L’Abkhazie, l’indépendance de Tbilissi au prix de la soumission à Moscou ?

Par Ulrich Bounat, analyste géopolitique, spécialiste de l’Europe centrale et orientale 

Depuis les législatives du 26 octobre remportées par le parti Rêve Géorgien, tous les regards sont tournés vers Tbilissi. Des manifestants y protestent chaque soir contre le virage illibéral et la mise à l’arrêt de la candidature à l’UE par le pouvoir, dirigé en sous-main par le milliardaire Bidzina Ivanishvili. Cependant, dans le tumulte des dépêches venues de Géorgie, des nouvelles venues mi-novembre de Soukhoumi, capitale de la région séparatiste géorgienne d’Abkhazie, détonnent et font écho à la situation à Tbilissi : des manifestants occupent les lieux de pouvoir le 15 novembre et forcent le président Aslan Bjania à la démission le 19 novembre.

La démission du président abkhaze sous la pression de la rue n’a rien d’inhabituel. Bjania n’était-il pas arrivé au pouvoir en 2020 à la suite d’une révolution chassant son prédécesseur Raul Khadjimba, accusé d’avoir falsifié les élections de 2019 ? Et ce dernier n’avait il pas conquis le pouvoir en 2014 à la suite d’une révolution chassant le président Alexandre Ankvab, accusé de corruption ? Une telle instabilité, avec trois révolutions en dix ans déposant les trois derniers présidents, pose la question des causes structurelles d’une telle tempête institutionnelle. Mais aussi des causes circonstancielles qui ont précipité la chute de Bjania.

L’une des causes structurelles, de l’avis de nombreux experts et de la société civile[1], tient à la concentration des pouvoirs entre les mains du président du fait de la constitution actuelle, rédigée en 1994. Taillée sur mesure pour le président de l’époque, Vladislav Ardzinba, leader politique des forces abkhazes contre Tbilissi lors de la guerre de 1992-1993, et établie au sortir de la guerre avec la Géorgie, elle octroie au président des pouvoirs très étendus et très peu de contre-pouvoirs. Une constitution d’un Etat sortant d’une guerre et anticipant la reprise possible des hostilités. Cette absence de contre-pouvoirs rend peu opérants les moyens démocratiques classiques de contestation, et favorise les visées autocratiques[2] et la corruption présidentielle. D’après des documents saisis dans son palais pris d’assaut par les manifestants en novembre et partagés par l’opposition, le président Bjania aurait acquis durant sa présidence plusieurs biens immobiliers en Russie, pour une valeur de plusieurs millions de dollars[3].

Une autre cause structurelle tient à la petitesse du « pays » et de son pool électoral. Peuplé d’un peu moins de 200 000 personnes[4] d’après les estimations, le vote n’est possible que pour les Abkhazes ethniques, ou pour ceux pouvant justifier d’une présence continue sur le territoire dans les cinq années précédant la « déclaration d’indépendance » de 1999[5]. Soit un pool de votants d’environ 100 à 130 000 personnes. Un nombre suffisamment faible pour que toute tentative de soudoyer les votants ait des effets majeurs, mais aussi pour que tout excès d’autoritarisme provoque rapidement un retournement de la majorité. Et paralyse l’appareil répressif dans ce pays où tout le monde se connaît. L’extension de la révolte anti Bjania mi-novembre tient ainsi notamment à l’emprisonnement des leaders de la contestation, provoquant une onde de choc au sein de la population qui a investi les lieux de pouvoirs sans véritable opposition des forces de sécurité.

Troisième raison structurelle, l’hyper dépendance à Moscou. Reconnue uniquement par la Russie depuis 2008 et une poignée d’état clients du Kremlin[6], toute la sécurité et l’économie de l’Abkhazie « indépendante » dépendent du bon vouloir russe. Cette absence de toute reconnaissance internationale obère le développement économique de la population abkhaze, source de tensions sociales et politiques, et donne un pouvoir exorbitant au Kremlin, qui tente d’obtenir toujours plus de concession de son allié. Et les moyens de pression pour Moscou sont nombreux. Environ 50% du budget de l’Abkhazie vient de subsides russes, et l’essentiel des recettes fiscales est issu de la venue des touristes russes et de l’export de produits agricoles comme les noix, le vin et les clémentines, qui se fait essentiellement vers la Russie. Soukhoumi fait d’ailleurs officiellement partie de l’espace économique russe depuis 2014 et utilise le rouble.

Ce sont ces concessions toujours plus exigeantes de la part du Kremlin qui sont à l’origine directe des manifestations ayant conduit à la révolution contre Bjania. En échange de son aide financière, Moscou souhaite en effet que l’Abkhazie ouvre grand ses portes aux investisseurs et à l’influence russes : privatisation des entreprises, hôtels, sanatoriums… au bénéfice de Moscou, construction de logements et de lieux de villégiatures par et pour les Russes, notamment sur la côte, extension de l’influence du Patriarcat Orthodoxe de Moscou au détriment du petit Patriarcat local schismatique d’avec la Géorgie, notamment sur le monastère du Nouvel Athos[7].

Si les Abkhazes sont reconnaissants envers Moscou d’assurer leur indépendance de la Géorgie, ils ne veulent pour autant pas devenir une simple banlieue de Sotchi, située à moins de 40 kilomètres de la frontière, ou uniquement un lieu de villégiature pour les Russes. C’est pourquoi la perspective d’une ratification de la loi[8]« sur l’évitement de la double imposition et la prévention de l’évasion fiscale », promettant aux investisseurs russes peu voire pas de taxes pendant huit ans au détriment des entrepreneurs locaux, a mis le feu aux poudres en novembre 2024. Couplée à un autre projet de loi visant à autoriser la construction de 10 000 appartements hôtels pour les Russes dans l’est du « pays »[9], ces deux mesures sont vues par une majorité d’Abkhazes comme une annexion de facto par la Russie[10], bouleversant les équilibres économiques et ethniques au bénéfice exclusif de Moscou et de ses affidés au pouvoir.

Les manifestations auront eu raison du président et de ces lois de façon temporaire, le parlement abkhaze votant contre leur ratification le 3 décembre 2024. Mais Moscou utilise l’arme économique en rétorsion : arrêt de l’import des agrumes au prétexte d’un parasite découvert dans les cargaisons, arrêt des subventions versées par Moscou, notamment pour payer les fonctionnaires mais surtout sur l’énergie. Or l’Abkhazie repose en grande partie de l’aide russe pour son approvisionnement énergétique. Si une part de son énergie provient du barrage de l’Inguri, cogéré avec la Géorgie, Soukhoumi dépend pour une bonne part de l’énergie fournie à prix bradés par Moscou, notamment l’hiver où le barrage produit moins, un phénomène fortement aggravé par le changement climatique. Devant l’incapacité à payer les prix du marché imposé désormais par Moscou pour acheter son énergie, le gouvernement abkhaze multiplie les coupures de courant. Mi-décembre, seules 4h40 de courant étaient garanties en journée[11], et la promesse d’absence de coupure la nuit semblait déjà difficile à tenir. D’autant que l’Abkhazie semble incapable de stopper le minage de bitcoin sur son territoire, qui ont fait exploser sa demande énergétique de 2 à 3 milliards de kWh ces dernières années.

Cette tentative de coercition économique de l’Abkhazie par Moscou illustre que, pour la Russie, l’indépendance de ce territoire signifie uniquement une indépendance de la Géorgie, et pas une véritable indépendance, objectif souhaité par une majorité d’Abkhazes. Soukhoumi n’est vu par le Kremlin que comme un pion dans son jeu stratégique vis-à-vis de Tbilissi et du sud Caucase, instrumentalisant les revendications du peuple abkhaze pour sa propre projection de puissance. Dans ces conditions, la tentative des Abkhazes de défendre leur indépendance vis à vis de leur colossal voisin tient de la gageure. Quel que soit le président qui sera élu lors du scrutin prévu le 15 février 2025[12], il affrontera lui aussi la tâche quasi impossible d’obtenir les indispensables faveurs du parrain russe pour soutenir l’économie, tout en évitant l’annexion de facto. Celle-ci reste et sera toujours farouchement rejetée par la population qui, bien que pro-russe, reste fondamentalement patriote et ne souhaite pas voir l’Abkhazie avalée par le « grand frère ». Dans ce cadre, la perspective d’un régime de plus en plus aligné avec Moscou à Tbilissi complique encore plus l’impossible équation pour Soukhoumi.

[1] https://jam-news.net/abkhazia-urged-to-implement-urgent-reforms-ahead-of-presidential-election/

[2] https://regard-est.com/la-societe-civile-abkhaze-en-danger-entretien-avec-said-gezerdava

[3] https://jam-news.net/former-abkhaz-president-amassed-14-million-in-property-while-in-office/

[4] https://www.crisisgroup.org/global/abkhazia-today

[5] Excluant de facto les nombreux géorgiens résidant en Abkhazie et expulsés suite à la guerre civile

[6] Nicaragua, Vénézuéla, Syrie et Nauru

[7] https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/En-Abkhazie-les-moines-du-Nouvel-Athos-en-quete-de-reconnaissance-2015-08-19-1345891

[8] Signée le 30 octobre 2024 entre la ministre de l’Économie abkhaze, Kristina Ozgan, et son homologue russe, Maxim Reshetnikov

[9] Déposée au parlement en juin 2023 et retirée sous la pression populaire en juillet 2024

[10] L’opposition parlant même de « mise en esclavage de l’Abkhazie » https://www.rferl.org/a/georgia-breakaway-abkhazia-region-rejection-investment-agreement-russia-parliament/33225500.html

[11] https://jam-news.net/energy-crisis-in-abkhazia-daytime-power-cuts-loom/

[12] Le leader de l’opposition, Adgur Ardzinba, fait pour l’instant figure de favori

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