Pologne : la future première armée d’Europe ? Enjeux et perspectives du réarmement polonais

La Pologne entend bâtir la première armée d’Europe. Au-delà des annonces, quelles sont vraiment les perspectives de réalisation de ce réarmement massif ? Quelles en sont les motivations, et les conséquences prévisibles ? Analyse par Aurélien Duchêne, chargé d’études à Euro Créative.

Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, la Pologne est engagée dans ce qui est aujourd’hui la dynamique de réarmement conventionnel la plus ambitieuse d’Europe, et même proportionnellement de l’OTAN tout entière. Outre la préparation à un conflit majeur contre la Russie, que la Pologne entend au mieux prévenir grâce à une dissuasion conventionnelle suffisante, l’objectif revendiqué est de se doter des forces terrestres les plus puissantes du continent1. Varsovie entend plus que doubler ses effectifs militaires, lesquels passeront de moins de 145 000 à 300 000 personnels, dont 250 000 professionnels et 50 000 membres de forces de défense territoriale (en s’inspirant d’unités qui ont montré leur efficacité en Ukraine).

A l’horizon 2030, voire 2035 au plus tard, la Pologne prévoit d’acquérir pour ses seules forces terrestres :

  • 1000 chars sud-coréens K2 Black Panther : 180 avant 2025-2026, puis 820 qui seront produits en Pologne à partir de cette date, dans une version encore modernisée2 ;
  • 366 chars américains M1 Abrams (116 d’occasion, 250 dans leur version la plus modernisée) ;
  • 672 obusiers sud-coréens K9 Thunder : 212 à court terme, puis 460 de plus dans une version améliorée3 (une commande de 152 exemplaires supplémentaires ayant été annoncée fin 2023 : si celle-ci est confirmée par le nouveau gouvernement, le total des commandes de K9 Thunder passerait à 824) ;
  • une cinquantaine d’obusiers polonais Krab (potentiellement plus de 200 en incluant la commande supplémentaire annoncée fin 2023) et 122 mortiers Rak ;
  • 288 lance-roquettes multiples sud-coréens K239 Chunmoo dans le cadre d’un accord-cadre (212 supplémentaires faisant l’objet d’une commande ferme) ;
  • 20 lance-roquettes multiples américains M142 HIMARS, et jusqu’à 486 modules de chargement et de lancement qui seront montés sur des camions polonais, portant le nombre de ces lance-roquettes à plus de 500 ;
  • environ 1 500 véhicules de combat d’infanterie modernes, et 300 véhicules résistants aux mines, des commandes supplémentaires étant encore envisagées ;
  • 96 hélicoptères d’attaque américains AH-64E Apache et 42 hélicoptères multirôles italiens AW149, et potentiellement une commande supplémentaire d’hélicoptères de combat ;
  • plus d’une trentaine (au minimum) de systèmes et batteries anti-aériens ;
  • des dizaines de drones dont 24 drones turcs Bayraktar TB24.

Il convient d’emblée d’apporter des précautions : il n’est pas acquis que la Pologne atteindra toutes ses ambitions. L’objectif d’un budget militaire atteignant à terme 5% du PIB, annoncé en 2022 par le dirigeant du parti PiS Jaroslaw Kaczynski5, semble irréaliste. Et pour financer dans la durée ses ambitions militaires, ne serait-ce que pour l’entretien d’un parc matériel aussi immense que celui que qu’elle prévoit d’acquérir, il faudra probablement que la Pologne finance des dépenses militaires durablement supérieures à 3, voire 4% du PIB6. Un poids difficilement soutenable pour les finances publiques, alors que la démographie déclinante du pays et la perspective d’un ralentissement de sa croissance économique à long terme devraient compliquer progressivement l’équation budgétaire.

S’ajoute le fait que les annonces spectaculaires de commandes d’armement initiées en 2022 étaient à mettre en regard avec les élections législatives de l’année suivante, où la sécurité nationale et l’aspiration d’une partie de l’opinion à une politique de puissance promettaient d’avoir une certaine audience auprès de l’électorat. L’on pouvait s’attendre à ce qu’en cas de reconduite de la majorité parlementaire du PiS, l’ampleur des commandes d’armement puisse être revue à la baisse, du fait d’une moindre utilité électorale, et à ce qu’en cas d’alternance au profit de l’opposition centriste, la révision à la baisse de ces programmes pourrait être encore plus prononcée. Or, l’opposition a remporté les élections du 15 octobre 2023, reconduisant Donald Tusk au pouvoir à la tête d’une coalition pro-européenne allant de la droite modérée au centre-gauche.

Le fait que les commandes d’armement prennent dans la plupart des cas la forme d’accords-cadre rend d’autant plus crédible l’hypothèse d’une future réduction des commandes effectives. La Pologne connaît également des difficultés de recrutement : alors que la situation démographique du pays reste morose avec un taux de fécondité particulièrement bas, les armées polonaises pourraient ne pas réussir à recruter et fidéliser suffisamment de citoyens pour porter leurs effectifs aux niveaux envisagés7.

Mais il ne faut pas sous-estimer la capacité de la Pologne à réaliser un tel réarmement. L’économie polonaise reste l’une des plus dynamiques d’Europe, avec des perspectives favorables qui devraient lui permettre de soutenir tout ou partie des ambitions militaires du pays. S’agissant des problèmes de recrutement, les Polonais sont largement acquis à l’idée qu’il faut renforcer leur défense nationale face à la menace russe : les recrutements ont d’ailleurs atteint un niveau record en 20228. S’il faut relativiser l’engouement de la société polonaise pour les armées, les problèmes de recrutement pourraient être moindres qu’ailleurs en Europe, même s’il est probable que Varsovie ne remplira pas dans la durée tous ses objectifs de recrutement, comme l’avait reconnu le nouveau ministre de la Défense fin 2023.

Le plus probable est que la Pologne devrait réviser à la baisse les cibles d’acquisition de ses grands programmes d’armement. Cependant, ces révisions à la baisse devraient rester limitées : la Pologne devrait donc ainsi réaliser au moins la moitié des objectifs évoqués ci-dessus.

Lorsqu’il était encore dirigé pour quelques jours par le parti PiS, le gouvernement polonais a annoncé en décembre 2023 de nouvelles acquisitions dans le domaine de l’artillerie : 152 obusiers polonais Krab en plus de la cinquantaine déjà prévue, pour 2,33 milliards d’euros, et 152 obusiers K9 Thunder coréens (6 au standard K9A1, et 146 au standard K2PL), pour un montant équivalent. Ceci porterait à près de 1 000 le nombre de nouveaux obusiers en service dans l’artillerie polonaise, soit près de 10 fois plus que ce que prévoit aujourd’hui la France à l’horizon 2035. Il reste à voir si le gouvernement pro-européen qui a pris ses fonctions fin 2023 confirmera ces commandes supplémentaires alors même que l’exécution des commandes précédentes n’est pas garantie.

La victoire mi-octobre de l’opposition centriste et pro-européenne (plusieurs formations allant du centre-droit au centre-gauche, qui totalisent une majorité de sièges à la chambre basse, laSejm, et au Sénat), ne remet pour l’heure pas fondamentalement en cause les ambitions militaires esquissées par l’actuel gouvernement qui devrait bientôt quitter le pouvoir faute de majorité. Outre le consensus qui prévalait déjà avant les élections sur la nécessité d’augmenter massivement l’effort de défense, il n’y a pour l’heure pas de remise en cause du gigantisme des programmes d’armement prévus ni des ordres de grandeur envisagés pour l’augmentation des dépenses militaires dans la durée. L’ancien ministre de la Défense, le centriste Tomasz Siemoniak qui était un moment pressenti pour être reconduit à ce poste au sein du prochain gouvernement, avait assuré qu’aucun contrat ne serait revu à la baisse ne serait-ce que pour ne pas entretenir auprès des alliés de Varsovie l’image d’une Pologne imprévisible et versatile (là où le précédent gouvernement avait traîné une telle réputation du fait notamment de l’annulation du contrat des Caracal)9.

A noter cependant deux choses. Tout d’abord, le fait que les grands contrats reposent sur des accords-cadres peu contraignants qui pourraient tout de même conduire à revoir à la baisse les projets d’acquisition qui n’ont pas fait l’objet de commandes fermes (seuls 180 chars K2 Black Panther sur 1 000 font par exemple l’objet d’une commande ferme, et l’objectif du millier de chars pourrait être ajourné dans les années à venir). Ensuite, les interrogations sur la faisabilité de certains objectifs : ainsi Tomasz Siemoniak avait-t-il jugé peu réaliste l’objectif de porter les effectifs militaires à 300 000 soldats, citant plutôt l’objectif de 220 000 personnels sous les drapeaux. Et même si, comme évoqué plus haut, la Pologne est moins touchée que d’autres pays occidentaux par une crise de ses effectifs, la situation a tendance à s’aggraver, ce qui a conduit le gouvernement à des gestes salariaux. Ceci pourrait augurer d’autres remises en cause du format des armées aujourd’hui planifié.

Enfin, d’autres éléments plaident pour une révision à la baisse des programmes d’armement polonais par le nouveau gouvernement. Le nouveau président de la Sejm, Szymon Holownia, a indiqué que le nouveau gouvernement de coalition pourrait annuler des contrats passés par l’éphémère gouvernement Morawiecki III (automne 2023), qui aurait dû selon lui se limiter à son rôle de gouvernement par intérim gérant les affaires courantes, plutôt que de passer de nouveaux contrats engageant le gouvernement suivant10. Le nouveau ministre de la Défense Wladyslaw Kosiniak-Kamysz, nouveau, avait prévenu avant même son assermentation que les contrats passés depuis 2022 devraient faire l’objet d’une évaluation, conduisant son prédécesseur à l’accuser de préparer une annulation desdits contrats11. Le financement des commandes massives d’armement auprès de l’industrie de défense sud-coréenne reposait aussi en grande partie sur des prêts accordés par des banques du même pays. Or, selon Donald Tusk, ces prêts… n’existent pas. S’il a souligné son intention d’honorer les contrats d’armement, le chef du gouvernement a déclaré « j’espère vraiment qu’il n’y aura rien qui puisse nous faire réviser certains d’entre eux », ouvrant donc la voie à un tel scénario. Ces interrogations sur le devenir des contrats passés avec la Pologne nourrissent autant d’inquiétude en Corée du Sud12. Le scénario d’une révision à la baisse des ambitions militaires polonaise gagne donc en crédibilité, même si d’aucuns continuent de relativiser ce risque entre la nécessité d’un réarmement à très grande échelle et les bénéfices attendus d’un partenariat industriel prolongé entre la Pologne et la Corée du Sud13. Si Donald Tusk assure ne pas souhaiter une remise en cause des contrats passés avec la Corée du Sud, Varsovie s’oriente vers un réexamen de ces derniers dans un souci affiché de transparence et de rigueur14.

Mais dusse le scénario d’une révision à la baisse de ses commandes d’armement advenir, la Pologne est assurée d’accéder à un nouveau leadership en Europe et dans l’OTAN. Même si Varsovie devait se doter de deux, voire trois fois moins de nouveaux chars ou pièces d’artillerie, ses acquisitions en la matière resteraient bien supérieures à ce que prévoient aujourd’hui la France, l’Allemagne ou le Royaume-Uni.

En effet, si toutes les commandes d’armement prévues par Varsovie devaient se matérialiser, la Pologne alignerait à l’horizon 2030 (dernière annuité de loi de programmation militaire (LPM) 2024-2030 française)sept fois plus de chars modernes que la France, entre sept et dix fois plus de pièces d’artillerie comparables, au minimum vingt à vingt-cinq fois plus de systèmes de frappes en profondeur (jusqu’à trente-sept fois si la Pologne acquiert dans les 200 HIMARS… et près de soixante fois plus si Varsovie commande tous les 486 systèmes évoqués), et potentiellement davantage d’hélicoptères d’attaque, sans compter un nombre bien supérieur de systèmes de défense aérienne terrestre. Si la Pologne devait diviser par deux l’ampleur de ses programmes d’armement, elle serait toujours en voie de disposer à la fin de la décennie de près de quatre fois plus de chars, et de cinq fois plus de canons et douze à trente fois plus de lance-roquettes multiples.

En disposant à travers ses forces terrestres d’une masse et d’une épaisseur sans équivalent en Europe (le tout avec des équipements modernes), la Pologne se distinguera par sa préparation à un conflit majeur. Elle occupera une place unique, de la même manière que la France est aujourd’hui la seule nation de l’Union européenne à disposer d’un modèle d’armée complet, avec des capacités permettant d’agir sur tout le spectre de la conflictualité, d’une dissuasion nucléaire souveraine et de capacités d’intervention et de projection sans équivalent. La Pologne n’est certes pas prête de concurrencer la singularité militaire française sur ce point.

Mais alors que la priorité de la défense européenne est aujourd’hui la préparation à un éventuel conflit majeur, que les membres européens de l’OTAN cherchent à dissuader dans l’espoir de ne pas avoir à s’y résigner, la Pologne est donc en voie d’acquérir un leadership européen en la matière, là où la France ne disposera toujours pas, au terme de l’actuelle loi de programmation militaire, d’un format d’armée dimensionné pour ce type de conflit.

A défaut de maîtriser la même gamme de capacités que la France, la Pologne disposera d’une puissance et d’une capacité à combattre et à tenir dans un conflit majeur sans commune mesure avec celle des forces françaises, qui seront capables de se battre dans davantage de domaines et de milieux avec davantage d’aptitudes, mais sur une courte durée et dans des proportions réduites. La Pologne sera ainsi bien crédible dans la perspective d’un conflit de haute intensité. De quoi bousculer les équilibres en Europe, et au sein de l’OTAN où Varsovie est assurée de se construire un leadership d’un nouveau genre.

Aurélien Duchêne

Sources :

1 Zalewski, Frédéric. « Poland dreams of building Europe’s largest army, against backdrop of Russia’s war against Ukraine », The Conversation, 26 octobre 2022.

2 « K2 tanks, K9 howitzers and FA-50 aircrafts- the Polish Army will receive powerful weapons, and the Polish defence industry will receive a strong impulse for development », site du gouvernement polonais, 27 juillet 2023.

3 Cucino, Anastasia et Lorenzo Scarazzato, « The impact of the war in Ukraine on Polish arms industrial policy », Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), 2 juin 2023.

4 Mitzer, Stijn et Joost Oliemans. « A 21st Century Powerhouse: Listing Poland’s Recent Arms Acquisitions », Oryx, 10 novembre 2022.

5 Krzysztoszek, Aleksandra. « Poland to spend 5% of GDP on defence », Euractive, 18 juillet 2022.

6 Strzelecki, Marek et Justyna Pawlak. « Scope of Poland’s spending spree in focus as NATO ups defence goal », Reuters, 12 juillet 2023.

7 Czulda, Robert. « Poland’s military modernisation – still many challenges ahead », Pulaski Policy Paper n° 10, 27 février 2023. Casimir Pulaski Foundation.

8 « Polish armed forces recorded highest recruitment in 2022 since end of compulsory military service », Notes from Poland, 30 janvier 2023.

9 https://www.politico.eu/article/poland-incoming-government-siemoniak-wont-cancel-pricey-defense-contracts-military-position/

10 https://www.reuters.com/world/europe/poland-could-cancel-contracts-signed-by-outgoing-govt-says-parliament-speaker-2023-12-10/

11 https://notesfrompoland.com/2023/12/12/new-polish-government-may-invalidate-final-arms-deals-signed-by-predecessor/

12 https://www.ft.com/content/a157b00f-e4c8-41e4-8a75-437b54b683d7

13 https://www.koreatimes.co.kr/www/nation/2024/01/113_365201.html

14 https://defence24.com/defence-policy/pm-tusk-on-defence-contracts-review-with-an-intent-to-continue-the-already-started-procurement-efforts

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