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Bosnie-Herzégovine: La voix des femmes pour le changement

Le 7 novembre 2013, la Bosnie-Herzégovine ratifiait la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Or, si des lois ont été mises en place, en pratique, leur application reste incertaine. Les violences faites aux femmes se perpétuent dans un contexte marqué par une impunité des crimes et une prise en charge quasi inexistante des victimes de violences domestiques. À ceci s’ajoutent des inégalités économiques persistantes entre les genres et une sous-représentation des femmes en politique. Ce morne état des lieux peut s’expliquer par divers facteurs. Cet article analysera particulièrement la représentation traditionaliste faite de la femme dans la société bosnienne ainsi que l’héritage de la guerre et de l’absence des femmes dans le processus de paix de Dayton comme facteurs liés à l’émergence des conséquences négatives exposées ci-dessus.

Cependant, si la Bosnie-Herzégovine peine à instaurer une conscience féministe solide, une partie de la société civile persévère et lutte pour que la voix des femmes soit écoutée et considérée. L’histoire des mouvements féministes en Bosnie-Herzégovine n’est pas un phénomène récent mais ces derniers ont été invisibilisés à travers l’histoire, privant les jeunes générations de figures féminines auxquelles elles pourraient s’identifier. Au sortir d’une guerre si brutale, il est donc essentiel de faire exister les femmes dans l’histoire du pays et de construire un avenir impliquant une prise en compte de leurs voix et idées dans tous les domaines de la société. 

DES FEMMES QUI FONT L’HISTOIRE : HÉROÏSME, SOUFFRANCE ET RÉSISTANCE

Les représentations faites de la femme dans la société bosnienne ont évolué au cours de l’histoire. Au sein du système socialiste yougoslave, les femmes étaient représentées comme modernes et  éduquées et leur émancipation était affichée comme un objectif crucial. S’ils sont peu connus et évoqués, certains groupes de femmes se sont battus pour améliorer les conditions et représentations des femmes au sein de la Yougoslavie. Le Front antifasciste des femmes de Yougoslavie (Antifašistiski Front Žena) comptait presque deux millions de femmes sur tout le territoire et oeuvrait à l’inclusion de celles-ci dans le système éducatif, à leur alphabétisation et à leur émancipation. En 1953, l’auto-dissolution de ce groupe laisse place à la création de l’Union des sociétés des femmes de Yougoslavie (Savez ženskih društava Jugoslavije), un réseau de coopératives locales centré sur l’éducation des femmes rurales. Néanmoins, dans un contexte d’incertitude politique et de crise économique marqué par la mort de Tito et la montée des nationalismes, de nouvelles images masculines et féminines apparaissent. Les hommes sont alors assimilés à la défense de la patrie, tandis que les femmes revêtent le rôle de « mères de la Nation »

Pour autant, la guerre a infirmé cette vision réduite des femmes. Ces dernières ont fait preuve, dans les faits, d’une résistance quotidienne et d’un héroïsme ordinaire et silencieux en subvenant aux besoins de leurs familles et en résistant au chaos de la guerre. Cette résistance servait aussi la paix.  Suite à l’éclatement de la Fédération et des guerres dans les différentes républiques, les communications ont été interrompues entre les entités yougoslaves. Dans ce contexte d’isolement, des groupes de femmes anti-militaristes et solidaires se sont organisés dans les différents territoires afin de maintenir des réseaux de communication, notamment à travers un serveur Internet appelé ZaMir (Pour la paix ). À Sarajevo, ce mouvement prend le nom Zamir-SA. 

Enfin, les femmes ont été les victimes directes d’un conflit dans lequel le viol était considéré comme arme de guerre. Entre 1993 et 1997, le centre de thérapie pour femmes Medica de Zenica a examiné 28 000 femmes pour viol et autres abus sexuels. Cependant, ces chiffres ne sont pas révélateurs de l’ensemble des victimes, certaines n’ayant pas signalé le crime par peur du regard des autres et de la pression sociale. Si le droit international reconnait aujourd’hui une dimension sexuée des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides, justice n’a toujours pas été rendue à l’ensemble des victimes de ces violences sexuelles et certaines femmes se trouvent ainsi privées du droit d’obtenir justice et réparation. Les impacts de ces violences sexuelles persistent encore aujourd’hui, au travers des grossesses non désirées, des infections sexuellement transmissibles et de la stigmatisation. La Bosnie-Herzégovine, au sortir de la guerre et vingt-cinq ans plus tard, n’est toujours pas en mesure de répondre aux besoins des survivantes en terme de soins médicaux, traitement du VIH, aides économiques, appuis psychologiques et recours juridiques. Ainsi, aucun système d’aide médicale et psychosociale n’existe en dehors de certaines associations de femmes et de l’aide internationale.

De ce fait, les femmes ont fait preuve de courage, d’héroïsme et de bravoure mais pour autant, elles n’ont acquis qu’une mince visibilité, leurs souffrances n’ont pas été considérées et elles ont été mises en retrait du processus de paix de Dayton. Le processus de paix de Dayton n’avait compté qu’une seule femme, une interprète. Cette invisibilité dans l’histoire contemporaine du pays a notamment conduit à l’effacement des femmes dans la société bosnienne d’après-guerre et à une continuité des traumatismes liés aux crimes et violences commises à leur égard durant la guerre. 

Pour les femmes, le tableau d’après-guerre est sombre : aucune reconnaissance pour leur héroïsme et leur résistance, aucune reconnaissance pour leurs souffrances. 

ÊTRE UNE FEMME EN BOSNIE-HERZÉGOVINE

En dépit des progrès réalisés dans la réduction des inégalités entre les sexes, principalement dans le domaine de l’éducation, les femmes de Bosnie-Herzégovine ont l’un des taux d’activité économique les plus bas de la région et vivent une réalité précaire, notamment en ce qui concerne l’accès des femmes à l’emploi, le manque de représentation et de participation politiques de ces dernières ainsi que les violences sexistes généralisées. Si 62,68% d’emploi des femmes s’exerçait dans le secteur des services en 2019 en Bosnie-Herzégovine contre 42,82% chez les hommes, le taux de participation des femmes à la population active en 2019 était de 37,44% en Bosnie-Herzégovine, contre 44,92% en Macédoine du Nord (2019), 47,08% en Serbie (2019), 52,47% en Albanie (2019), 47,8% au Monténégro (2019) et 45,37% en Croatie (2019).

Malgré l’existence de lois assurant l’égalité des chances et pénalisant toute discriminations fondée sur le sexe, les hommes et les femmes ne bénéficient souvent pas des mêmes opportunités économiques. Comme dans bien d’autres pays, les femmes sont soumises à des préjugés découlant de normes sociales patriarcales traditionnelles et font l’objet de discriminations de la part des employeurs qui remettent par exemple en question leurs capacités à concilier famille et carrière. De plus, l’application des lois est incohérente et irrégulière entre les différentes entités. La Fédération de BiH est la seule unité administrative dans toute l’Europe qui n’a pas de congé de maternité réglementé. Le congé maternité et son financement dépend de l’employeur qui décide s’il souhaite ou non l’accorder aux employées. De plus, la participation des femmes à la vie publique et à la vie politique reste faible en BiH : peu de postes de décision à tous les niveaux de la hiérarchie sont occupés par des femmes;  la représentation et la participation politique des femmes sont limitées. Lors des dernières élections municipales, seulement 4% des maires élus étaient des femmes.

Enfin, au delà du poids des inégalités des chances, la faiblesse du système de prévention et de lutte contre les violences domestiques pèsent sur les femmes et leur avenir.  Plus de la moitié des femmes de BiH ont subi au moins une forme de violence depuis l’âge de 15 ans. Outre les violences physiques et sexuelles, nombreuses sont les victimes de violences psychologiques; certaines subissant généralement plus d’un type de violence à la fois. Néanmoins, ces femmes sont le plus souvent contraintes au silence tandis qu’elles évoluent dans un cadre dangereux et violent. Le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes du Haut Commissariat des droits de l’Homme de l’ONU estime que 84% des femmes victimes de violences conjugales en Bosnie-Herzégovine gardent le silence. 

UNE SOCIÉTÉ CIVILE ACTIVE: FORCE MOTRICE DU CHANGEMENT

Si le système législatif de Bosnie-Herzégovine contient des dispositions essentielles contre la violence sexiste, de nombreuses violations des droits fondamentaux des femmes persistent et l’égalité entre les sexes n’est toujours pas consacrée par la Constitution. Néanmoins, la société civile ne se décourage pas et oeuvre pour une plus grande reconnaissance des femmes dans la société bosnienne. L’exclusion des femmes des négociations de Dayton continue, par exemple, de façonner les expériences féminines d’après-guerre et nombreuses sont les femmes qui se battent contre l’impunité et pour plus de justice transitionnelle à l’égard des crimes commis durant la guerre. Comme les Mères de la place de mai cherchant les disparus de la guerre en Argentine, les femmes de Srebrenica sont devenues des figures majeures d’après-guerre et de véritables actrices de la justice pénale internationale par leurs réclamations. Ce combat a porté ses fruits puisqu’en juin 2021, les Pays-Bas ont lancé une procédure d’indemnisation pour les familles des victimes. 

De plus, des projets de discussions ouvertes, de libéralisation de la parole des femmes et de prise en charge des victimes sont ainsi initiées et menés par une société civile de plus en plus active. 

Cependant, en Bosnie-Herzégovine, les évènements comme la journée internationale des droits des femmes ne laissent pas place à de grandes manifestations de masse ou de grands discours politiques mais à quelques petits événements locaux. À Banja Luka, trois associations locales ont rassemblé une trentaine d’habitantes de la ville afin de discuter des questions féministes et de briser l’omerta autour des violences conjugales. De plus, si la société bosnienne semble également avoir été imperméable au mouvement #MeToo, certaines femmes ont tenté de développer des initiatives similaires au travers de la page Facebook Nisam tražila (« Je ne l’ai pas cherché »), un mouvement ayant provoqué une vague de dénonciations sur les violences sexuelles. En somme, l’absence du mouvement #MeToo ou de manifestations massives pour le 8 mars ne sont pas représentatifs de l’état du féminisme en Bosnie-Herzégovine mais davantage d’une méfiance collective sur les résultats concrets de tels mouvements.

Sur le plan des violences conjugales, reconnues durant les années 2000 par le droit bosnien, des refuges réservés aux femmes en danger, financés en partie par les gouvernements de la Fédération et de Republika Srpska ont ouvert. Néanmoins, ces refuges ne permettent pas de protéger l’ensemble des femmes en danger ni de développer un travail de fond, en amont, visant à changer le système dans lequel les femmes de Bosnie-Herzégovine se trouvent.  Officiellement, si le cadre juridique actuel comporte des lois protégeant les femmes, il ne prends pas bien en charge les victimes de violences domestiques, de harcèlement professionnel ou la perte de leur emploi.

De ce fait, la Bosnie-Herzégovine devrait ainsi accompagner les mouvements civils dans l’évolution des représentations faites de la femme, l’horizontalisation de l’égalité entre les sexes (intégration des femmes dans tous les secteurs de l’action publique) et la prise en charge des violences sexuelles. Dans cet objectif, un effort de formation des équipes de police devrait être renforcé afin d’enregistrer les plaintes pour violence domestique et des projets de sensibilisation à l’école ou via des forums rendus publiques devraient être mis en place au niveau cantonal sur ces sujets. À l’école, le rôle des femmes dans l’histoire du pays devrait être souligné pour rendre à ces dernières la visibilité qu’elles méritent. 

L’égalité entre les sexes, absente de la Constitution de Bosnie-Herzégovine, doit être prise au sérieux par les politiques dans le cadre du processus d’intégration européenne. Cette perspective européenne doit motiver l’évolution de l’Etat de droit et de l’application des lois.


Eva Lambert

Eva Lambert est étudiante au Collège Universitaire de Sciences Po Paris, sur le campus européen de Dijon spécialisé sur l’Europe centrale et orientale. Après avoir effectué un échange à l’Université Charles à Prague, Eva s’apprête à intégrer un double master en Affaires Européennes avec la London School of Economics. Au cours de son stage, Eva sera spécialisée sur la région des Balkans, elle qui a un intérêt tout particulier pour la Bosnie-Herzégovine.

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