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Bélarus: une révolution étonnamment féminine?

Cet article est issu du sixième numéro du magazine bi-mensuel ‘New Eastern Europe’ « Understanding values in uncertain times » (Comprendre les systèmes de valeurs en des temps incertains), ce numéro s’attarde sur les choses qui nous lient et sur celles qui nous divisent ; en analysant sur quel système reposent nos valeurs. Nous le savons, en tant que société ou communauté, nous avons des valeurs communes qui peuvent changer avec le temps en raison d’événements ou de nouvelles expériences. D’autres articles, des entrevues ainsi que des revues littéraires viennent aussi s’ajouter à plus de 200 pages de contenu riche et varié. 

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Olga Dryndova est Rédactrice en chef de Belarus-Analysen (appartenant au Centre de recherche pour les Etudes de l’Europe de l’Est à l’Université de Brême) et Analyste pour le Bélarus au V-Dem Institute (Université de Göteborg).

La dimension féminine de la contestation bélarusse, bien qu’inattendue, a apporté à la révolution un sentiment de renouveau ainsi que de fortes émotions. C’est aussi la preuve d’une autonomisation des femmes bélarusses incarnée par trois figures féminines qui n’ont jamais abandonné, même après l’élimination des candidats les plus populaires de la course électorale et qui ont réussi à donner aux gens « un dernier espoir de changement ». Ces femmes étaient authentiques, elles racontaient des histoires personnelles, parlaient d’amour et demandaient simplement aux gens de croire en elles.

Les images inspirantes du trio féminin révolutionnaire composé de Svyatlana Tsikhanouskaya, Maria Kalesnikava et Veranika Tsapkala ainsi que celles des nombreuses femmes bélarusses manifestant pacifiquement suite à l’élection falsifiée du mois d’août 2020, ont semble-t-il atteint les quatre coins du globe.

L’opinion internationale a admiré leur force, leur courage ainsi que leur bonté. La grande visibilité et le rôle important des femmes lors de ces manifestations n’est cependant pas une nouveauté bélarusse. Nous l’avons auparavant observé en Amérique latine, aux États-Unis ou lors des événements du Printemps arabe. Il existe ainsi une tendance mondiale au sein de laquelle les protestations impliquant un nombre important de femmes ont tendance à être moins violentes, réalisées à plus grande échelle et plus diverses.

Comment expliquer les actions de ces milliers de femmes au Bélarus ces derniers mois? Peut-on parler d’une révolution féministe? Sont-ce les conséquences d’une tendance solidement établie ou bien le résultat d’un phénomène totalement imprévisible surprenant les Bélarusses eux-mêmes?

Les femmes au pouvoir

Statistiquement parlant, le Bélarus fait figure de bon élève en matière d’égalité des genres. Par exemple, il se classe 27ème sur 189 au sein du Gender Inequality Index-2019 (un score équivalent à celui du Royaume-Uni et plus élevé que ceux de la Russie ou des États-Unis). Le Global Gender Gap Report 2020 place quant à lui le Bélarus à la 29ème place (sur 153), tandis qu’au sein de la section intitulée « participation et opportunités économiques » pour les femmes, le Bélarus obtient de meilleurs résultats que tous les États européens, à l’exception de l’Islande.

Le classement en matière d’émancipation politique des femmes est toutefois inférieur à la moyenne mondiale (81ème). En 2018, la proportion de sièges occupés par des femmes au Parlement bélarusse était de 33 % et n’a pas beaucoup changé depuis – elle était deux fois plus élevée que celle de la Russie et plus élevée que celle de l’Allemagne, du Royaume-Uni et des États-Unis. En outre, un quota de représentation de 30 % a été décidé par Alyaksandr Lukashenka dès 2004. S’il est évident que le parlement bélarusse ne peut être traité de la même manière que les Parlements issus de systèmes démocratiques, il n’en demeure pas moins que les femmes bélarusses sont représentées en politique, au moins en théorie.

En outre, le rapport national bélarusse sur le développement durable 2030 mentionne que 70 % des fonctionnaires et 68 % des employés du secteur judiciaire sont des femmes. Le tableau change brusquement lorsque l’on considère les hauts postes gouvernementaux où une seule femme est actuellement à la tête d’un Ministère parmi les 24 existant au Bélarus. Natallya Kachanava, à la tête de l’administration présidentielle, fait donc figure d’exception.

Depuis l’indépendance, les femmes ne sont pas non plus parvenues à construire un groupe politique indépendant disposant de son propre agenda. Dans l’opposition, cependant, il y a eu un certain nombre de femmes politiques qui ont « percé ». En 2016, sur 110 candidats, deux candidates indépendantes – Hanna Kanapackaya et Alena Anisim – sont parvenues, non sans surprise, à être élues à la Chambre des Représentants (la chambre basse du Parlement bélarusse). Les autorités auraient permis leur « élection » afin que les Occidentaux puissent constater une certaine libéralisation du pays. Cependant, ces femmes n’ont pas gagné beaucoup de popularité auprès du public.

Au contraire, Tatsiana Karatkevich, première femme candidate à la présidentielle bélarusse, devint très populaire lors de l’élection de 2015. Elle était la co-dirigeante du mouvement « Dire la vérité » (Гавары праўду) et, selon des sondages indépendants, elle aurait reçu environ 20 % des voix (soit un million de votes). Au cours de sa campagne, Mme Karatkevitch avait mis l’accent sur la nature nécessairement pacifique de tout changement et avait gagné en popularité en se rendant dans l’ensemble des régions, parlant directement aux gens de leurs problèmes du quotidien. Plus important encore, sa popularité avait porté un coup à la croyance populaire selon laquelle les Bélarusses ne seraient pas prêts à avoir une femme pour dirigeante.

De tels messages sont pourtant couramment exprimés par les autorités. Lidziya Yarmoshyna, qui est à la tête de la Commission Électorale Centrale, a ainsi déclaré qu’elle ne voyait pas de place pour les femmes en politique, bien qu’elle ait occupé un poste élevé pendant plus de 20 ans. C’est une personne qui par le passé a dit « Les femmes feraient mieux de cuisiner de la soupe plutôt que d’aller manifester » (2010) ; « Les femmes ne sont pas aussi créatives que les hommes et ne peuvent donc pas prendre de décisions inattendues et courageuses » (2015) ; et « Les femmes sont apolitiques par nature » (2016). Lukashenka, lui aussi, a souvent fait l’éloge des femmes comme « la grande création de la nature« , « la belle moitié de l’humanité » ou comme « gardiennes des valeurs familiales« .

« La vocation d’une femme est de décorer le monde, tandis que celle d’un homme est de protéger le monde et les femmes« .

Alyaksandr Lukashenka, 2016.

Cependant, ses deux déclarations selon lesquelles « La constitution bélarusse n’est pas écrite pour une femme » et « Si ce fardeau (du pouvoir) est placé sur une femme, elle s’effondrera, la pauvre » sont proprement scandaleuses. Ces mots, prononcés en mai 2020, ont suscité une immense colère chez de nombreuses femmes bélarusses qui ont porté plainte contre le Président auprès du Bureau du Procureur. S’il est clair que les vues du Président n’ont pas changé, il est probable que celles de la société aient de leur côté considérablement évolué. En 2011, des remarques similaires faites par le Président n’avaient pas suscité beaucoup de réactions. C’est ainsi qu’il n’avait pas hésiter à déclarer:

« Je ne céderais pas la Présidence à un représentant du « sexe faible »« .

Alyaksandr Lukashenka, 2011.

Au Bélarus, les hiérarchies patriarcales et le sexisme – dans les espaces publics, sur les lieux de travail et à la maison – sont toujours présents. Les femmes qui réussissent leur carrière professionnelle sont souvent confrontées à des inégalités au sein même de leur famille. En conséquence, les femmes continuent d’être victimes de stéréotypes et de discriminations fondés sur le sexe. Dans le même temps, les femmes bélarusses semblent avoir des opinions moins patriarcales que les hommes : une étude de l’IPM (2018) a montré que les femmes sont plus en désaccord que les hommes avec l’hypothèse selon laquelle les hommes sont de meilleurs dirigeants politiques, directeurs et hommes d’affaires que les femmes. Cependant, au cours de la dernière élection présidentielle, ces questions sont restées en marge du débat. Il faut dire que pas moins de 70 % des Bélarusses ne savaient pas que l’expression « inégalité des sexes » existait ou ne comprenaient pas ce qu’elle signifiait. La même recherche, menée par Pact en 2019, a montré que seulement 3,9 % des hommes et 6,9 % des femmes ont admis avoir vécu l’inégalité des sexes personnellement. Des chiffres aussi bas suggèrent que les questions d’égalité entre les genres ne sont pas ancrées au sein de la société bélarusse.

Télé-réalité politique

Ce que beaucoup ont appelé une « révolution féminine« , n’était pas prévue comme telle à l’origine. Toutes les femmes du « trio féminin » révolutionnaire représentaient, d’une certaine manière, trois candidats masculins (finalement) non-enregistrés à la bataille pour la Présidence : Siarhei Tsikhanouski (blogueur sur YouTube), Valery Tsapkala (ex-Directeur du Parc de Haute-Technologie) et Viktar Babaryka (ex-Directeur de la banque Belgazprombank). Alors, comment Svyatlana Tsikhanouskaya, femme au foyer s’occupant de ses enfants, s’est avérée être la seule « candidate de l’espoir » enregistrée parmi les cinq candidats?

Sa décision en mai, à la suite de l’arrestation de son mari, de soumettre les documents nécessaires à l’enregistrement d’un groupe d’initiative pour recueillir des signatures était une décision spontanée. Il s’agissait au départ seulement d’un acte de désespoir et de solidarité envers lui. Les semaines suivantes se sont transformées, de manière inattendue, en une sorte de « reality show » politique avec des milliers de personnes, de différents milieux sociaux, faisant la queue pour exprimer leur soutien à « tout le monde sauf Lukashenka« . Ce fut le cas tant à Minsk, la capitale, que dans les différentes régions du Bélarus. Le soutien massif à Tsikhanouskaya – même si les gens ne connaissaient pas toujours son nom ou sa profession – était évident. Et malgré l’arrestation de membres de son initiative et des menaces personnelles anonymes proférées à son encontre, elle est parvenue à rassembler les 100 000 signatures nécessaires validant son enregistrement comme candidate à la Présidence.

Cette situation rocambolesque illustre une nouvelle fois la misogynie des autorités bélarusses qui se sont satisfaites de la mise hors-course des personnalités politiques masculines sans se méfier de la « femme au foyer ». Selon ce qui a été dit par la suite, il n’a fallu que 15 minutes aux trois femmes, représentant les anciens candidats masculins, pour s’entendre sur un front uni, montrant ainsi que les femmes s’entendraient plus facilement que les hommes. Lors de leur première conférence de presse, elles ont préféré évoquer le bien commun plutôt que de parler de leurs ambitions politiques. Les points principaux de leur campagne se sont cristallisés autour de deux demandes principales: la libération des prisonniers politiques et l’organisation d’élections libres et équitables à la suite de la (potentielle) victoire de Tsikhanouskaya. Le symbole spontané de leur campagne électorale – un cœur (Kalesnikava), un poing (Tsikhanouskaya) et un signe de victoire (Tsapkala) – a ensuite fait le tour du monde et a inspiré les défenseurs des droits des femmes au Bélarus et dans le reste du monde.

Au-delà de ces gestes symboliques, il est toutefois intéressant de voir comment ces femmes se sont présentées au cours de la « campagne » car leurs déclarations publiques ont combiné à la fois des messages de valeurs traditionnelles et de leadership féminin moderne. Svyatlana Tsikhanouskaya de son côté s’est principalement concentrée sur les valeurs familiales. Dans ses discours, elle a toujours fait référence à l’arrestation de son mari comme étant la principale raison de son engagement politique. Son implication prouve alors sa volonté de défendre non seulement sa liberté, mais aussi celle de tous les Bélarusses. Elle n’a pas caché se considérer comme une femme faible et « simple », qui s’est renforcée après avoir rencontré des milliers de personnes pendant les trois semaines de rassemblements « pré-électoraux ». En tant que candidate enregistrée, elle a admis ne pas être intéressée par la poursuite d’une carrière politique, même après une hypothétique victoire. Ses opinions n’ont pas beaucoup changé, même après l’élection, lorsqu’elle a été contrainte de quitter le Bélarus et est devenue la figure majeure de l’opposition réfugiée en Lituanie.

Maria Kalesnikava quant à elle semble être à l’opposé de Tsikhanouskaya. Elle se voit comme une citoyenne du monde libre et a plusieurs fois évoqué la question du féminisme lors de ses entrevues. Kalesnikava a achevé une carrière artistique réussie et a travaillé comme musicienne et Directrice artistique auparavant. Née au Bélarus, elle a toutefois vécu et travaillé en Allemagne et dans d’autres pays européens pendant plusieurs années, assimilant ainsi les valeurs de la démocratie et de la liberté. Elle est devenue visible en faisant partie de l’équipe de Babaryka. Son pouvoir et ses messages empathiques (« Nous sommes légitimes !« , « Bélarusses, vous êtes incroyables !« ) ont atteint le grand public. Sur les trois femmes, elle est la seule à être restée au Bélarus après l’élection et les premières répressions. Elle a même déchiré son passeport lorsque les services secrets ont tenté de l’exfiltrer hors du pays, ce qui a conduit à son arrestation.

Enfin, Veranika Tsapkala est en quelque sorte une combinaison de Tsikhanouskaya et de Kalesnikava : une manager sûre d’elle, travaillant pour Microsoft mais aussi une femme et une mère aimante. Lors de la première conférence de presse collective, elle a clairement indiqué que la constitution bélarusse a été écrite pour les femmes également (contrairement aux mots de Lukashenka) et que les femmes du Bélarus sont évidemment égales aux hommes. En même temps, elle a soutenu Tsikhanouskaya en tant que mère et épouse – c’est ce que la « solidarité féminine » semble signifier pour elle. Enfin, au cours d’entretiens, elle a souligné que le seul politicien de sa famille était son mari, malgré ses qualités d’oratrice. Après l’élection, lorsqu’elle a rejoint celui-ci et ses enfants à l’étranger, elle s’est mise en retrait. Lors des réunions politiques, elle a plutôt joué le rôle d’épouse et ce bien qu’elle ait été parmi les figures majeures du soulèvement populaire.

Dernier espoir de changement

Ces trois femmes n’avaient que trois semaines pour atteindre les électeurs avant la tenue du scrutin. D’une manière sans précédent, et contre la pression écrasante du temps, elles sont devenues extrêmement populaires tant au Bélarus qu’à l’étranger. En réalité, aucun des candidats à la Présidence en Bélarus n’a jamais bénéficié d’une telle attention internationale auparavant. Ainsi, l’histoire des « trois femmes luttant contre le dictateur » s’est avérée être une stratégie politique parfaite. Pendant la campagne, elles ont visité 13 villes en trois semaines et ont attiré jusqu’à 5% de la population locale à leurs rassemblements régionaux. Cela a été remarqué par l’électorat bélarusse, traditionnellement passif, qui les a accueilli en véritables rock stars. Comment tout cela a-t-il été possible ?

Le fait que les candidates étaient des femmes n’était pas le seul facteur de mobilisation. Les Bélarusses étaient déjà politisés avant cette élection. La stagnation économique, les réactions inadéquates de l’Etat face à la pandémie et la fatigue de voir le même visage autoritaire à la tête de la nation depuis 26 ans ont radicalisé les Bélarusses qui ont fini par s’unir contre Lukashenka. En ce sens, le public s’est transformé en un électorat protestataire prêt à voter pour toute figure forte s’opposant au Président sortant.

La dimension féminine de la contestation bélarusse, bien qu’inattendue, a apporté à la révolution un sentiment de renouveau ainsi que de fortes émotions. C’est aussi la preuve d’une autonomisation des femmes bélarusses incarnée par trois figures féminines qui n’ont jamais abandonné, même après l’élimination des candidats les plus populaires de la course électorale et qui ont réussi à donner aux gens « un dernier espoir de changement ». Ces femmes étaient authentiques, elles racontaient des histoires personnelles, parlaient d’amour et demandaient simplement aux gens de croire en elles. En conséquence, le slogan traditionnel de l’opposition « Nous croyons – Nous pouvons – Nous allons gagner » a été remplacé par une version féminine : « Nous aimons – Nous pouvons – Nous gagnerons« . Ensuite, elles ont mobilisé les gens pour l’observation et la participation aux élections.

Quatre femmes de tout âge lors d’une manifestation – Source: Artem Podrez // Pexels.

Il en a résulté des files d’attente massives devant les bureaux de vote le jour du scrutin alors que des milliers de personnes ont été privées du droit d’observer le décompte des voix. La fraude électorale est ainsi devenue un problème courant. En outre, 500 000 Bélarusses ont envoyé des photos de leurs bulletins de vote à une plateforme en ligne nouvellement développée qui a permis d’identifier plus facilement les falsifications. Même leurs « appels à la raison » adressés aux membres des commissions électorales ont fonctionné dans une centaine de bureaux de vote : les votes y ont été comptés, les protocoles montrant la victoire de Tsikhanouskaya ont été rendus publics (quelque chose comme cela ne s’était jamais produit auparavant au Bélarus).

Pour être juste, il faut admettre que les deux stratégies (empathie et mobilisation) sont venues à l’origine de l’équipe de Babaryka. Le cœur était le symbole de sa campagne. Comme l’ont montré les sondages d’opinion, les Bélarusses ne croyaient pas que leurs actions entraîneraient un quelconque changement. L’équipe de Babaryka s’est penchée sur cette question et est passée d’un discours rappelant que « les autorités sont mauvaises » à celui déclarant que « les gens sont bons« . Après son arrestation, Kalesnikava a continué à propager de message d’empathie.

Enfin, la combinaison des valeurs traditionnelles et féministes dans les discours des femmes semble avoir joué un rôle crucial pour leur popularité auprès du grand public. Les messages féministes et autonomisants de Kalesnikava et Tsapkala ont suscité l’admiration des partisans du pouvoir des femmes, tandis que la timide et aimante Tsikhanouskaya était un prototype parfait pour la partie traditionnelle de la société bélarusse – une partie significative de la société. Selon les recherches de l’IPM (2018), rien n’était plus important que la maternité (84,8 %) et la paternité (77,4 %) pour une grande majorité des Bélarusses. Le fait que Tsikhanouskaya ne voulait pas du pouvoir à proprement parler a également persuadé ceux qui n’étaient pas encore prêts à voter pour une femme au foyer. Leur pourcentage aurait dû être considérable – même certains experts masculins locaux bien connus ont réagi spontanément sur le trio féminin. « Que pourraient bien faire trois jolies femmes? » pour ne citer qu’un exemple de réaction.

La confiance populaire placée dans Tsikhanouskaya, qui est devenue une sorte de « Cendrillon politique », a été imbattable. Les gens l’ont soutenue par solidarité, compassion et admiration pour son courage. Les rapports des observateurs électoraux indépendants suggèrent qu’elle aurait même pu obtenir la majorité électorale. Pour de nombreux électeurs, la soutenir signifiait soutenir de nouvelles élections équitables. Malgré ses déclarations sur le manque d’ambitions politiques, elle s’est révélée être un acteur politique extrêmement important.

Le visage féminin des protestations

La deuxième partie des activités féminines a commencé deux jours après l’élection ou au quatrième jour des manifestations contre les fraudes électorales massives. L’ampleur des répressions face aux citoyens a été choquante. La police a utilisé des grenades paralysantes et des balles en caoutchouc contre les manifestants. Les informations relatives aux premiers décès et à propos des centaines d’autres personnes blessées ou torturées ont rapidement atteint le public. Les affrontements avec la police ont eu lieu principalement le soir ou la nuit.

Les 12 et 13 août, plusieurs centaines de femmes ont mis en place une chaîne de solidarité à Minsk pour protester contre ces violences policières. Le premier groupe portait des vêtements blancs et tenait des fleurs tandis qu’un second était pieds nus et chantait la berceuse bélarusse « Kalyhanka ». En quelques heures, ces « chaînes de femmes en blanc » étaient discutées à travers tout le pays et d’autres villes les ont rejointes. La cause principale de ces actions était la violence inhumaine exercée par les forces de sécurité – les femmes voulaient montrer que ce n’était pas la « voie bélarusse » de transformation. Elles ont ainsi voulu faire passer un message de non-violence aux Bélarusses, malgré l’action opposée de la télévision d’État qui évoquait la présence de terroristes et les batailles nocturnes.

Les protestations avaient également pour but de faire appel à un grand nombre de les gens, en particulier les femmes. En d’autres termes, les chaînes de solidarité, qui ont été organisées pendant la journée, étaient considérés comme des actions civiques plus sûres que les confrontations nocturnes avec la police. Des hommes ont également rejoint les chaînes qui ont ensuite été suivies par des chaînes de solidarité d’autres groupes sociaux et professionnels : médecins, étudiants et personnes âgées. En conséquence, de nouvelles formes de protestation non violente ont été introduites au sein du fertile terrain protestataire bélarusse. Par ces chaînes humaines, les femmes voulaient finalement exprimer leur solidarité avec ceux qui protestent la nuit. Dans le même temps, on appelait déjà à la libération des prisonniers politiques, à la poursuite des responsables des élections des fraudes et des violences s’ensuivant mais aussi à de nouvelles élections.

Il est intéressant de noter que les premières initiatives à Minsk n’étaient absolument pas centralisées. Les femmes s’organisaient par le biais de leurs propres contacts et à travers les réseaux sociaux – notamment Telegram. Les groupes n’étaient pas forcément connectés entre eux et agissaient indépendamment, mais étonnamment, les participants ont eu une idée de protestation similaire en utilisant la couleur blanche comme symbole. Des actions similaires, qui ont ensuite été organisées à l’échelle nationale, ont été menées à la base, de manière spontanée et décentralisée. Elles ont souvent été conçues de manière originale. L’une des premières actions féminines a ainsi été conçue et organisée par une responsable d’événements sans expérience politique : elle a perçu l’opposition comme un client et l’action politique comme un événement.

Les « protestations blanches » pacifiques des femmes ont eu plusieurs fonctions très importantes : elles ont souligné la nature non violente des manifestants et, de ce fait, ont sauvé la motivation des gens à protester (les rassemblements post-électoraux étaient pacifiques au départ, mais lorsque les femmes sont sorties, cela est devenu encore plus évident) ; elles ont rendu les protestations accessibles à des groupes sociaux plus larges ; elles ont introduit de nouvelles formes de protestation ; elles ont rendu le mouvement très visible au Bélarus et à l’étranger ; elles ont contribué à mettre fin à la violence policière pendant un certain temps ; elles ont décentralisé le mouvement ; et, bien sûr, elles ont ajouté une nouvelle dynamique à la dimension féminine de la campagne électorale. Les femmes n’ont donc pas seulement été dirigées par des femmes politiques, mais elles ont commencé à s’auto-organiser à des fins politiques.

Avec le temps, elles ont même découvert de nouvelles héroïnes, comme Nina Bahinskaya, 73 ans, qui est devenue célèbre pour ses protestations personnelles contre Lukashenka, qu’elle mène depuis plus de 20 ans. Sans aucun doute, les « protestations blanches » ont ajouté une toute nouvelle dimension au mouvement de protestation, qui a généré les plus grands rassemblements politiques de l’histoire du Bélarus indépendant. Elles ont commencé le 16 août et continuent à avoir lieu tous les dimanches. En outre, des marches féminines ont été organisées tous les samedis depuis le 29 août jusqu’au 26 septembre. Les manifestantes ont ensuite changé de tactique pour éviter les détentions massives, qui devenaient de plus en plus fréquentes, et ont choisi de ne pas se rassembler en foule. Les cinq grandes marches de femmes du samedi à Minsk, qui ont rassemblé jusqu’à 10 000 participants de tous âges, étaient très diverses dans leurs messages et comportaient à la fois des éléments de féminité et d’autonomisation des femmes.

La couleur blanche et les fleurs ont contribué à construire une image de femmes innocentes, fragiles et aimantes, qui correspond bien à la perception traditionnelle des femmes dans la société bélarusse. De nombreuses femmes sont descendues dans la rue pour protéger leurs maris et leurs fils, ce qui a également été exprimé sur leurs banderoles et leurs affiches. Cette féminité est devenue un nouveau « soft-power » féminin. Considérons ici l’affiche représentant Tsikhanouskaya comme la « Mère patrie » (en russe : Rodina Mat) qui était basée sur l’image d’une – femme soviétique utilisée pour mobiliser le peuple pendant la Seconde Guerre Mondiale. En effet, lors des manifestations, les femmes devaient protéger les hommes des forces de sécurité. En même temps, de nombreux messages sur les affiches ont été présentés comme des réactions créatives et humoristiques aux déclarations sexistes du Président et ont souligné que les femmes étaient des sujets politiques : « Battez-vous comme une fille (bélarusse) » ; « Patriarcat, vous êtes foutu » ; « Je n’ai pas peur – j’étais en travail » ; « Faites place à une femme » ; « Le Bélarus est une femme, j’ai voté pour une femme« , « Sasha (surnom de Lukashenka), NON signifie NON » et « Ton bien-aimé ne veut pas de toi » (en réaction à la déclaration antérieure du Président: « Le Belarus est un pays bien-aimé, et tu ne donnes ton bien-aimé à personne« ).

L’humour, l’ouverture d’esprit et une attitude positive ont été parmi les caractéristiques les plus essentielles de ces marches. Leurs participantes ont essayé d’engager des conversations avec la police, leur souriait, leur offrait des fleurs, chantait des chansons et dansait. Ils changeaient spontanément les itinéraires des rassemblements ou criaient fort lorsque la police les approchait. Il y avait une certaine confiance, ou espoir, que la police ne pouvait être violente à leur égard. Notamment puisque battre les femmes peut, bien sûr, provoquer une réaction négative de l’ensemble de la société. Apparemment, cette logique a prévalu pendant plusieurs semaines jusqu’à ce que les autorités réalisent que ces femmes étaient devenues une force politique trop importante.

Trop c’est trop

Les femmes ont longtemps constitué le noyau dur de l’électorat de Lukashenka. Cependant, après de nombreuses années au pouvoir, il a perdu son parfum politique et a également perdu son charisme personnel. L’année électorale 2020 n’a pas été la plus favorable pour les femmes. Le Président a fait preuve d’une arrogance extrême et d’un manque d’empathie lors de la première vague de la pandémie de coronavirus, ce qui a suscité l’inquiétude des femmes quant à la santé et à la vie de leur famille. En outre, les femmes salariées dominent les secteurs de la Santé et de l’Éducation, qui ont été les plus touchés. Enfin, les répressions brutales qui ont eu lieu après l’élection se sont avérées être la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Lukashenka, qui a totalement sous-estimé les femmes et leur pouvoir, a accidentellement contribué au développement du féminisme au Bélarus, tout comme il a contribué à l’unité des Bélarusses qui se sont ralliés autour des contestations. Les valeurs patriarcales semblent être devenues archaïques pour une grande partie du public bélarusse. « Sasha, le sexisme t’a détruit » – était écrit sur l’une des affiches portées par les femmes lors d’un rassemblement. La crise politique au Bélarus est toujours en cours aux premiers jours de 2021. Il est difficile de faire des prévisions sur la manière dont elle se terminera. Néanmoins, il est déjà clair que nous voyons des changements qualitatifs notables concernant le rôle des femmes au Bélarus. Jusqu’à l’été 2020, le féminisme et la participation politique semblaient incompatibles avec la féminité et la vulnérabilité – la participation politique des femmes est désormais devenue à la mode.

« Les femmes bélarusses se découvrent et explorent leur force à nouveau, sans aucune connaissance de fond des théories féministes. »

Manifestante.

Nous assistons probablement aujourd’hui à un dépassement des stéréotypes et des clichés qui sont associés aux femmes en politique et dans la société, qui se développeront encore dans les années à venir. Pour l’instant, cette étape a déjà été franchie dans d’autres pays où la première réflexion envers les femmes bélarusses n’est plus l’image d’une femme attirante ou sexy, mais celle d’une citoyenne courageuse et responsable.


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