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Changements politiques en Estonie

Cet article a été écrit par Samuel Kramer pour notre partenaire New Eastern Europe. La traduction a été réalisée par Euro Créative.

Le 13 janvier 2021, la politique estonienne a basculé. Le Premier Ministre estonien, Jüri Ratas, a annoncé sa démission suite à l’annonce par le Bureau du Procureur que cinq membres liés à son Parti du Centre étaient impliqués dans une possible affaire de corruption et de trafic d’influence.

Ce parti – qui occupe une place importante dans la politique estonienne depuis les années 1990 et qui a gouverné le pays au cours des cinq dernières années – a finalement assisté au renversement de sa coalition gouvernementale. Qu’est-ce qui a provoqué sa chute ? Qui pourrait bénéficier des retombées électorales qui en ont résulté ? La réponse se trouve dans l’histoire post-soviétique du Parti du Centre.

Tout ce qui brille n’est pas de l’or (ou de l’immobilier)

Ratas a démissionné suite aux accusations selon lesquelles des membres de son parti auraient aidé le promoteur immobilier Hillar Teder à obtenir un prêt du gouvernement à des taux inférieurs à ceux du marché. Au cours de l’été 2020, l’agence de crédit d’État KredEx a prêté 39 millions d’euros à Teder pour son projet immobilier à Porto Franco. Selon le Procureur d’État Taavi Pern, Kersti Kracht, un conseiller du Ministre des Finances Martin Helme, et le Secrétaire Général du Parti du Centre Mihhail Korb ont facilité ce prêt. En outre, le fils de Hillar, Rauno Teder, a accepté de faire don d’un million d’euros au Parti du Centre en échange de droits d’accès aux projets de développement dans le port de la vieille ville de Tallinn. Le Parti du Centre gouverne la ville, ce qui rend son soutien inestimable. La moitié du prêt de 39 millions d’euros a été versée avant la fin de l’enquête du Procureur de l’État, qui a ensuite gelé le projet Porto Franco. Au moment où ces lignes sont écrites, Kracht et Teder sont en état d’arrestation.

Selon la base de données du Comité de Surveillance du Financement des Partis (ERJK), Teder a fourni des fonds totalisant 170 000 euros au Parti du Centre depuis 2019. Depuis 2013, il a également fourni 681 000 euros au Parti Libéral de la Réforme, 368 000 euros à Isamaa (centre-droit) et 40 000 euros au Parti Social-Démocrate, malgré une interruption en 2016-2017 (une période d’instabilité ministérielle). Teder a apparemment ciblé les partis politiques au pouvoir, car son schéma de donation (Parti réformateur et social-démocrate, suivi du Centre) reflète la composition des Cabinets successifs. Malgré cela, Teder a nié en octobre 2020 que ses dons aient un quelconque lien avec ses activités commerciales.

La direction du Parti du Centre paie chèrement ces dons. Le rapport du Procureur Général a spécifiquement désigné le Parti du Centre comme l’un des suspects. Outre le départ de Ratas et la démission de Korb de la direction du Parti du Centre, le Maire de Tallinn, Mihhail Kõlvart, a été convoqué pour un interrogatoire, bien qu’il ne soit pas soupçonné par les autorités. La plupart des personnalités clés de la direction du Parti du Centre sont ainsi prises au piège, dans les sables mouvants du scandale. Les sondages actuels du Parti du Centre sont de 21 %, soit deux points de moins que le résultat des élections de 2019. En revanche, le Parti de la Réforme, son rival, est resté stable à 28 %. Par rapport à l’optimisme que l’équipe de Ratas avait suscité en 2016, la morosité des sondages suggère que le Parti du Centre devra se réinventer.

Plaire à tout le monde: l’impossible stratégie du Parti du Centre

Le Parti du Centre est né d’une scission au sein du Front Populaire (Rahvarinne), parti de l’ère de la Perestroïka. En effet, le parti Rahvarinne a été formé à la fin des années 1980 en tant que comité local pour soutenir les efforts de réforme du leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev. Son fondateur, Edgar Savisaar, s’est révélé controversé, et le Front a fini par se scinder après 1991. La faction restante s’est ensuite réformée en tant que Parti du Centre, se définissant comme un « parti de la classe moyenne libérale avec des objectifs humanistes visant à apporter des réformes démocratiques« .

Le parti a alors développé une tendance populiste et traditionaliste qui s’est maladroitement accommodée à son libéralisme économique autoproclamé. On le voit, malgré son appartenance au groupe politique européen Alliance des Démocrates et des Libéraux (ALDE) – un groupe socialement libéral – les personnalités du Parti du Centre demeurent ambigües sur certains sujets comme le mariage homosexuel. De même, ils ont adopté une ligne très dure en matière de justice pénale. En parallèle, le parti est également soutenu rhétoriquement par la communauté russophone, qui comprend environ un quart des Estoniens, ce qui lui a permis de conserver un seuil de vote solide. Depuis 1999, la part des voix du parti est restée supérieure à 23 %, recueillant à chaque élection de nombreuses voix dans les comtés d’Ida-Viru et de Harju, où la population russe est très nombreuse.

Après le remplacement d’Edgar Savisaar par Jüri Ratas en 2016, le Parti du Centre est finalement arrivé au pouvoir. La même année, il renverse une coalition entre le Parti de la Réforme, Isamaa et le Parti Social-Démocrate, parvenant à convaincre nombre d’Estoniens de souche qu’il était devenu un parti responsable et pro-européen. Suite aux élections de 2019, Ratas et le Parti du Centre, malgré leur deuxième position, parvinrent à former un Gouvernement en s’alliant avec Isamaa et le Parti Populaire Conservateur Estonien (EKRE), un parti d’extrême droite. Une décision qui a fait grand bruit en Estonie mais aussi dans toute l’Europe.

Les Ministres de l’EKRE sont devenus célèbres pour leurs déclarations provocatrices, forçant le Premier Ministre Ratas à s’excuser régulièrement et amenant les Russophones libéraux à se rapprocher du parti Estonia 200. Un membre du Parti du Centre, Raimond Kaljulaid, a même démissionné en raison de l’accord de coalition du parti avec EKRE après les élections de 2019 et est finalement devenu social-démocrate.

« J’ai quitté le parti le lendemain [après la conclusion de l’accord de coalition] … Nous avons explicitement dit aux électeurs, moi le premier, que nous ne ferions pas de coalition avec EKRE. C’était donc la mauvaise décision »

Raimond Kaljulaid

Jüri Ratas a donc mis en place un mouvement fourre-tout désirant attirer à la fois les populistes et les libéraux russophones – la réalité parlementaire montrant pourtant que sa volonté d’aller dans ces diverses directions ne plaisaient finalement à personne.

Les problèmes pour le parti du Centre se sont poursuivis en 2021. Le 30 décembre 2020, quelques semaines avant que l’enquête sur Porto Franco ne soit rendue publique, le Conseil Municipal de la ville de Narva a élu son premier Maire social-démocrate, mettant ainsi fin à trois décennies de règne du Parti du Centre. Ainsi, même Narva ou Ida-Virumaa, anciennes villes industrielles avec des populations russophones, bastions politiques pour le Parti du Centre ont fini par se détourner du Parti du Centre. L’éminente députée européenne du Parti Russophone du Centre, Yana Toom, a toutefois déclaré que le changement de Maire et l’instabilité qui en a découlé étaient « un mouvement positif« .

À l’image de R. Kaljulaid, les électeurs du Parti du Centre ont vu s’entremêler des promesses contradictoires. Les prochaines élections, prévues en 2023, seront révélatrices de la capacité du Parti du Centre à ne pas perdre son électorat de base. Au risque de perdre gros et de disparaître de la future coalition gouvernementale.

Le Parti du Centre peut-il survivre ?

Selon la Constitution estonienne, en cas de démission d’un Gouvernement, le Président nomme un candidat au poste de Premier Ministre pour former un nouveau Gouvernement. Le 14 janvier, la Présidente Kersti Kaljulaid a nommé la cheffe de file du Parti de la Réforme, Kaja Kallas. Quelques semaines plus tard, Kallas et la Vice-Présidente du Parti du Centre, Mailis Reps, ont annoncé un accord pour une grande coalition. Celui-ci assure une stabilité à court terme car il n’y a que deux partenaires de coalition, une majorité au Parlement et une volonté réciproque de gouverner. L’élection anticipée a donc été évitée. La coalition Kallas-Reps illustre également une tendance européenne au sein de laquelle se multiplient les gouvernements dirigés par des femmes, qu’il s’agisse du Cabinet Marin en Finlande ou du Gouvernement lituanien Šimonytė.

Malgré l’annonce précipitée de la coalition entre la Réforme et le Centre, le succès de ce pacte demeure discutable en raison de dissensions internes et de profondes divergences partisanes. La rivalité entre les deux partis est connue et les animosités personnelles entre les dirigeants pourraient s’avérer problématiques. Le Fondateur du Parti du centre, Edgar Savisaar, a déclaré en 2013 que « le Parti de la Réforme fait du tort à l’Estonie depuis longtemps » et, en 2004, il a qualifié le parti de « traître » pour avoir brisé une coalition en 1995. Le Parti de la Réforme lui a rendu la pareille – le père de Kaja Kallas, l’ancien Premier Ministre Siim Kallas, a déclaré dans une entrevue datant de 2019 : « Le Parti du Centre ne nous a jamais aimés. Et nous non plus ! » Un autre ancien Premier Ministre, Andrus Ansip, a de son côté déclaré récemment : « J’aurais préféré voir une coalition avec les sociaux-démocrates et Isamaa. » Ces déclarations acerbes sont évidement le pain et le beurre des politiciens, mais elles signalent le maintien d’une animosité au sein d’une coalition entre partis rivaux.

Dans la perspective des élections législatives de 2023, les deux partis pourraient souffrir de l’abandon de leurs positions traditionnelles tandis que les nouveaux partis grignotent leur base. Le Parti du Centre, qui a fait son entrée dans une coalition avec l’EKRE en 2019, risque de s’aliéner encore plus ses électeurs en travaillant avec le Parti de la Réforme, un parti qui prône notamment l’estonisation du système éducatif. Déjà en 2019, condamnant la proximité avec l’EKRE, Yana Toom déclarait que « l’électeur russophone ne reconnaît plus son propre parti« . De même, les électeurs du Parti de la Réforme, habitués à appréhender le Parti du centre comme un ‘Autre russophile’ devront s’adapter à cette nouvelle donne politique. En parallèle et alors que les négociations de coalition avaient lieu, EKRE grimpait déjà dans les sondages. En quelques semaines, il a connu une forte hausse, atteignant potentiellement 17% des suffrages potentiels (Europe Elects). Un échec de la coalition pourrait encore faire grimper la côte d’EKRE. Les électeurs frustrés se tournant généralement vers les alternatives populistes.

Dernier sondage réalisé peu avant l’inauguration du Gouvernement Kallas – Source: Europe Elects.

D’autres pays européens ont connu une instabilité en raison des grandes coalitions. L’Allemagne a passé dix des quatorze dernières années sous des gouvernements d’union. Le Parti social-démocrate (SPD) a chuté de 40,9 % en 1998 à 21 % lors des élections au Bundestag de 2017, un résultat lamentable pour le plus ancien parti du pays. La poursuite de la coopération avec l’Union chrétienne-démocrate (CDU), un parti de centre-droit, signifie que le SPD ne pouvait pas revendiquer la propriété exclusive des politiques réussies du gouvernement. Le SPD est tellement lié à la CDU que la Brookings Institution a considéré son candidat à la chancellerie, Olaf Scholz, comme « celui qui se rapproche le plus d’une Merkel masculine dans la politique allemande« . Le manque de distance par rapport à son principal rival a permis à des concurrents plus petits comme les Verts et Die Linke à gauche mais aussi à l’Alternative pour l’Allemagne à l’extrême-droite, d’attirer la base du SPD avec des promesses de distinction idéologique. Les deux partis estoniens feraient bien de s’assurer qu’ils restent suffisamment distincts pour éviter d’alimenter les courants populistes.

L’affaire Porto Franco a privé la direction du Parti du Centre de sa position prééminente au sein de la politique estonienne. Les rangs du Parti du Centre sont décimés et les sondages récents envoient des signaux négatifs à propos de son avenir politique. Plus important encore, les électeurs à qui l’on avait promis un nouveau départ ont été confrontés ces dernières années à la même gouvernance sclérosée qu’ils avaient ostensiblement rejeté auparavant. Jüri Ratas est arrivé au pouvoir en 2016 en démantelant le Parti du Centre et en rassurant les électeurs estoniens sur sa capacité à gouverner. Cinq ans plus tard, son élan s’est effondré du fait de coalitions critiquables et des actions de ses subordonnés. L’hésitation du parti pourrait lui coûter sa crédibilité électorale lors des prochaines élections.


Samuel Kramer est doctorant à l’université de St Andrews. Il est titulaire d’une Licence de l’Université George Washington et d’un Master du Centre d’Études russes, eurasiennes et est-européennes de l’Université de Georgetown. Samuel est spécialisé dans les droits des minorités dans l’espace post-soviétique et de leur place dans les processus de démocratisation.

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