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2020: un tournant pour la Croatie?

Cette année 2020 sera-t-elle l’année du tournant pour la Croatie ? Entre l’élection présidentielle – remportée en janvier dernier par l’ancien leader du Parti social-démocrate (SDP) Zoran Milanović –, la Présidence de l’UE au cours du 1er semestre, et les élections législatives en juillet, la Croatie connaît une multitude d’événements politiques de première importance en ce début d’année 2020. Des événements qui détermineront en grande partie les développements du pays pour les mois et années à venir.

« Une Europe forte dans un mode de défis » tel a été le slogan de la Présidence croate de l’UE La première du plus jeune membre de l’UnionE (adhésion en 2013). Un slogan qui convient effectivement à l’UE mais qui pourrait également s’appliquer à la Croatie elle-même tant les défis paraissent présentement nombreux.

De plus, le pays connaît certaines évolutions au niveau de sa vie politique intérieure. Les législatives, qui sont les élections majeures du pays, sont ainsi très attendues, et ce, notamment après la victoire d’un candidat soutenu par l’opposition à la présidentielle. Une victoire qui a alors instauré une cohabitation entre les deux partis traditionnels et rivaux. L’Union Démocratique Croate (HDZ, parti actuellement majoritaire au Sabor) et le SDP (parti du Président). Cette alternance, aujourd’hui, se voit par ailleurs, concurrencée par l’émergence récente du Mouvement Škoro, se revendiquant comme populiste, dont le fondateur, Miroslav Škoro, a fait forte impression aux dernières présidentielles (24,45 % des voix).

Ces élections législatives, initialement prévues pour l’automne et appelées de manière anticipée par le Premier Ministre Andrej Plenković, détermineront en grande partie les évolutions prochaines du pays. Si le HDZ compte capitaliser sur sa relative bonne gestion de la pandémie, rien ne lui garantit le succès face à la coalition de gauche menée par le SDP. Ces élections viendront-elles, après le rendez-vous manqué de la présidence de l’UE, consacrer un nouveau tournant pour la Croatie ?

7 ans après l’adhésion de la Croatie à l’UE, une intégration contrastée? 

Après la Slovénie, la Croatie a été le second pays des Balkans occidentaux à intégrer l’Union Européenne. Sa première présidence de l’UE permet ainsi symboliquement de tirer le bilan de son intégration européenne. Alors que ce pays avait pendant de nombreuses années multiplié les efforts, aussi bien sur les plans économique, politique que social, ceux-ci ont semble-t-il été largement relâchés à la suite de l’officialisation de l’adhésion. Cela a notamment eu un impact sur la continuité de l’émigration puisqu’on enregistre chaque année environ 15 000 à 16 000 départs.

Notons tout d’abord le problème de la démocratisation du pays. Selon le rapport de l’ONG américaine Freedom House, Nation in transit, il y a un recul de la démocratie depuis 2013 (4,39% en termes de score démocratique contre 4,25 en 2020), alors que le pays se classe dans la catégorie des « Démocraties semi-consolidées ». Concernant les libertés fondamentales le pays a également perdu dix places dans l’indice mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières depuis son entrée dans l’UE et se situe désormais au 74ème rang de la liste. Les médias sont notamment dans un état jugé préoccupant alors que les attaques à l’encontre des journalistes ne sont pas rares.

Par ailleurs, sur le plan politique, le pays semble dangereusement se laisser de plus en plus aller aux rhétoriques identitaires et révisionnistes d’une droite de plus en plus radicale et proche de groupes extrémistes. Les élections législatives de 2016, ont consacré la victoire du HDZ, qui a réussi à obtenir la majorité en se ralliant à des partis proches du milieu intégriste catholique, tel que Most bien que se revendiquant centriste. Une alliance qui a par ailleurs tenu 6 mois. De plus, la présence jusque dans les rangs du gouvernement de personnalités controversées et ouvertement révisionnistes telles que Zlatko Hasanbegović (qui a par ailleurs récemment quitter le HDZ pour le mouvement de Škoro) a suscité des critiques fortes en Croatie comme à l’étranger. En parallèle, les controverses autour de la mémoire du régime Oustachi se sont multipliées.

Cette tendance est soutenue et même initiée par certaines personnalités du HDZ , dont l’attitude soulève de plus en plus l’indignation. Depuis l’accès aux pouvoirs du parti (2016), l’idéologie Oustachie est de plus en plus défendue par certains membres du parti dont plusieurs participent chaque année à la très controversée commémoration des massacres Oustachis en Autriche à Bleiburg.

Une tendance une fois de plus visible dans le traitement politique – et l’apparente minimisation des massacres commis par les oustachis pendant la 2nde guerre mondiale – relatif à l’ancien camp d’extermination de Jasenovac. Depuis 2015, les commémorations de Jasenovac sont boycottées par la Communauté juive de Croatie et par les associations de victimes serbes pour dénoncer la mansuétude dont fait preuve le gouvernement croate conservateur à l’égard du regain de l’idéologie Oustachie en Croatie.

Le jeune État rencontre également des difficultés sur le plan économique, alors que ce dernier est candidat pour rentrer dans l’espace Schengen et pour rejoindre l’Eurozone. Les problèmes structurels sont connus mais non résolus à ce jour : émigration incontrôlée, économie focalisée sur le tourisme et désindustrialisation presque totale, corruption endémique ou encore administration publique pléthorique. L’alternance politique SDP/HDZ a démontré ses difficultés à surmonter les difficultés économiques – la crise économique ne s’est terminée qu’après 2015 en Croatie – dans un pays où le pouvoir d’achat est l’un des plus faibles de l’Union européenne. Le pays 7 ans après son adhésion ne parvient toujours pas à intégrer ni l’Espace Schengen ni la Zone Euro, et ce, malgré l’avis positif de la Commission européenne.

La Présidence de l’UE doit ainsi signifier pour la Croatie d’évaluer objectivement ses 7 années d’appartenance à l’UE afin d’en tirer les conclusions nécessaires. Alors que de nombreux défis arrivent, et notamment une récession économique importante, certaines dispositions doivent être mises en place afin de pallier aux carences entrevues ces dernières années.

La présidence de l’UE, une opportunité manquée ?

Cette présidence européenne était censée représenter une opportunité inédite pour la Croatie : consacrer son ambition de devenir le médiateur, l’acteur clé des relations entre l’UE et les 6 pays Balkans occidentaux non-membres de l’UE. Notamment au sein des discussions de l’élargissement européen. Mais le contexte international est venu bouleverser ce moment croate. Les turpitudes du Brexit d’abord mais aussi et surtout la pandémie mondiale de Covid-19 ensuite. Ces aléas internationaux n’ont laissé qu’une place de second rang aux discussions sur l’élargissement.

Le sommet UE-Balkans de Zagreb – 20 ans après celui qui avait permis à l’UE d’officialiser les perspectives d’intégration européenne des Balkans – devait notamment être le point d’orgue de cette présidence. Quelques mois auparavant le Premier Ministre Plenkovic déclarait notamment à ce sujet

« C’est un moment historique pour notre pays et c’est le couronnement du cheminement européen de la Croatie jusqu’à présent […] C’est notre responsabilité de voisin de dire qu’il faut envoyer un message positif avec la perspective d’un sommet régulier à peu près tous les deux ans ».

Andrej Plenković.

Très attendu, le Sommet fut néanmoins un échec. D’une part, du fait du contexte sanitaire, les autorités croates n’ont pu organiser qu’une simple visio-conférence de quelques heures. Impossible donc pour la Croatie de compter sur le symbolisme d’un grand événement diplomatique. D’autre part, les annonces ont été pour le moins limitées et ce en dépit des objectifs affichés de la présidence croate. La Déclaration de Zagreb traduit cet échec puisque les signataires (UE + WB6) se sont seulement accordés sur un « soutien sans équivoque » de l’UE à la perspective européenne des Balkans Occidentaux. C’est faible politiquement, même si nous devons ajouter à cela les efforts financiers et matériels de l’UE en matière de lutte contre le Covid-19 et d’aide à la relance économique (plus de 3 milliards d’euros). Une aide qui a d’ailleurs mis du temps à arriver. En effet, les autorités des pays des Balkans Occidentaux s’étaient initialement offusqués de ne pas être intégrés aux exemptions concernant l’export de matériel médical depuis l’UE.

Ainsi, malgré les garanties de l’UE de maintenir ses engagements quant à l’intégration à terme de ces pays à l’UE, nous n’observons pas d’importantes nouveautés ou d’avancés par rapport aux principes énoncés en février, à savoir, un processus de négociation réformé et le lancement – à une date qui non-fixée – des discussions avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Ces deux pays devant encore remplir certaines conditions afin que les négociations puissent finalement s’ouvrir. Ce qui pourrait s’avérer particulièrement compliqué pour l’Albanie tandis que la Macédoine du Nord va connaître des élections décisives cet été. La Bosnie-Herzégovine et le Kosovo sont quant à eux, bloqués à la phase 1 du processus. Le Kosovo n’a pas obtenu les avantages demandés en termes de régime de visas par exemple. Enfin, pas d’avancée non plus pour la Serbie et le Monténégro qui débattent toujours avec Bruxelles de leur « pré-adhésion » en dépit de manquements toujours plus importants en ce qui concerne l’état de la démocratie ou de l’État de droit.

Les élections législatives de juillet, vers une recomposition de la vie politique interne ?

Le pays est gouverné depuis de nombreuses années par le duopole SPD/HDZ, qui a conduit le pays à conduit le pays à l’adhésion. Une fois cet objectif commun atteint, le duopole n’a pas pour autant permis de progrès significatifs en matière d’intégration. Il n’a pas non plus permis de retrouver un second souffle politique après 2013. S’ils restent solidement ancrés au premier plan de la vie politique croate, ces deux partis traditionnels semblent faire les frais de leurs bilans contestables, signe également que la population s’intéresse de moins en moins à ces joutes politiques. Ni HDZ ni SDP n’obtiendraient pour le moment une majorité claire. Les sondages les plaçant aux coudes à coudes aux alentours de 30 %.

Il est à noter que les deux partis connaissent des remous politiques. D’un côté, le HDZ semble de plus en plus divisé entre la branche modérée et la branche radicale. De l’autre, le SDP est désormais dirigé par le jeune leader Davor Bernadić et a décidé de se présenter sous une coalition nommée Restart en coopération avec 6 autres petits partis de gauches.

Cette année l’un des principaux enjeux de l’élection est le redressement économique du pays après la pandémie du Covid-19. Selon les projections de l’ONU l’économie croate sera la troisième plus touchée au monde en raison de la baisse du tourisme. L’axe économique et l’emploi représentent donc un pan important du programme des différents candidats pour ces élections. L’économie du pays est fortement touchée par la pandémie, le chômage ne cesse d’augmenter, des centaines de citoyens croates pourraient perdent leurs emplois, si aucun plan d’aide n’est adopté. Les partis proposent alors des mesures sociales phares pour sauver le pays de la crise économique après la pandémie de Covid-19.

Le SPD propose une politique sociale importante sur le papier, un plan d’1,7 milliards de HRK pour atténuer les conséquences de la crise pour les citoyens les plus vulnérables socialement. Parmi les mesures phares : une allocation mensuelle pour les chômeurs et les travailleurs saisonniers permanents et une allocation de protection pour les retraités et les bénéficiaires de l’aide sociale. De plus, le chef de la coalition et du SDP, Davor Bernardić se concentre sur deux points essentiels. La priorité est ainsi donnée à la reprise et la croissance économique et l’emploi, en réindustrialisant le pays avec des énergies moins polluantes et en encourageant les industries à énergies renouvelables. Pour relancer le tourisme il propose la réduction de la TVA pour le tourisme et la restauration à 10%. Un autre axe est la lutte contre la corruption, un fléau qu’il n’hésite pas à dénoncer. Pour répondre à cela, la coalition propose de rétablir la taxe USKOK, abolie sous l’actuel gouvernement.

« Le temps est venu pour une nouvelle politique, une politique de courage, d’honnêteté et de confiance. Les élections sont en avance sur nous. Le choix ne semble pas si difficile. Ordre ou chaos. Honnêteté ou corruption. Justice et égalité devant la loi ou protection des privilégiés. »

Davor Bernardić

Le HDZ base lui son programme autour de quatre piliers promettant une « Croatie sûre » (Sigurna Hrvatska) : la sécurité sociale, un avenir prometteur, la souveraineté économique et une reconnaissance renforcée à l’internationale.  Le parti multiplie les promesses pour séduire les électeurs : réduction du nombre de ministères, numérisation des services publics, création de 100 000 nouveaux emplois et investissement de 10 milliards de HRK, un salaire moyen à hauteur de 7 600 HRK (6 713 HRK en mars) et l’augmentation du salaire minimum à au moins 4 250 HRK d’ici la fin du mandat, doublement des allocations familiales, baisse du taux d’imposition sur le revenu …

Néanmoins, comme nous l’avons dit, le soutien aux deux partis traditionnels s’effrite et cela laisse la possibilité à des petits partis d’émerger. MOST en 2016, Zivi Zid aux européenne (2019) et cette année le mouvement de Miroslav Škoro. Un parti populiste qui critique les élites et qui oriente le débat politique sur les questions identitaires et sociétales. Ce parti a été créé quelques mois seulement après l’exploit de son leader l’ancien chanteur populaire Miroslav Škoro lors de la dernière présidentielle. Il réunit notamment des anciens du HDZ issus de la branche plus radicale du parti (Ivan Penava – Maire de Vukovar ou Zlatko Hasanbegović – Ministre de la culture) déçus du tournant plus modéré incarné par Plenković au HDZ. Le parti est aujourd’hui annoncé autour entre 10 et 13 % des intentions de vote, ce qui pourrait lui offrir le rôle de faiseur de rois. Il est ainsi très probable que le HDZ fasse appel à ce parti pour la constitution d’une majorité parlementaire.

Durant cette campagne, Miroslav Škoro a notamment fait émerger un débat sur l’avortement, après une déclaration sur un plateau TV, où il indiquait « qu’en cas de grossesse après un viol les femmes devraient demander l’autorisation à leur famille pour savoir si elles pouvaient avorter ou non ». Ces déclarations ont immédiatement soulevé une vague d’indignation massive sur les réseaux sociaux, de nombreuses femmes lui ont répondu en lui adressant un doigt d’honneur, parmi ces femmes, des citoyennes, des journalistes, des femmes politiques, et même l’ancienne Présidente HDZ, Kolinda Grabar Kitarovic, qui déclarait dans les tribunes du journal Jutranji List:

«Je rejoins toutes les femmes qui par ce geste indécent élèvent la voix contre ceux qui essayent de nous renvoyer des siècles en arrière […] Le temps où les femmes étaient assises dans un coin en attendant les ordres du grand patron sont révolus».

Kolinda Grabar-Kitarović

En soulevant ce débat Skoro entend toucher les partis et les personnes situés à l’extrême droite, contre l’IVG, qui est aujourd’hui autorisée dans le pays jusqu’à la dixième semaine de grossesse.

Autre potentielle surprise de ces élections: Možemo ! (« We can! »), plateforme politique écologiste de gauche réunissant plusieurs petits partis.  S’il dépasse le seuil de représentativité (5%), Možemo pourrait potentiellement apporter la victoire à la coalition Restart. À l’approche des élections, leur popularité augmente fortement, au niveau de l’ensemble de la Croatie, ils sont passés de 2,6 à 4,5% en un mois. Cependant cette coalition concentre ses soutiens dans la capitale -où le vote SDP est historiquement majoritaire. Né d’un mouvement citoyen à Zagreb, Možemo offre une politique plus écologiste en lien avec le contexte européen de développement des enjeux écologiques et permet aux déçus du SDP d’avoir une deuxième option de vote à gauche, la plateforme avait déjà émergé lors des élections européennes de 2019, sans toutefois remporter de sièges au Parlement européen.

Après le rendez-vous manqué de la présidence européenne, et une intégration européenne en demi-teinte, les législatives de 2020 doivent pouvoir initier le rebond croate tant attendu. Sans rebond, un scenario catastrophe pourrait bien se dessiner du fait de la forte crise économique et de développements radicaux au sein de la société. Le scénario d’un renversement total du clivage politique traditionnel semble pour aujourd’hui encore improbable, mais on ne peut que constater que la recomposition de la vie politique croate se fait peu à peu. Finalement, l’émergence de ces nouveaux partis et coalitions vient plutôt remettre en question les partis traditionnels et notamment leur orientation politique, mais ne suscitera pas de véritable tournant politique. Les élections du 5 juillet acteront alors peut-être un second rendez-vous manqué pour le pays.


Les propos de l’auteure sont personnels et n’engagent d’aucune façon la responsabilité d’Euro Créative.

Ena Sorić

Ena Sorić est analyste pour la zone Balkans occidentaux. Diplômée d’une Licence de Sciences Politiques (Université Paris-Nanterre) elle est actuellement étudiante en Master I d’Études Européennes à la Sorbonne Nouvelle avec une spécialisation sur l’Histoire des pays d’Europe de l’Est et centrale. Ena effectue son mémoire de recherche sur l’intervention de l’UE dans les conflits yougoslaves. Par ailleurs, Ena est binationale croate et française et parle couramment le Croate.

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