de pays européens, notamment en ce qui concerne la Pologne. Plus exactement, la chute est nette par rapport au poids des dépenses militaires du temps du Pacte de Varsovie (celles-ci avaient déjà sensiblement diminué durant les années 1980), mais ces dépensent se maintiennent se maintient à des niveaux non négligeables à la fin des années 1990 malgré la disparition de la menace soviétique et l’intégration des pays concernés dans l’ensemble euro-atlantique.
Cependant, l’effort de défense rapporté au PIB s’érode dans les années 2000, sous les effets cumulés de la stagnation des dépenses en valeur et d’une forte croissance économique, et diminue drastiquement à partir de la crise économique de 2008. Comme dans toute l’Europe, les dépenses militaires sont fortement réduites, ne serait-ce qu’en proportion de la richesse nationale, durant la période 2009-2015 marquée par des cures d’austérité ou par la priorité donnée au soutien à l’économie. Parmi les pays concernés, seule la Pologne se distingue de la moyenne européenne par le maintien constant de l’effort de défense à des niveaux élevés, quoique inférieurs au niveau des 2% du PIB, durant cette période de vaches maigres. A l’inverse, la Tchéquie, la Slovaquie et la Hongrie voient toutes leur effort de défense passer sous le seuil symbolique de 1% de leur richesse nationale. Soit des niveaux plus faibles encore que ceux enregistrés dans la plupart des autres pays d’Europe. Cette donnée tranche avec l’idée désormais largement répandue selon laquelle l’Europe centrale aurait moins baissé la garde en la matière que les pays d’Europe occidentale ou méridionale.
Les pays concernés redressent tous leur effort de défense après 2015 et le premier choc constitué par l’annexion russe de la Crimée, puis le déclenchement de la guerre du Donbass par Moscou. Cette augmentation est, en pourcentage du PIB, globalement supérieure à celle du reste de l’Europe. Mais elle n’est véritablement perceptible que dans la fin des années 2010, ce qui peut nous amener à nuancer l’idée d’une réaction franche et rapide de l’Europe centrale après le réveil brutal de 2014. Le réarmement a lieu, et la hausse des dépenses militaires en proportion du PIB est d’autant plus appréciable que celui-ci augmente plus vite dans cette région que dans le reste de l’Europe, mais l’on peut opposer à cette observation le fait qu’avec des économies plus petites que celles des « grands » d’Europe occidentale, toute hausse de dépenses, telle que celle des acquisitions d’équipement pèse mécaniquement plus sur le PIB que des dépenses pourtant supérieures en valeur dans les pays d’Europe occidentale. L’on observe enfin qu’en 2021, à la veille de l’invasion de l’Ukraine, seule la Pologne atteint parmi les pays étudiés l’objectif otanien de dépenses militaires équivalentes à au moins 2% du PIB, ce qui conduit une nouvelle fois à relativiser l’image d’exemplarité en la matière des pays d’Europe centrale, quoique le niveau de leurs dépenses militaires soit supérieur à celui de pays comme l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne.
L’effort de défense polonais s’élevait à 2,6% du PIB en 1990 (1,54 milliards de dollars de 2023) et 1,8% (3,15 milliards de dollars) dix ans plus tard. Durant les années 1990, la diminution des dépenses militaires par rapport au PIB polonais tient largement à la forte hausse de celui-ci : il n’y a pas eu de phénomène de type « dividendes de la paix » en Pologne dans l’après-guerre froide. Si Varsovie a massivement réduit son parc matériel soviétique, elle a maintenu un effort de défense significatif. L’effort de défense polonais n’est jamais tombé en-deçà de 1,7% (seuil minimal atteint en 2008), avec une stagnation autour de 1,8% jusqu’à la charnière de 2014-2015 où il dépasse de nouveau les 2% du PIB, après dix ans sous ce seuil, et continue d’augmenter (2,3% en 2020, et 2,1% en 2021 du fait du retournement à la hausse du PIB après la récession causée par la pandémie)18.
La Tchéquie voisine a suivi une trajectoire très différente. Celle-ci a diminué son effort de défense de 2,3% du PIB en 1993 à un demi-point de PIB dix ans plus tard, soit une baisse relativement contenue. Mais après avoir continuellement augmenté en valeur jusqu’à près de 3 milliards de dollars en 2008, les dépenses militaires ont été fortement réduites jusqu’à ne représenter que 1,8 milliard de dollars en 2015 où elles étaient passées sous les 1% du PIB avant de remonter à un rythme assez soutenu, pour ne retrouver le niveau de 3 milliards de dollars qu’en 2020. L’accélération du réarmement tchèque à partir de la fin des années 2010 est perceptible dans l’évolution de l’effort de défense sur la période, celui-ci passant de 0,9% du PIB en 2017 à 1,4% en 202119.
A son indépendance en 1993, la Slovaquie entretenait un effort de défense non-négligeable de 2% du PIB, qui grimpa même à 3,1% en 1995. Mais le budget militaire slovaque connaît une baisse sensible dans les années suivantes pour tomber à 1,6% du PIB en 2000 alors que le pays doit financer sa transition vers une armée de type occidental, et à 1,2% en 2010. Les dépenses militaires passent sous les 1% du PIB au début des années 2010, pour stagner jusqu’en 2019 où elles montent à 1,7% et tutoient même les 2% l’année suivante, avant de retomber à 1,7% sous le double effet d’une baisse des dépenses d’acquisition et du rebond économique post-covid20.
La Hongrie réduit son effort de défense de 2,5% du PIB en 1990 à 1,5% dix ans plus tard, et 1% en 2010, un seuil franchi à la baisse en 2013 et que les dépenses militaires du pays ne dépassent à nouveau qu’en 2016. Après une stagnation, les dépenses militaires grimpent en 2020 à près de 1,9% du PIB (en augmentation de 2 à 2,7 milliards de dollars), leur diminution à 1,6% l’année suivante étant là encore liée au rebond de l’activité21.
Aurélien Duchêne
Sources :
1 https://web.archive.org/web/20080307042849/http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,988170-2,00.html https://www.nato.int/acad/fellow/94-96/wohlfeld/home.htm
2 https://notesfrompoland.com/2021/10/26/poland-unveils-new-defence-law-to-counter-hybrid-threats-and-russias-imperial-ambitions/
3 https://balkaninsight.com/2022/02/08/making-polands-military-great-again/
4 https://notesfrompoland.com/2021/07/14/poland-to-buy-250-us-abrams-tanks-as-deterrent-against-russia/
5 https://notesfrompoland.com/2021/05/25/polish-president-visits-turkey-to-seal-military-deals-with-strongest-ally-in-region/
6 https://notesfrompoland.com/2021/09/08/poland-signs-deal-for-short-range-air-defence-system-to-be-produced-domestically/
7 https://english.radio.cz/defense-industry-czech-republic-8068404
8 https://www.securityoutlines.cz/comparison-of-military-manpower-policy-in-the-czech-republic-and-the-former-czechoslovakia/#_edn13
9 https://www.army.cz/assets/en/ministry-of-defence/whitepaperondefence2011_3.pdf
10 https://www.defensenews.com/global/europe/2018/06/20/heres-what-the-czech-military-wants-to-buy-with-its-record-45b-modernization-program/
11 https://www.army.cz/images/id_8001_9000/8503/CAFDC.PDF
12 https://www.army.cz/assets/en/ministry-of-defence/basic-documents/dv-2035-aj.pdf
13 https://www.defensenews.com/global/europe/2018/11/21/czech-republic-to-boost-spending-on-land-weapons-in-2019/
14 https://www.edrmagazine.eu/czech-republic-signed-the-acquisition-contract-for-62-titus
15 https://www.thedefensepost.com/2019/11/12/czech-republic-purchase-uh-1y-ah-1z-helicopters-textron/
16 https://www.knds.fr/en/our-news/latest-news/czech-republic-officially-orders-52-caesar-8×8-nexter
17 https://www.defensenews.com/air/2015/01/16/slovakia-eyes-black-hawk-purchase/
18 https://www.macrotrends.net/countries/POL/poland/military-spending-defense-budget
19 https://www.macrotrends.net/countries/CZE/czech-republic/military-spending-defense-budget
20 https://www.macrotrends.net/countries/SVK/slovak-republic/military-spending-defense-budget
21 https://www.macrotrends.net/countries/HUN/hungary/military-spending-defense-budget
Chargé d’études à Euro Créative, spécialiste des questions de défense et de sécurité internationale. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova 2022) et de La Russie de Poutine contre l’Occident (Eyrolles, 2024).