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Aux origines de la corruption en Bulgarie

Depuis l’été 2020, les manifestations se sont enchaînées chaque semaine en Bulgarie pour dénoncer la corruption au sein de l’appareil étatique. C’est seulement en octobre que le mouvement s’essouffle définitivement et ne compte plus que quelques dizaines de manifestants. Et pourtant, ces derniers continuent de réclamer la démission du Premier Ministre, Boïko Borissov, considéré comme partie prenante dans cette corruption généralisée. Le climat politique reste tendu alors que les élections législatives auront lieu fin mars.

Un climat politique délétère

Les tensions politiques au gouvernement remontent à 2016 lorsque le GERB (Parti des Citoyens pour le Développement Européen de la Bulgarie) perd les élections présidentielles et voit Rumen Radev, soutenu par les socialistes (BSP), prendre la Présidence. Boïko Borissov se retrouve alors dans l’obligation de cohabiter avec ce dernier et peu à peu des tensions apparaissent.

Le printemps 2019 constitue un tournant majeur dans la relation entre les deux hommes alors qu’éclate le scandale Apartment gate. L’affaire concerne plusieurs proches de Boïko Borissov qui avaient acquis de formidables biens immobiliers à des prix défiants toute concurrence. Le Premier ministre avait par la suite invité toutes les personnes soupçonnées à quitter leur poste et le gouvernement avait donc commencé à se désagréger. La Ministre de la Justice Tsetska Tsacheva avait alors démissionné, tout comme le Vice-ministre de l’énergie, Krassimir Parvanov, la Ministre des Sports Vanya Koleva ou encore Tsvetan Tsvetanov, le Président du GERB, parti du Premier Ministre.

La même année, le Président Bulgare tente d’empêcher la nomination de Ivan Geshev, soutenu par Borissov, au poste de Procureur général de la République. Et c’est donc dans un climat extrêmement tendu entre le Premier Ministre et le Président que débute l’année 2020, l’un et l’autre se critiquant mutuellement. Rumen Rudev accuse Borissov de ne pas prendre de mesures concrètes contre la corruption et dans le même temps le Premier ministre reproche au Président de lui mettre des bâtons dans les roues. L’affaire ne s’arrête pas là puisque Ivan Geshev, qui a pour rôle de faire respecter la constitution et de lutter contre la corruption de l’Etat, lance une procédure judiciaire contre Radev après des écoutes téléphoniques. Ce dernier les qualifie “d’illégales” et accuse le Procureur général de la République d’avoir monté des preuves de toutes pièces. Excédé par les affaires de fraude depuis plusieurs mois, c’est dans ce contexte de crise politique que les citoyens descendent dans la rue début juillet en soutien à Rumen Radev et contre Boïko Borissov.

Qui est Boïko Borissov?

En 2009, l’ancien pompier et karatéka semblait se démarquer des autres politiciens grâce à sa vision pro-européenne, son franc-parler et son charisme. Le journal Le Monde était d’ailleurs parvenu à s’entretenir avec lui peu avant sa réélection à la mairie de Sofia en 2009. Dans son article intitulé « Boïko Borissov, un Bulgare de choc”, le journaliste Benoît Hopquine dresse un portrait sulfureux, digne d’un personnage sorti tout droit d’un film d’action.

“A l’extérieur, les hauts murs fraîchement crépis sont doublés d’un cordon ininterrompu de limousines noires, garées cul à cul. A l’intérieur, une demi-douzaine de gardes du corps au poil court vaquent dans un pavillon annexe, tapissé de trophées de chasse. Une collection de sabres, une autre de bouteilles de whisky, un loup empaillé, d’impossibles haltères, un portrait de Marlon Brando dans Le Parrain : le décor est planté. Dans le jardin, Boïko Borissov est assis sur une balancelle, en short noir et polo blanc. Physique de fort des Halles, visage martial, cheveux ras, teint hâlé, une gueule, comme on dit au cinéma. Il mâchonne un énorme cigare bagué, devant un cendrier lourdement ouvragé. Sa jambe droite est posée sur une table basse, emprisonnée dans une attelle. « J’ai mal à la jambe », lance-t-il, en français s’il vous plaît. Le sportif s’est brisé la cheville lors d’un match de football, à la mi-mai. Il est l’avant-centre, le financier de son équipe amateur. Et le capitaine bien sûr.”

Extrait de l’article mentionné précédemment.

Après une carrière au Ministère de l’intérieur sous le communisme, il crée en 1991 sa société de sécurité privée. Il travaille alors pour d’importantes personnalités politiques telles que l’ex-dirigeant de la République Socialiste Bulgare Todor Jivkov ou encore l’ancien roi Siméon II. Il prend rapidement du galon au Ministère de l’Intérieur et devient Secrétaire Général de la police en 2001. En 2005, il se lance dans la politique et devient Maire de Sofia jusqu’en 2009. La même année, il est désigné Premier Ministre par le Président de la République Bulgare, Gueorgui Parvanov, et occupera ce poste presque sans interruption jusqu’à aujourd’hui.

Boïko Borissov, ancien sportif, dirigeant d’une entreprise de sécurité privée puis politicien, incarne l’archétype même de l’homme d’affaires bulgare qui est parvenu à intégrer le système étatique pour servir ses intérêts personnels. Il illustre à lui seul, la collusion entre l’Etat, le domaine de la protection privée et les milieux criminels. Le cas de Borissov n’est pas unique en Bulgarie puisque de nombreux fonctionnaires ou politiciens sont liés à des activités parallèles et jouent parfois de leur position pour s’enrichir. A tel point que l’on peut parler d’un phénomène généralisé qui tend à durer dans le temps. Mais alors comment le crime organisé s’est-il emparé de la Bulgarie?

L’émergence d’un véritable crime organisé bulgare

La chute du régime communiste en 1989 voit l’apparition de nombreuses entreprises dans un climat économique tendu. Cette instabilité politique profite principalement à deux catégories de personnes qui voient l’opportunité de développer des activités criminelles et de s’enrichir rapidement.

Ce sont tout d’abord, les anciens sportifs de haut niveau, principalement des lutteurs, qui se retrouvent sans activité avec la fermeture des écoles. Beaucoup se tournent vers le racket en se regroupant en petite brigade tandis que d’autres se spécialisent dans les activités de jeu, dans la prostitution le long des grands axes autoroutiers ou encore dans le vol de voiture de luxe à l’Ouest. C’est notamment le cas pour les frères Iliev, Krasimir Marinov ou le très célèbre Iliya Pavlov originaire de l’école “Олимпийски надежди”. Le phénomène prend une telle ampleur que le mot lutteur (« borets” en bulgare) devient rapidement synonyme de mafieux en bulgare. 

Les anciens membres de l’appareil policier et principalement de l’ex-Sûreté d’Etat et de la Police, se retrouvant sans emploi, sont les seconds acteurs à profiter de l’instabilité politique pour s’engager dans des activités criminelles. En effet, environ 12 000 départs (démissions, licenciements) sont enregistrés entre novembre 1989 et la fin de l’année 1991 suite au changement de régime. Leur  expertise en matière de protection, d’utilisation de dispositifs de surveillance, leur connaissance des milieux criminels ainsi que l’accès privilégié à des informations économiques classées secrètes leur permettent de s’insérer très rapidement dans le crime organisé.

Afin de couvrir leurs activités criminelles (rackets, assassinats, trafics) ces deux types d’acteurs ont souvent recours à la création d’entreprises de protection. Les deux plus importantes sont la Security Insurance Company (SIC) et la Vasil Iliev Security (VIS). À partir des années 1995-1996, les sociétés de protection débutent une  diversification de leurs activités et réinvestissent leurs bénéfices dans le commerce et les services. Par conséquent, des sociétés de plus en plus puissantes commencent à apparaître notamment portées par des entrepreneurs liés à des activités criminelles.

Le cas le plus célèbre demeure celui de Iliya Pavlov, alors simple journaliste freelance dans les années 1980 aux Etats-Unis puis membre du service de contre-espionnage bulgare, il devient rapidement l’homme le plus riche de Bulgarie. Après avoir créé l’entreprise Multiart à Sofia dont l’activité principale repose sur l’organisation d’évènements culturels mais qu’il utilise pour couvrir un vaste trafic d’œuvres d’arts, il immatricule sa nouvelle firme, Multigroup, en Suisse en 1990. Il fait administrer plusieurs de ses casinos par une entreprise de protection privée qui lui permet de nouer des rapports privilégiés avec certains mafieux. Aussi, son large réseau de contact notamment accumulé lors de son passage au contre-espionnage lui aurait permis de faire chanter plusieurs hauts responsables politiques. Ainsi, il aurait bénéficié d’une large gamme de services allant d’informations sur des concurrents à une protection contre des poursuites judiciaires, en passant par un accès privilégié au crédit, des arbitrages favorables sur des d’appels d’offres ou des privatisations de sociétés publiques. Il est abattu par un sniper le 7 mars 2003 devant son bureau, sa fortune est estimée à ce moment précis à plus de 1,5 milliards de dollars.

Illiya Pavlov est mentionné dans ce documentaire de la journaliste franco-bulgare Bojina Panayotova qui enquête sur le passé communiste du pays de son enfance. L’enquête part des manifestations anti-corruption contre le Cabinet Oresharski et le BSP en 2013.

A la fin des années 90, on constate la naissance de plusieurs conglomérats soupçonnés d’activités criminelles ainsi que l’apparition de plus de 200 millionnaires bulgares. Leur montée en puissance ne fait alors que renforcer leur poids sur le système politique et judiciaire à tel point que les activités criminelles ont progressivement fait partie du système étatique bulgare. Ainsi, dans un entretien accordé à eureporter.co en août 2020, la députée européenne et ancienne journaliste, Elena Yoncheva (BSP) déclarait “Tous les pays ont de la corruption mais la Bulgarie est devenue un Etat mafieux.

État et réseaux criminels

Initialement, c’est le manque de répression policière dans un contexte politique instable qui a permis à des activités criminelles d’acquérir de l’importance jusqu’à représenter une part conséquente du produit intérieur brut bulgare. C’est notamment le cas du proxénétisme qui représentait au début des années 2000 entre 900 millions et 1,8 milliards d’euros de bénéfice soit 3,6% à 7,2% du PIB. Aussi, tandis que les groupes criminels spécialisés dans le trafic de drogues se concentraient auparavant sur le cannabis et l’héroïne, ils se sont ensuite diversifiés aujourd’hui avec la vente de drogues de synthèse de type méthamphétamine ou speed.

De même, l’extorsion de fonds a commencé à s’effectuer via les entreprises de protection telles que le SIC ou le VIS tandis que l’exécution de contrats d’assassinats s’est multiplié. Entre 2000 et 2006, ce ne sont pas moins de 157 contrats d’assassinats de type mafieux qui ont été exécutés, souvent dans le centre-ville de Sofia et en plein jour. D’autres personnalités sont également exécutées à l’étranger. C’est le cas de Pantiou Pantev, trafiquant de drogue affilié au VIS puis au SIC. Après des accusations de vol d’une demi-tonne de cocaïne, il est abattu dans les Caraïbes en 2001. C’est également le cas de Konstantin Dimitrov, trafiquant de drogue et milliardaire en relation avec le VIS, assassiné en 2003 à Amsterdam. Pour ces 157 assassinats, une seule condamnation a toutefois été enregistrée jusqu’ici.

Ce laisser-faire policier dont sont accusées les autorités bulgares peut s’expliquer par le poids financier de certains nouveaux riches qui continuent leurs activités criminelles. Il s’explique également par l’infiltration du système politique par ces mêmes personnes qui ont compris l’intérêt d’occuper des postes clefs pour développer et couvrir leurs activités. Ainsi, dès 2001 sous le gouvernement du Mouvement National de Siméon II des preuves d’associations entre politiciens et milieux criminels sont mis à jour. Le Patron de l’Union des Forces Démocratiques, Ivan Tatarchev est soupçonné d’avoir des liens avec le mafieux Ivo Karamanski surnommé le Parrain tandis que le Ministre des finances Milen Velechev est accusé de relations avec Ivan Todorov alias le Docteur. Le Ministre de l’intérieur Rumen Petkov est lui accusé par Bruxelles d’avoir détourné des subventions reçues pour le développement du pays au profit du crime organisé ainsi que d’avoir livré l’identité d’un agent infiltré dans un réseau de trafic d’êtres humains.

Une corruption généralisée et endémique

En 2019, Transparency International classait le pays comme le plus corrompu de l’Union Européenne. Entre les détournements de fonds publics, le blanchiment d’argent et le trucage d’appels d’offres, les affaires se succèdent dans le paysage médiatique au grand dam des citoyens bulgares.

Corruption Perception Index 2019 par Transparency International, la Bulgarie dernière de l’UE.

Aujourd’hui, il apparaît très difficile que l’État bulgare puisse lutter de sa seule initiative contre les activités criminelles puisqu’il semble lui-même infiltré par le crime organisé. Dans ce contexte, c’est le rôle que l’Union européenne a essayé d’endosser. Avec succès?

En 2006, Klaus Jansen, Chef du Bureau d’Enquête Criminel d’Allemagne est envoyé par la Commission européenne pour évaluer les progrès de la Bulgarie contre le crime organisé. Il constate que rien n’est fait et dénonce un engagement beaucoup trop faible des forces de police. Peu avant de démissionner, le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Rumen Petkov dénonce ces conclusions comme “exagérées” et proteste contre Jansen. En 2009, la Commission européenne commande une étude au criminologue Tihomir Bezlov, à présent chercheur au Centre d’Etudes pour la Démocratie à Sofia. Il y explique alors que le crime organisé s’est lancé dans la politique afin de capter des postes clefs à tous les échelons du pouvoir et de l’administration, ce qui en sciences politiques s’appelle un phénomène de capture state.

Face à cette corruption généralisée, l’Union européenne gèle alors 500 millions d’euros d’aide à la Bulgarie par crainte qu’ils soient détournés par la mafia avant de menacer de suspendre les milliards de fonds structurels de développement. Les pressions de l’Union européenne ont entraîné une série de promesses pour lutter notamment contre la fraude. C’est dans ce cadre que de nouvelles mesures sont prises. En 2018, une nouvelle loi est votée et une nouvelle unité anti-corruption est créée. Quelques semaines plus tard, celle-ci s’illustre d’ailleurs de manière spectaculaire lors d’une course-poursuite dans la capitale menant à l’arrestation de la Maire d’un arrondissement de Sofia, Dessisava Ivantcheva.

Bien que le Gouvernement bulgare semble faire des efforts dans la lutte contre la corruption, les résultats tardent à se faire sentir. Pourtant, l’Union européenne a décidé que ces avancées étaient suffisantes pour mettre prochainement fin au mécanisme CVM (Cooperation and Verification Mechanism) suite au rapport encourageant de 2019.

Dans le même temps, après 4 mois de manifestations populaires intenses contre le Gouvernement, une partie de la population demeure mécontente de la situation tandis que les deux personnes ciblées – Borissov et Geshev – sont toujours en place. Puisque les pressions internes ne semblent pas fonctionner, est-ce bien raisonnable pour l’Union européenne d’assouplir ses mécanismes ? À l’heure où la Bulgarie bloque le processus d’adhésion de la Macédoine du Nord à l’Union Européenne, aura-t-elle le courage de recourir de nouveau au chantage aux aides au développement et aux fonds structurels ?

La prochaine échéance électorale se tiendra le 28 mars 2021 avec les élections parlementaires. Pour le moment, les instituts de sondage prédisent une victoire du GERB devant le BSP avec un fort taux d’abstention attendu. La présidentielle aura lieu quant à elle quelques mois plus tard à l’automne. Compte tenu du contexte sanitaire, il est peu probable que les manifestations reprennent avant les élections mais si les prédictions des instituts de sondage s’avèrent justes, cela soulève la question suivante : le maintien possible d’un gouvernement porté par le GERB poussera-t-il de nouveau les citoyens dans la rue ?

Sondages réalisés le 21 décembre 2020 – Source: Politico.

Les propos de l’auteur sont personnels et ne peuvent en aucun cas engager la responsabilité de l’association Euro Créative.

Guillaume Pichelin

Guillaume Pichelin poursuit actuellement le Master franco-russe “Europe-Russie : Stratégies et Enjeux Globaux” à l’université de l’Amitié des Peuples de Moscou en partenariat avec SciencesPo Bordeaux. Il s’intéresse aux relations internationales, au développement et aux questions identitaires dans l’espace post-soviétique ainsi qu’aux processus de réconciliation dans les Balkans. Enfin, Guillaume recherche activement un stage en lien avec les thèmes et régions abordés précédemment pour le deuxième semestre 2020-2021.

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