Pour une redynamisation du couple franco-allemand

Naviguer entre les illusions perdues du couple franco-allemand et l’utopie d’un basculement du centre de gravité européen

Depuis février 2022, on entend souvent que le centre de gravité de l’Europe se serait déplacé vers l’Est. Cela s’expliquerait par la remise en question de la prédominance du « couple franco-allemand », incapable d’anticiper les risques géopolitiques au cours des dernières décennies.

Si cette hypothèse d’un basculement doit être largement nuancée, il est indéniable que la relation franco-allemande traverse une période difficile. Une situation délicate qui a des conséquences pour les deux parties mais aussi pour l’ensemble de l’UE, ceci à l’heure où nous, Européens, faisons face à des défis existentiels.

Revitaliser le lien franco-allemand est indispensable pour construire une ‘Europe puissance’ garante de notre sécurité et de notre prospérité futures. Néanmoins, ce lien doit évoluer et se reconstruire à travers une approche plus collective, plus européenne.

Le couple idéal n’existe pas

C’est en Europe centrale et orientale que la remise en cause du leadership franco-allemand a été la plus vive, particulièrement depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie. Ces pays reprochent à la France et à l’Allemagne une naïveté stratégique qui, selon eux, a contribué à l’affaiblissement de l’Europe, notamment en matière de sécurité. Le modèle économique allemand est particulièrement critiqué pour ses dépendances vis-à-vis de la Russie et de la Chine, tandis que la France a été longtemps pointée du doigt pour ses positions jugées contre-productives sur la défense européenne.

Depuis deux décennies, les pays d’Europe centrale, orientale et nordique n’ont cessé d’alerter sur la menace russe. Le soutien jugé insuffisant de Berlin et de Paris envers Kyiv depuis 2022 continue d’exacerber ces frustrations initiales. Dans le même temps, ce sont principalement la Pologne et les pays baltes qui ont apporté le plus grand soutien à l’Ukraine (en proportion de leur PIB). Toutefois, bien que l’influence des pays d’Europe centrale et orientale ait grandi à Bruxelles ou Washington, le centre de gravité européen ne s’est pas déplacé. Les réalités économiques, financières et démographiques restent des piliers essentiels du leadership politique.

La vérité est qu’il n’existe pas d’alternative crédible au couple franco-allemand. En Europe centrale et orientale, bien qu’en pleine ascension au sein de l’UE, la Pologne demeure une puissance régionale. Le Royaume-Uni, désormais en dehors de l’UE, ne s’est toujours pas remis des conséquences économiques, politiques et sociales du Brexit. L’Italie, malgré les ambitions de son nouveau gouvernement, n’a pas la stature d’un leader européen. Aucun pays ne peut prétendre à incarner le leadership européen, pas même la France ou l’Allemagne chacun de leur côté. Ces derniers traversent des périodes de difficulté économique (Allemagne) et financière (France) qui participent à une dégradation inquiétante de la situation politique, réduisant considérablement leurs marges de manoeuvre stratégiques. Plus qu’une remise en cause de leur leadership sur l’Europe, Français et Allemands perçoivent à juste titre une crise de confiance chez leurs partenaires européens.

Partenaire particulier cherche partenaire particulière

La manière dont on parle du couple franco-allemand à Paris et à Berlin est révélatrice des différences sous-jacentes. En France, on aime à parler de « couple », tandis qu’en Allemagne, un ton plus réservé prévaut. Ces divergences ne sont pas seulement linguistiques ; elles reflètent des réalités bien distinctes. La France a longtemps cultivé une vision idéalisée et exclusive de ce partenariat, tandis que l’Allemagne l’a abordé de manière plus pragmatique. Ces trois dernières décennies, la France a poursuivi son ambition européenne exclusivement à travers ce partenariat privilégié avec l’Allemagne, faisant fi des sujets de frustration s’accumulant des deux côtés du Rhin. Et oubliant généralement ses autres partenaires au passage, notamment ceux d’Europe centrale et orientale. Avec l’arrivée du président Macron, l’agacement de la France face à la prudence – certains diraient l’attentisme – a éclaté au grand jour, cristallisant les divergences sur plusieurs questions stratégiques majeures. Trois domaines principaux sont sources de tensions : les finances, l’énergie et la défense.

Les différends entre la France et l’Allemagne ne sont pas de simples divergences ; ils représentent des conceptions et ambitions politiques distinctes, et donc des visions très différentes du futur du projet européen. Sur le plan de la défense, la France a toujours milité pour une Europe souveraine comptant sur son propre potentiel, tandis que l’Allemagne a adopté une posture atlantiste, en s’appuyant sur l’OTAN et les États-Unis. Malgré un lent rapprochement des positions depuis 2022, l’industrie de défense reste un point de friction majeur. Concernant l’énergie, l’Allemagne a mis en danger la sécurité énergétique européenne, tandis que la France n’a pas réussi à imposer ses ambitions pour le nucléaire civil. Enfin, les finances, peut-être le sujet le plus fondamental puisque celui-ci est crucial pour l’évolution identitaire et institutionnelle du projet européen. Cela aura un impact direct sur ses capacités d’action stratégique dans les années à venir qu’il s’agisse du le développement des capacités de défense ou les investissements nécessaires aux transition énergétique et digitale.

Depuis le début de la guerre en Ukraine, les tensions entre Paris et Berlin se sont intensifiées, notamment en raison de la fragilité politique interne de l’Allemagne et des relations tendues entre Macron et Scholz. Cependant, la concurrence entre les deux pays va au-delà de leurs dirigeants et touche également les niveaux intermédiaires. En effet, Face à la remise en question de leur leadership, Paris et Berlin semblent aujourd’hui en compétition ouverte pour minimiser les conséquences nationales de leur perte d’influence. En témoigne leur rivalité en Ukraine et plus généralement en Europe centrale et orientale. Il apparait ainsi urgent pour la France et l’Allemagne de repenser leur relation, notamment avec l’aide de leurs partenaires européens.

Pour une relation franco-allemande plus ouverte

Qu’on le veuille ou non, l’avenir de l’Europe dépend de l’évolution de la relation franco-allemande. Toutefois, il est désormais impensable que toute évolution européenne repose uniquement sur un consensus entre Paris et Berlin (et Bruxelles). Les autres alliés européens doivent s’impliquer davantage, et la France comme l’Allemagne doivent plus écouter et mieux collaborer. La revitalisation du couple franco-allemand doit s’ouvrir à une approche plus collective, et c’est en étant moins exclusive que la relation franco-allemande redeviendra fonctionnelle. Pour cela, trois grands axes sont à considérer.

Premièrement, la France et l’Allemagne doivent s’investir dans des formats minilatéraux qui leur permettent de coopérer plus régulièrement avec leurs partenaires. Dans certains cas, chacun de leur côté, dans d’autres, ensemble. À ce titre, le Triangle de Weimar avec la Pologne est primordial. Ce format permet avant tout d’introduire un troisième partenaire entre la France et l’Allemagne pouvant jouer le rôle de médiateur. Au moins dans un premier temps car c’est probablement l’Allemagne qui devrait jouer un rôle de médiateur entre les positions stratégiques françaises et polonaises à terme. Toujours est-il, l’objectif ici est que le Triangle de Weimar devienne un moteur des initiatives d’une « Europe puissance » à l’échelle continentale.

Deuxièmement, malgré les divergences stratégiques entre la France et l’Allemagne, celles-ci restent circonscrites à des domaines spécifiques. Il est donc crucial que les deux pays travaillent de concert avec leurs partenaires pour établir une vision stratégique d’ensemble pour l’Europe. D’une part, cela inclut une réflexion immédiate sur la sécurité du flanc oriental. Cette réflexion a déjà été amorcée avec le déploiement d’une brigade allemande en Lituanie (5 000 hommes prévus d’ici 2027) et d’une mission française en Roumanie (1 500 hommes dès 2022). La répartition stratégique des tâches entre l’Allemagne (Baltique en partenariat avec les pays baltes, scandinaves et la Pologne) et la France (Mer Noire avec la Roumanie, l’Ukraine et la Grèce notamment) doit se poursuivre et s’intensifier. D’autre part, cette réflexion stratégique d’ensemble doit aussi envisager le long-terme sur des questions comme l’élargissement de l’Union européenne et la politique de voisinage orientale et méridionale avec toutes les implications internes et externes que cela comporte. Une unité stratégique européenne d’ensemble facilitera la résolution des conflits stratégiques spécifiques entre les capitales.

Enfin, le dernier axe, plus urgent, concerne l’industrie de défense. Il s’agit ici d’un sujet épineux qui touche aux souverainetés nationales et aux patrimoines industriels respectifs. Un sujet politique hautement inflammable pour lequel il n’existe pas de solution miracle. Il est toutefois essentiel de replacer ce défi majeur dans un cadre européen élargi aux grandes puissances industrielles de défense, comme l’Italie, la Suède, la Pologne ou l’Espagne – sans oublier le Royaume-Uni et demain l’Ukraine. Cela permettra de diversifier les partenariats tout en étant capable d’organiser une division du travail permettant de répondre à nos besoins les plus urgents pour l’Ukraine et pour la sécurité européenne. La collaboration dans ce domaine est cruciale pour renforcer les capacités de défense de l’Europe, revitaliser ses industries et développer des programmes ambitieux pour le long terme, de l’intelligence artificielle au spatial.

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