Modi en Pologne et en Ukraine

Un symbole des relations entre Europe centrale et orientale et Sud Global

À la fin du mois d’août, le Premier Ministre indien Narendra Modi a visité la Pologne, puis l’Ukraine. Une visite pour le moins historique, puisqu’il s’agissait de la première d’un chef de gouvernement indien en Pologne depuis près de 45 ans, et la toute première en Ukraine depuis l’indépendance de ce pays en 1991. Plus largement, cette visite symbolise le développement des relations entre les pays d’Europe centrale et orientale et ceux issus de ce qu’on appelle, faute de meilleure expression, le « Sud global ».

Modi en Pologne puis en Ukraine

La visite de Narendra Modi est effectivement révélatrice de l’importance croissante des pays d’Europe centrale et orientale sur la scène internationale. Cette importance stratégique s’explique bien sûr en grande partie par le conflit en cours en Ukraine, mais aussi par le poids politique et économique de plus en plus significatif de ces pays.

La venue du chef de gouvernement indien s’explique d’abord par des raisons diplomatiques. Cette visite survient après une rencontre très médiatisée avec Vladimir Poutine au début de l’été. Rappelons que depuis 2022, l’Inde adopte une position complexe, oscillant entre le maintien – voire dans certains domaines comme l’énergie l’approfondissement – de relations étroites avec la Russie, et le rapprochement avec l’Occident. Les pays occidentaux sont devenus des alliés essentiels pour l’Inde face à la montée des tensions en Asie, notamment vis-à-vis de la Chine. Lors de son déplacement en Ukraine et en Pologne, Narendra Modi a montré que son pays aspire à jouer un rôle de puissance médiatrice. Kyiv voit en New Delhi un possible intermédiaire auprès de Moscou, notamment en vue d’une seconde édition de la conférence pour la paix en Ukraine prévue à la fin de l’année. De son côté, l’Inde maximise sa position « d’État pivot » pour s’affirmer comme une puissance régionale majeure.

La visite de Modi avait également des objectifs plus concrets, notamment sur le plan économique. En effet, l’Inde cherche à renforcer ses relations commerciales avec ses partenaires occidentaux. L’Europe centrale et orientale, malgré la guerre en cours, regroupe des pays affichant les taux de croissance les plus élevés en Europe. Le déplacement à Varsovie a ainsi conduit à la signature d’un « partenariat stratégique » avec la Pologne, centré sur le développement des relations bilatérales au niveau économique (agriculture, IT, énergie, infrastructures, industrie minière etc.) mais aussi sur la coopération en termes de défense et de sécurité (promotion des coopérations industrielles, modernisation de l’équipement militaire, et exercices conjoints). En Ukraine, le Premier ministre indien a également exprimé sa volonté de renforcer les liens bilatéraux, avec un accent particulier sur la coopération dans les domaines de la sécurité et de la défense, ainsi que sur la perspective de la reconstruction du pays tout en assurant un soutien continu au niveau de l’aide humanitaire.

La multiplication des relations entre les pays d’Europe centrale et orientale et le Sud global

La visite de Narendra Modi dans la région n’est toutefois que le dernier exemple en date de développement des liens entre les pays d’Europe centrale et orientale et le « Sud global », en particulier avec des nations asiatiques et africaines.

De nombreuses visites de haut niveau ont eu lieu ces dernières années, avec une prolifération particulièrement visible depuis 2022. Ces développements sont mutuels comme en témoigne la venue d’une dizaine de dirigeants africains à Varsovie et à Kyiv en juin 2023 ou le déplacement du Premier Ministre vietnamien en Hongrie et Roumanie en janvier dernier mais aussi les récentes tournées diplomatiques des présidents polonais et roumains en Afrique. Au-delà de simples visites, de nombreux pays d’Europe centrale et orientale ont choisi d’intensifier de manière significative leurs relations avec ces pays en optant pour une approche stratégiques. Par exemple, la Lituanie et la République Tchèque ont récemment élaboré des stratégiques régionales pour l’Indopacifique tandis que l’Estonie, la Hongrie, la République Tchèque ou la Roumanie ont dévoilé des documents stratégiques concernant le continent africain.

Bien que les relations entre ces pays aient été quasiment inexistantes au cours des trois dernières décennies, certains pays d’Europe centrale et orientale se souviennent toutefois des liens stratégiques particuliers tissés au temps de la guerre froide. Comme à l’époque, l’établissement de ces relations repose sur un pragmatisme dicté par des intérêts mutuels. Pour les pays d’Europe centrale et orientale, les motivations sont doubles. Premièrement, le développement de relations sur ces théâtres stratégiques répond à des objectifs diplomatiques et sécuritaires. Dans le cas de l’Afrique, un effort considérable a été déployé pour expliquer les causes de la guerre en Ukraine et la responsabilité russe dans ce conflit afin d’attirer le soutien diplomatique de ces nations et de lutter contre la désinformation russe à l’échelle internationale.

Comme il y a quelques décennies, la mise en place de ces relations est pragmatique en fonction d’intérêts mutuels. Pour les pays d’Europe centrale et orientale, cela se joue à deux niveaux. D’une part, le développement de relations sur ces théâtres stratégiques répond à des objectifs diplomatiques et sécuritaires. Dans le cas de l’Afrique, un effort important a été consenti concernant l’explication de la guerre en Ukraine et des raisons de la culpabilité russe. Aussi, cette présence vise à répondre à des défis sécuritaires tels que les causes facilitant l’immigration illégale ou la développement de groupes terroristes et criminels. Dans l’Indopacifique, l’engagement stratégique de Prague ou de Vilnius a été influencé par une volonté de montrer à l’allié américain qu’ils partagent les préoccupations liées aux développements régionaux et qu’ils comprennent les raisons du « pivot asiatique ».  D’autre part, il y des intérêts économiques pour ces pays, qui voient dans ces régions des partenaires commerciaux potentiels dont les économies en pleine expansion offrent de nouvelles opportunités. Par exemple, l’Estonie cherche à s’imposer sur le marché africain dans le secteur de la digitalisation et met en place des coopérations dans ce domaine, tandis que d’autres signent des accords commerciaux majeurs comme la République tchèque avec l’Indonésie (2022) ou la Roumanie avec la Malaisie (2023).

La France face à ces développements – Une opportunité à saisir

Vu de France, la perspective d’un renforcement de la présence stratégique des pays d’Europe centrale et orientale sur les continents africain et asiatique pourrait susciter des inquiétudes, en raison du risque de concurrence commerciale sur des marchés considérés comme traditionnels, ou face à une possible cacophonie diplomatique européenne. Cependant, adopter une telle approche serait une erreur. Une coopération proactive de la France avec ses partenaires d’Europe centrale et orientale dans leur quête de renforcement des relations avec les pays du Sud global pourrait être bénéfique pour trois raisons.

Premièrement, cela permettrait à la France de s’appuyer sur des soutiens européens alors qu’elle manque de capacités pour peser sur l’ensemble des théâtres stratégiques à l’heure d’une guerre majeure en Europe. Ce type de raisonnement a, par exemple, facilité la participation de plusieurs États de la région aux missions civiles et militaires françaises dans le Sahel.

Deuxièmement, cela permettrait à la France de former des coalitions intra-européennes pour faciliter des coopérations entre l’Union européenne et certains « pays pivot » du Sud global comme l’Inde, le Vietnam ou le Nigéria. Cela pourrait notamment faciliter la conclusion d’accords de libre-échange entre ces pays et l’UE qui seraient avantageux à la France et ses entreprises.

Troisièmement, cela offrirait à la France la possibilité de partager son expérience dans ces régions et d’influencer les stratégies européennes à destination de ces pays. Cela contribuerait à renforcer l’influence de la pensée stratégique française – et donc la prise en compte de ses intérêts stratégiques – sur les continents africain et asiatique au sein de la politique étrangère européenne. Un développement particulièrement bienvenu à un moment où les relations entre la France et ses partenaires africains, par exemple, sont pour le moins compliquées.

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