« L’Union Européenne a besoin d’une industrie financière, énergétique et de défense »

Entretien « Europe Stratégique » numéro 2, avec Fabrice Le Saché, vice-président du MEDEF, président de la Commission PME et Entrepreneuriat de BusinessEurope.

« Europe Stratégique » est une série d’entretien menés avec des personnalités politiques, chercheurs, think tankers et chefs d’entreprise sur l’autonomie stratégique européenne. Entretien mené par Arthur Kenigsberg, président d’Euro Créative 

L’autonomie stratégique européenne est-elle un thème auquel les entreprises françaises pensent de plus en plus ? Ou l’autonomie stratégique ne se traduit pas encore sur le terrain économique ?

Avant de parler des entreprises, parlons du MEDEF puisque c’est à ce titre-là que j’accorde cet entretien. Pour le MEDEF, l’autonomie stratégique ou plus simplement la souveraineté, c’est la capacité de choisir pour soi-même, c’est être libre de ses décisions. C’est la capacité de prendre des décisions par nous-mêmes en matière technologique, économique, diplomatique et politique. Donc c’est la capacité d’être libre, souverain, indépendant. L’indépendance n’est jamais absolue. La souveraineté n’est jamais absolue. On est toujours bien sûr en interdépendance dans le monde et dans des rapports de forces interétatiques.

Les États-Unis posent de questions à personne quand ils prennent des sanctions qu’on appelle unilatérales. L’effectivité de la loi extraterritoriale américaine dépend uniquement de sa puissance car par exemple ils peuvent dire que cette loi s’applique aux entreprises qui sont au Mozambique mais si le Mozambique est puissant, bien malin sera celui qui fera en sorte qu’ils puissent exécuter leur réglementation. Ce qui fait la force des Etats-Unis, c’est qu’ils sont puissants et personne ne veut se couper du marché américain. Donc on applique la loi, on n’y est pas forcément contraint, mais on ne veut pas lutter contre des poursuites de la FED, du département de la justice américaine ou du Trésor. Donc c’est extrêmement important d’être libre, souverain, d’avoir cette autonomie, de ne pas dépendre de l’IA chinoise ou du numérique chinois ou de ne pas dépendre de matières premières critiques qui sont hors de l’Union Européenne car ces dépendances peuvent être utilisées comme des armes. Il faut qu’on ait les moyens d’être autonomes et indépendants. C’est ça la vision du MEDEF.

Les entreprises souhaitent avoir le maximum d’outils sur leur terrain de jeu. Mais il ne faut pas oublier qu’on a des entreprises mondiales : l’Europe n’est pas leur seule zone de chalandise, c’est le monde entier. Donc oui la base européenne doit être solide et compétitive sinon on perd ces entreprises et c’est tout le propos des rapports Letta et Draghi. Cela nécessite d’avoir une indépendance financière, un système financier puissant. Il ne faut pas retomber dans un « mon ennemi c’est le monde de la finance ». Nous avons besoin d’une industrie financière, comme d’une industrie énergétique, comme d’une industrie de défense.

Quels sont les principaux freins économiques à l’autonomie stratégique européenne ?

Le premier obstacle, c’est l’hétérogénéité des pays européens, leur diversité. On n’est pas un État, on ne peut pas se comparer à la Chine et aux Etats-Unis, on est 27 pays différents, avec nos parlements nationaux, le Parlement européen, la Commission Européenne, c’est donc plus difficile de trouver des sujets stratégiques communs pour avancer. La Pologne par exemple ce n’est pas tout à fait les mêmes réalités que le Portugal. Il y a une unité sur les valeurs mais il y a des différences d’intérêts immédiats qui sont plus ou moins brûlants, par exemple en termes de sécurité et de défense, 80% du matériel acheté par la Pologne ou l’Allemagne c’est en dehors de l’Union Européenne. Donc à partir du moment où il n’y a pas de confiance et où le partenaire sécuritaire ce sont les États-Unis, ça n’encourage pas à développer nos industries de défense en Europe.

C’est pour cela qu’au MEDEF nous proposons et portons une préférence européenne. Il faut un fond de défense de 100 milliards. Il faut qu’on construise cette Europe de la défense. La défense, c’est un domaine de souveraineté absolue et elle ne doit pas être diluée par l’étape européenne, il faut qu’elle soit renforcée par l’étape européenne.

 

La situation politique mais surtout économique et financière de la France sont-elles aujourd’hui un frein à sa crédibilité en Europe ? On sait que la France est une « puissance d’initiative » en Europe, mais aujourd’hui en a-t-elle toujours la capacité ?

La France a perdu de sa crédibilité et son discrédit vient de la parole publique qui n’est pas respectée sur des trajectoires de déficits publics qui chaque année s’aggravent. On est actuellement dans un trou noir, on parle de moins 6 %, on ne sait même pas vraiment, c’est peut-être moins 4%, moins 5%, moins 6%, peut-être demain moins 7 ou 8%. Ce n’est vraiment pas brillant. Nous avons quasiment un quart du budget qui n’est pas financé à plus de 130 milliards. Ce sont des trous abyssaux. Et on ne voit pas vraiment comment on peut s’en sortir dans un pays qui a le record de dépenses publiques quasiment mondiales et qui a des trous partout. Aujourd’hui on est encore en train de discuter si on doit remettre de l’essence dans le réservoir mais c’est un réservoir qui est troué.

Il y a une question démographique, des retraites évidemment, qui est aussi valable pour d’autres pays. Sauf que nous, on a des partis politiques qui sont pour des retours en arrière alors que les retraites sont la première dépense publique. La situation des finances publiques françaises c’est un frein à sa crédibilité et à sa puissance car quand on a 60 ou 70 milliards d’euros d’intérêt de dettes par an, ce sont deux porte-avions et demi qu’on ne peut pas financer, c’est plus que le budget de la Défense en fait. Donc avec ces problèmes budgétaires on se prive vraiment de notre capacité d’investissement. Le budget d’investissement de l’État est ridicule aujourd’hui.

Sur les initiatives françaises, il y en a des intéressantes avec le virage stratégique vers les pays d’Europe centrale pris par Emmanuel Macron avec ses discours à Bratislava et Prague, « on ne vous a pas suffisamment écoutés » en réponse à Jacques Chirac qu’il leur avait dit « qu’ils avaient manqué une occasion de se taire ».

Et sentez-vous que les entreprises françaises sont aujourd’hui beaucoup plus intéressées par les pays d’Europe centrale et orientale qu’auparavant ?

Oui mais pas pour les mêmes raisons. Lorsqu’il y a eu l’intégration européenne, les entreprises françaises étaient intéressées par cette région pour les relocalisations de sites industriels afin de bénéficier d’une main-d’œuvre qualifiée très compétitive et formée. C’était dans le cadre d’un investissement qui était intéressant. D’où aussi le succès économique de ces pays. Aujourd’hui, je crois que l’intérêt pour un certain nombre de ces pays comme la Pologne c’est le marché en lui-même avec des PIB par habitant qui ont énormément évolué à la hausse et des classes moyennes et aisées qui consomment. Donc ce sont des débouchés pour les exportations de nos entreprises, dans le cosmétique par exemple, ou l’industrie de la mode, du luxe, et de nos industries de défense ou de nos industries aéronautiques.

Mais pour revenir à l’autonomie stratégique, il faut se souvenir des occasions manquées et du contrat cassé des Caracal en Pologne. Aujourd’hui est-ce que Airbus va signer avec la Pologne une vente d’hélicoptères ? Il y a aussi le sujet du nucléaire en Tchéquie où les Tchèques ont finalement privilégié les Sud-Coréens aux Français. Ils sont souverains, ils font ce qu’ils veulent mais je ne suis pas sûr qu’on construise l’autonomie stratégique européenne de cette façon.

Est-ce que ce n’est pas dû aussi à un manque d’influence française dans la région?

Non, je pense qu’on a fait tout ce qu’il fallait. Honnêtement, le nombre d’entreprises françaises en République tchèque est très important avec une chambre de commerce très active. En France, on joue souvent à se diminuer mais on est quand même le deuxième, troisième ou quatrième investisseurs en stock, en flux de tous ces pays-là. La France est un pays puissant et nous n’avons d’ailleurs pas que des grands groupes en Europe centrale et orientale, nous avons aussi des PME et des startups.

Le coup de frein qu’on peut percevoir, c’est le coup de frein de l’économie française des trente dernières années. Quand on a moins d’entreprises et une crise économique pendant trente ans accompagnés d’une désindustrialisation, on a moins de base pour exporter.  

Le MEDEF est-il aujourd’hui associé dans des projets d’aide et de reconstruction de l’Ukraine ? Nous avons beaucoup d’interlocuteurs sur place qui nous disent qu’ils voient une présence croissante des Allemands, des Britanniques, des Scandinaves, des Turcs et des Chinois mais que la présence française tarde à être remarquée.

Je me méfie de ces propos rapportés du terrain parce que je les ai entendus mille fois en Afrique : « il y a tous les autres sauf nous ». Ce que je constate, c’est qu’en Afrique, les exportations françaises augmentent mais ces impressions sont faussées par le marché a explosé. Mais il suffit de prendre les chiffres de façons non émotionnelles. En Ukraine, nous sommes là aussi. Nous sommes quasiment dans le top trois des classements des investisseurs, employeurs, entreprises présentes. C’est ça la réalité.

Avant de parler de la reconstruction de l’Ukraine dans laquelle nous sommes mobilisés, il faut sauver la présence française sur place parce que lorsque nous avons une entreprise des Vosges qui a des contrats pour des chaufferies industrielles à Kherson ou ailleurs et qui perd son contrat parce qu’il y a des entreprises américaines qui arrivent, c’est pour nous un sujet de vigilance. Il faut donc déjà d’accompagner nos entreprises qui sont sur place pour ne pas perdre ce tissu. Il y a ensuite évidemment ces questions de reconstruction. Il y a un certain nombre de task forces et MEDEF International a une task force dédiée, présidée par Laurent Germain, le directeur général d’Egis. Il y a des réunions fréquentes, régulières, coordonnées avec les services de l’État. Il y a eu des visites de MEDEF International à Kyiv avant la guerre.

Mais nous sommes des entreprises privées. Vous parlez de la Turquie, de la Chine, il faut faire attention : leurs entreprises sont soutenues politiquement avec des carnets de chèques donc elles peuvent faire des pertes. Je ne vois pas beaucoup d’entreprises privées françaises qui ont vocation à aller dans des endroits parce qu’il y a un signal politique qui leur dit d’y aller. Non, elles regardent la rentabilité, le risque et le business. Il y a des questions techniques, d’assurances. On ne peut pas envoyer des entreprises au casse-pipe. En Ukraine nous sommes très présents dans les secteurs des transports avec les tramways, dans l’urbanisme avec les objectifs de « ville durable » etc. Donc on est présents, peut-être moins visibles, mais on n’est pas absent.

Nous devons parvenir à nous percevoir de façon lucide : la France est un pays qui pèse, qui est important économiquement, politiquement, diplomatiquement, mais elle est dans un monde qui change rapidement, avec un centre d’équilibre qui qui va évidemment à l’Est, l’Orient, l’Asie, le Pacifique et avec des Etats-Unis qui nous ont décrochés économiquement. Il y a un sujet de démographie et de décrochage économique européen qui est très clair. Le Pacte vert doit être complété d’une vision de croissance, de production, de compétitivité, d’industrie et de travail. C’est ce qui manque cruellement à l’Europe qui s’est enfermée dans des visions environnementales ou sociétales qui seules ne permettent pas d’atteindre les objectifs qu’on défend comme les droits humains ou le net zéro mais on ne peut pas le faire sans vision économique.

 

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