Pologne : quel leadership stratégique ? Entretien avec Marta Prochwicz

Quel leadership stratégique pour la Pologne au sein de l’Union européenne et de l’OTAN ? Dans la continuité de notre étude parue en janvier (« Pologne, l’affirmation d’une puissance régionale », par Aurélien Duchêne), découvrez le point de vue de l’une des principales expertes polonaises des questions de défense : Marta Prochwicz-Jazowska, Vice-directrice du prestigieux European Council on Foreign Relations (bureau de Varsovie).

  1. La Pologne est-elle en capacité d’atteindre tous ses objectifs dans la durée ? Peut-elle acheter, fabriquer et entretenir autant d’armement, et recruter autant de soldats ?

Lorsque la guerre en Ukraine a éclaté en 2022, le gouvernement polonais a pris la décision d’augmenter d’avantage ses dépenses de défense. Il faut rappeler que la Pologne dépensait en moyenne environ 2,2 % du PIB pour la défense depuis 2018.

Mais à partir de 2022, les objectifs politiques d’augmentation étaient systématiquement supérieurs aux capacités du secteur militaire d’effectuer les achats et la fabrication de l’équipement militaire. En 2023, au lieu des 3,9%-4% du PIB prévus, la Pologne n’a dépensé que 3,26% du PIB. En 2024, au lieu des 4,2 % annoncés, la Pologne a consacré moins de 4% du PIB à la défense. Pour 2025, le gouvernement de Donald Tusk a annoncé que les dépenses en matière devraient s’élever à environ 4,7 % du PIB. Comme le montrent les plans et les dépenses réelles en 2023 et 2024, ce chiffre semble irréaliste.

Il faut tout de même se rappeler qu’il s’agit de chiffres qui augmentent d’année en année et qui sont des chiffres records dans l’histoire de la Pologne contemporaine. En même temps, parmi les 32 pays de l’OTAN, en regardant les percentages par rapport au PIB, la Pologne est dans le peloton de tête, très largement. Toutefois, à cause de la procédure de déficit excessif de l’Union européenne, que la Pologne doit suivre comme tous les autres pays, il faut s’attendre à un ralentissement de la croissance de ses dépenses de défense.

La capacité de la Pologne à maintenir ce niveau de dépenses dans la durée dépendra alors non seulement de la capacité de la Pologne d’effectuer des achats et d’augmenter la fabrications d’équipement en Pologne mais aussi des besoins géopolitiques. La Pologne augmente actuellement ses dépenses en réponse au niveau de danger exercé par la Russie et à cause du sous-investissement dans le secteur complexe militaro-industriel en Europe de L’Ouest au cours des dernières décennies.

Est-ce que la Pologne continuera de prioriser le secteur militaire sur ceux de la santé et de l’éducation ? Cela dépendra de la situation sur la ligne de front en Ukraine, l’état de l’économie russe et sa capacité à continuer d’augmenter son budget de défense, ainsi que la volonté des pays d’Europe occidentale de prendre leur défense au sérieux – c’est à dire de percevoir la menace russe comme une menace pour l’ensemble de l’Europe. Tant que les Européens de l’Ouest ne respecteront pas leurs engagements en matière de défense, la Pologne sera obligée de continuer à investir davantage dans la défense au détriment d’autres secteurs.

  1. Quels sont les principaux problèmes qui se posent pour le réarmement polonais ?

La Pologne est donc engagée dans un vaste processus de réarmement, de modernisation et de transformation. Il s’agit d’une part d’éliminer progressivement les anciens modèles d’équipement soviétique, mais aussi de réarmer après avoir cédé une part importante de son arsenal à l’Ukraine. La modernisation de l’armée polonaise est importante, mais plus important encore, c’est sa transformation, accompagnée d’un changement de la culture organisationnelle.

La Pologne est confrontée à de nombreux problèmes dans ces processus complexes, mais les principaux défis sont liés à sa marine, à l’augmentation insuffisante des commandes d’armes auprès des producteurs polonais et finalement au manque plus général d’une approche universelle de la défense en Pologne.

Contrairement à l’armée de terre, la modernisation des équipements navals est effectivement à la traîne. Ceci constitue la plus importante des lacunes stratégiques au sein du plan d’armement polonais. Les dernières déclarations du ministère de la Défense parlent d’un appel d’offres pour des sous-marins et d’un contrat en 2025.

Deuxièmement, les achats sont un élément important de la modernisation. La Pologne effectue des transactions et collaborations avec les pays allies comme les États-Unis, le Canada, la Grande Bretagne, la Norvège, la Corée du Sud. La coalition du Premier Ministre Tusk a tout de même déclaré que le gouvernement confierait 50 % des commandes d’armes à l’industrie polonaise. Après une année au gouvernement, ce chiffre n’a pas encore été atteint.

Troisièmement, face aux craintes croissantes d’un conflit armé avec la Russie, le gouvernement devrait lancer des préparatifs de défense pour la population. Il est important d’accroitre la résilience de la société et préparer la population aux réalités de crises et de la guerre. Il s’agit d’une tâche stratégique et multipartite dont la mise en œuvre prendra des années et pourrait être basée sur les modèles scandinaves.

  1. Dans quelle mesure les projets en cours pour l’armée polonaise font-ils consensus ? Quels sont les points qui font débat, par exemple en termes de priorités militaires ?

En Pologne, il existe un consensus entre les différents partis sur la nécessité d’augmenter le budget de la défense afin d’acheter de nouveaux équipements, d’accroître les capacités militaires et d’augmenter le nombre de soldats en réponse à la menace russe. Il existe également un accord sur l’achat d’armes, l’augmentation de la capacité de production de l’industrie polonaise et la sélection des pays et des entreprises d’armement auprès desquels la Pologne achète des équipements. En revanche, ce sont les termes des contrats conclus avec les entreprises qui constituent parfois des points de désaccord.

  1. À quel point la Pologne pourrait-elle davantage se tourner vers des partenaires européens pour son réarmement plutôt que vers les Etats-Unis et la Corée du Sud notamment ? Peut-on par exemple envisager que la Pologne participe à des programmes comme le système de combat aérien du futur (SCAF) ou le Système Principal de Combat Terrestre (MGCS) ?

Les trois piliers de la politique de sécurité de la Pologne sont les capacités de défense nationale, la défense collective au sein de l’OTAN et la relation bilatérale avec les États-Unis. Les accords avec les États-Unis continuent d’être les plus importants. Avec l’achat de 96 hélicoptères de combat AH-64E Apache Guardian en 2024, la Pologne va devenir le deuxième utilisateur de ces hélicoptères dans le monde, après les États-Unis.

Le gouvernement polonais envisage d’accroître sa coopération avec l’industrie européenne et prendra en compte la possibilité d’acheter « européen » là où l’offre européenne sera avantageuse. En revanche, un des déterminants du succès d’une telle coopération est la volonté des partenaires européens d’acheter des produits issus de l’industrie d’armement polonaise.

Un exemple concret des choix récents : les Polonais n’ont pas adhéré à l’initiative allemande de bouclier antimissile européen European Sky Shield Initative ayant décidé d’acquérir eux-mêmes des Patriot américains et des CAMM-ER britanniques.

  1. A quel genre de leadership la Pologne peut-elle prétendre au sein de l’UE et de l’OTAN ?

La Pologne occupe une position forte au sein de l’UE et de l’OTAN. Après deux décennies d’adhésion à l’UE, 25 ans dans l’OTAN, le renforcement de sa position économique et géopolitique, le renversement d’un gouvernent populiste, la Pologne a le potentiel de remédier à son manque de leadership au sein de l’UE. Le pays se sent co-responsable d’une Union et une alliance dont l’existence semblent très fragiles. D’autant plus, il y a une convergence entre les priorités nationales de la Pologne et ceux de l’Union Européenne : politique de défense, élargissement de l’UE. Mais dans le domaine de la compétitivité de l’Union européenne, qui est un priorité pour la nouvelle Commission européenne, la Pologne pourrait être un frein.

La Pologne assure actuellement la présidence du Conseil de l’Union européenne, ce qui la met automatiquement dans une position importante au sein de l’Union européenne. Les attentes à l’égard de la Pologne, en particulier dans le contexte de la guerre en Ukraine et turbulences politiques en France et en Allemagne, sont très élevées. Anticipant une potentielle confrontation militaire avec la Russie, le gouvernement polonais et le Premier ministre Tusk considèrent la présidence comme une occasion de pousser l’Union à jouer un rôle plus stratégique dans le monde. La Pologne veut amener les États membres à s’intéresser davantage à leur propre sécurité et à leurs capacités militaires. La Pologne soutien le projet de développement de la défense européenne dans le cadre de l’Union européenne et en dehors.

Dans le cadre de l’UE, la Pologne veut promouvoir les programmes de soutien au développement de l’industrie européenne de défense, construire un renforcement de ses infrastructures aux frontières polonaises, lithuaniennes et finlandaises avec la Russie et le Bélarus. Contrairement au passé, la Pologne n’est plus sceptique à la dimension européenne de la politique de défense mais continue de craindre une duplication des structures qui affaiblirait la défense collective de l’OTAN. Elle fait appel au développement d’un pilier européen dans l’OTAN. En ce qui concerne le soutien à l’Ukraine et la position de certains pays comme la Hongrie et la Slovaquie, Varsovie considère plus réaliste les propositions des emprunts conjoints ou des garanties de prêt conjointes par une coalition de nations volontaires. Selon ce modèle, les partenaires comme le Royaume-Uni et la Norvège pourraient continuer à participer.

En matière d’élargissement, on peut s’attendre à une position favorable à la poursuite de l’élargissement vers l’Ukraine et certains pays des Balkans occidentaux. Varsovie a toujours défendu la politique d’élargissement de l’Union en la considérant comme un instrument essentiel pour garantir la stabilité et la démocratisation dans le voisinage de l’UE. En ce qui concerne le renforcement de la compétitivité de l’UE sur la base d’une économie à faibles émissions de carbone, ce qui est devenu une priorité pour l’UE, cet objectif est particulièrement contesté en Pologne. Pour ce pays dépendant au charbon, il y a un écart entre les objectifs de la politique climatique de l’UE et le modèle économique polonais et son rythme de transition énergétique. L’élimination progressive du charbon a un important coût économique et social à court terme pour le pays. Le gouvernement polonais s’oppose à une décarbonisation trop rapide et continue à s’opposer au projet d’introduction d’un système d’échange de droits d’émission pour le secteur de la construction et des transports (appelé ETS2) en 2027.

En ce qui concerne l’OTAN, la Pologne est le pays de l’alliance qui consacre à ce jour le plus de budget (relatif au PIB) à sa défense. Mais ceci ne suffit pas pour se dire leader à l’OTAN. Le meilleur exemple est l’incapacité de faire passer la demande d’admission de l’Ukraine à l’OTAN opposé par les États-Unis et l’Allemagne. Cependant, sa position et sa crédibilité lui permettent de faire des propositions et suggestions de développement. La nouvelle stratégie de l’OTAN implique d’augmenter le nombre de troupes stationnées en permanence le long de la frontière de l’OTAN avec la Russie, ce que la Pologne réclame depuis longtemps. Un exemple d’un projet proposé par la Pologne est le développement d’une nouvelle stratégie de l’OTAN envers la Russie. Nous verrons si le sujet avancera au sommet de l’OTAN à La Haye en 2025.

  1. Quel est le potentiel du partenariat militaire entre la Pologne et la France, jusqu’où pourrait aller cette coopération ?

La France reste l’un des principaux partenaires de la Pologne, tant sur le plan bilatéral que sur la scène européenne et internationale. Il existe une déclaration sur le partenariat stratégique franco-polonais adoptée en 2008 et un programme de coopération bilatéral renouvelé en 2020. Depuis le 24 février 2022 l’approfondissement de ce partenariat est devenu encore plus pertinent.

La Pologne observe un changement d’attitude de la part de la France à l’égard de l’Ukraine, la Russie et plus généralement à propos de la région d’Europe centrale et orientale dans son ensemble. Du point de vue de la France, le changement du gouvernement en Pologne donne aussi une impulsion à l’approfondissement de projets de coopération. Le partenariat militaire entre la Pologne et la France présente un potentiel important de croissance et de collaboration dans le contexte de la sécurité européenne. L’approfondissement devrait avoir lieu au niveau bilatéral, au niveau européen, de l’OTAN et dans le cadre du Triangle de Weimar.

Dans le domaine de la sécurité et de la défense, la France est déjà fortement impliquée sur le flanc oriental, servant de force stabilisatrice dans la région. Pour compléter le tableau, le partenariat pourrait s’étendre par le biais de marchés publics de défense et de transferts de technologie. La Pologne a exprimé son intérêt pour la mise en œuvre plus efficace de marchés publics communs dans le domaine de la défense, l’acquisition d’équipements militaires français, ce qui pourrait conduire à des opportunités de coproduction. Les deux pays reconnaissent l’importance de la cybersécurité et de la lutte contre les menaces hybrides. Enfin, le partenariat pourrait s’étendre à la formation, au partage du renseignement et aux opérations conjointes dans le cadre de l’OTAN, et pourrait également explorer des initiatives plus larges de l’UE en matière de défense. Cependant, la coopération ne doit pas se limiter à la coopération militaire. Elle s’exerce à quatre niveaux : politique, sécurité et défense, coopération économique, énergie et environnement et autres.

L’«âge d’or» de la coopération franco-polonaise s’est déroulé sous le président François Hollande et le gouvernement du parti Plate-forme citoyenne (PO) en Pologne entre 2012 et 2015. De nombreuses troupes françaises participaient alors à des exercices dans la Baltique. La Pologne accueillerait volontiers plus de troupes françaises et une présence française accrue, plus d’investissements militaires français et aussi des investissements stratégiques ailleurs, comme dans l’industrie nucléaire.

Ce qui pourrait poser un certain obstacle à la coopération franco-polonaise est la nouvelle administration américaine. La Pologne et la France perçoivent de la même manière les changements dans la politique étrangère américaine en étant structurels et définitifs. Les deux pays s’accordent sur la nécessité de soutenir l’Union dans son indépendance vis-à-vis d’un allié devenu imprévisible. Mais du fait de réalités géographiques différentes, il est difficile de s’attendre à ce que les deux pays ressentent l’urgence de la situation en Ukraine et la menace de la Russie de la même façon. En redéfinissant la relation transatlantique, la Pologne sera plus souple que la France dans son approche transactionnelle de l’achat d’armements américains. Cela signifie pour la Pologne qu’il faut privilégier les achats d’armes là où elles sont actuellement disponibles au détriment des investissement exclusivement européennes («Buy European»). Mais ces différences ne constitueront pas un obstacle à long terme, car les deux pays s’accordent sur la direction à prendre.

Propos recueillis par Aurélien Duchêne, chercheur à Euro Créative.

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