La Gagaouzie, l’autre cheval de Troie russe en Moldavie ?

Par Ulrich Bounat, analyste géopolitique, spécialiste de l’Europe centrale et orientale 

 

Petit pays enclavé aux frontières de l’Union Européenne, pris entre la Roumanie et l’Ukraine, la Moldavie est devenue, depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, un des fronts où se mène la lutte d’influence entre le Kremlin et l’UE. Portée par la présidente Maia Sandu depuis 2020, l’émancipation progressive de Chisinau vis-à-vis du Kremlin pourrait franchir une nouvelle étape lors de l’élection présidentielle, dont le premier tour est prévu le 20 octobre 2024. Maia Sandu y est candidate à sa réélection, mais a surtout ajouté au scrutin un référendum sur l’inscription dans la constitution de l’objectif d’intégration à l’UE.  

Pour tenter de faire dévier cette sortie de l’orbite russe, Moscou utilise les différents leviers traditionnels qu’elle possède dans le pays : politiciens locaux, notamment le parti socialiste et celui d’Ilan Shor, chantage énergétique et économique, Transnistrie. Mais devant le relatif insuccès de ces moyens de pression le Kremlin a décidé de s’appuyer sur un autre « outil » plus méconnu : la Gagaouzie.

Située au sud du pays, cette région dispose d’un statut politique et social spécifique en Moldavie, qui s’explique par un contexte historique et ethnique particulier. La région est majoritairement peuplée de gagaouzes, peuple turcique et chrétien orthodoxe issu des Balkans. Persécuté au temps de l’empire Ottoman, ils bénéficient de la protection tsariste pour s’installer en Bessarabie au début du 19ème siècle. Ce lien historique entre gagaouzes et Moscou est encore très prégnant aujourd’hui. D’après une étude de l’Institut des Politiques Publiques moldave de 2021, 68,2% des gagaouzes ne parlent pas le roumain, la langue largement majoritaire (le moldave étant un régionalisme du roumain), et près de 90%[1] utilisent le russe (ou le gagaouze) au quotidien, contre seulement environ 20%[2] pour le reste de la population.

Ce tropisme linguistique rend cette minorité beaucoup plus perméable à la propagande russe. Ainsi, avant que l’interdiction de juin 2022 contre les principales chaînes de tv russes, véritables outils d’influence à la solde du Kremlin, 73% des gagaouzes regardaient quotidiennement ces programmes, contre seulement 47% pour les moldaves[3]. Cette perméabilité aux discours du Kremlin pourrait sembler indolore pour la Moldavie, les gagaouzes représentant seulement 5% de la population environ. Mais le statut politique de la région dépasse largement ce faible pourcentage.

Car la Gagaouzie dispose d’une très large autonomie politique, et surtout d’un droit à l’autodétermination en cas de perte de la souveraineté de la Moldavie. Ce statut spécial trouve son origine dans la chute de l’Union Soviétique. Déclarant unilatéralement leur statut de république indépendante au sein de l’URSS le 19 aout 1990, la Gagaouzie devient plus ou moins indépendante de facto à la chute de l’URSS, même si cette déclaration n’est jamais reconnue par Chisinau ni par aucun Etat. S’ensuivent des années de négociations tendues, les gagaouzes craignant leur dilution dans une éventuelle unification de la Moldavie et de la Roumanie, théorie régulièrement poussée par les unionistes roumains des deux côtés de la frontière, et Chisinau souhaitant éviter une autre guerre similaire à celle avec la Transnistrie en 1992. C’est donc pour tenter de rassurer cette minorité tout en la réintégrant qu’a été accordé dans la constitution de 1994 une très large autonomie à la Gagaouzie, qui dispose de son propre Parlement dans sa « capitale », Comrat, et d’un gouverneur, le « Başkan » en gagaouze, qui prend traditionnellement part au processus décisionnel à Chisinau.

Forte de son influence historique dans cette région au poids institutionnel très important, Moscou a souvent incité Comrat à marquer son opposition à l’éventuel tournant pro européen pris à Chisinau. Ainsi, lorsque la Moldavie signe en juin 2014 l’accord d’Association avec l’UE, Comrat organise un référendum quelques mois auparavant avec un résultat écrasant dans le sens contraire. 98,4% des votants privilégient un rapprochement avec l’union douanière eurasiatique pilotée par Moscou, et 97,2% s’opposent à une plus grande intégration avec l’UE. Toujours pour marquer son opposition à l’intégration européenne et les valeurs qui y sont associées dans la propagande russe, le parlement gagaouze vote une loi en 2022 pour interdire la « propagande des relations non traditionnelles ».

Cette campagne de sape de l’état moldave par le Kremlin s’est très fortement accélérée avec la guerre en Ukraine et la guerre hybride désormais menée par Moscou contre l’occident. Alors que l’UE accorde le statut de candidat à la Moldavie le 23 juin 2022 et entame les négociations d’adhésion le 14 décembre 2023, la Russie décide de profiter de l’élection du nouveau Başkan au printemps 2023 pour avancer ses pions. Son choix se porte sur Evghenia Guțul, porte-voix d’un oligarque ouvertement pro russe, Ilan Shor. Ce dernier, mis en cause dans l’affaire du détournement d’un milliard de dollars des caisses de plusieurs banques moldaves en 2015, est en fuite depuis 2019 et réfugié désormais en Russie dont il a acquis la nationalité en 2024. Il met au service du Kremlin ses réseaux corruptifs établis de longue date en Moldavie, où Shor a entretenu un parti à son nom et un fief politique dans la ville d’Orhei. Il met donc son argent au service de la campagne de Guțul, promettant de déverser 500 millions de dollars sur la Gagaouzie si elle est élue et achetant très probablement des voix plus directement. Des menaces d’achats de voix qui pèsent d’ailleurs aussi sur le référendum sur l’avenir européen de la Moldavie. D’après de très récentes enquêtes, Ilan Shor aurait dépensé une dizaine de millions d’euros pour acheter plus de 100 000 votes non au référendum.

Depuis son élection, Guțul multiplie les provocations envers Chisinau, comme cette visite officielle et photo op avec Vladimir Poutine à Sotchi en mars 2024 et alimentant les menaces de sécession en cas d’intégration européenne. En réaction, l’état moldave a banni le parti d’Ilan Shor, et l’UE et les USA tentent d’appuyer le gouvernement de Maia Sandu : des sanctions sont notamment prises contre Guțul par les USA en juin 2024 et par l’UE en octobre 2024 pour ses activités séparatistes.

En parallèle, le gouvernement moldave tente de contourner le gouvernement local en s’adressant directement aux municipalités, notamment pour leur distribuer les financements étatiques, qui représentent 70% du budget de la Gagaouzie, et de développer l’apprentissage du moldave. Un premier pas qui en appellera sûrement d’autres, pour confirmer l’arrimage de la région aux aspirations européennes de la Moldavie, et qui constitue une petite révolution pour la classe politique moldave pro européenne. Lors de l’élection du Başkan en 2023, le parti PAS de Maia Sandu n’avait ainsi pas présenté de candidat, considérant la région acquise à Moscou.

La Moldavie pourrait aussi bénéficier de l’expertise de l’UE dans la gestion des entités autonomes et des minorités, ainsi qu’au niveau de l’utilisation de financement pour développer les zones reculées. C’est une partie de l’avenir européen de la Moldavie qui se joue à Comrat, dont une sécession aurait des conséquences non seulement pour Chisinau mais aussi pour les états limitrophes comme l’Ukraine, puisque en 2014, le Başkan de l’époque avait soutenu la création d’un éphémère « Conseil National Bessarabien » sécessionniste, réunissant des gagaouzes pro russes dans la région du Boudjak, à l’extrême sud-ouest de l’oblast d’Odessa.

[1] CIVIS Centre, Ethnobarometer Moldova -2020, 2020

[2] Ibid

[3] Ibid

 

 

Sources :

Gagauzia, the restless region in the south

Will Gagauzia Become Moldova’s Second Breakaway Region?

 

 

 

 

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