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Derrière le mythe de la réunification allemande

Le 3 octobre 1990, après 41 ans d’existence séparée entre deux États idéologiquement opposés, l’Allemagne retrouve enfin son unité. Le mur de Berlin s’écroule le 9 novembre 1989 – des centaines d’images émouvantes sont alors diffusées chaque année sur les notes de Wind Of Change. Se poursuit l’enlisement du régime communiste qui entraîne la disparition de la République Démocratique d’Allemagne (RDA), satellite de l’Union soviétique. Après un processus d’un an, pendant lequel des négociations et des traités sont signés par les deux parties, l’ancienne RDA est finalement fusionnée dans la République fédérale d’Allemagne, qui est enfin reconnue comme un Etat libre et réunifié.

30 ans après, le souvenir d’une Allemagne divisée semble être, d’un point de vue extérieur, relativement lointain. Première puissance économique en Europe et quatrième dans le monde, leader incontournable et pilier de l’Union européenne, le pays de Goethe se présente sur la scène internationale comme solide et uni. Mais qu’en est-il sur le plan intérieur?

Marquée par un retard économique, un taux de chômage plus élevé que la moyenne nationale et un électorat attiré par les extrêmes, l’ancienne RDA présente encore aujourd’hui plusieurs différences avec son homologue de l’Ouest, que ce soit sur le plan sociétal, économique ou culturel. Ainsi, la réunification allemande apparaît sous certains aspects plus comme un mythe glorificateur que comme une réalité, dans laquelle un mur invisible semble encore diviser les Ossis des Wessis (noms donnés aux Allemands de l’Est et aux Allemands de l’Ouest).

Des disparités économiques atténuées mais encore présentes

Qu’on le veuille ou non, l’économie européenne ne serait pas la même sans la prospérité économique qui caractérise l’Allemagne. Mais peut-on parler d’une économie allemande florissante, ou faut-il plutôt faire allusion uniquement à l’économie ouest-allemande? Car en effet, le domaine économique fait ressortir la fracture qui persiste encore aujourd’hui entre les anciennes RDA et RFA.

Après la chute du mur de Berlin, l’économie de la RDA a subi le choc de la libéralisation : l’obsolescence des machines, la faible productivité et des produits difficilement adaptables aux marchés occidentaux ont rendu laborieuse la tâche de la “Treuhandanstalt”, l’organisme public d’Allemagne de l’ouest chargé des privatisations des entreprises est-allemandes.

“Les entreprises [en RDA] fonctionnaient bien, tout le monde avait du travail et les gens travaillaient beaucoup. Mais c’était comme la roue d’un hamster: aucune richesse n’était produite. Si le mur n’était pas tombé en 1989, en deux, trois ou cinq ans, tout aurait implosé. Le système et toute la structure interne étaient déjà en ruine”.

Detlef Scheunert, ancien Directeur de la Treuhand.

La rapide transition vers le système de marché libéral – contrairement à d’autres pays qui ont fait le choix d’une adaptation plus progressive – a entraîné un chômage massif et de fortes vagues d’émigration vers l’ouest du pays.

Malgré cela, de nombreux économistes pensent que ce retard sera difficilement rattrapable dans les décennies à venir. D’après leurs analyses, un cercle vicieux s’est installé dans lequel les jeunes est-allemands, ne voyant pas de perspectives professionnelles à long terme dans leurs Länder, fuient vers l’ouest du pays. Car si le taux de chômage est faible dans l’ancienne RDA, il reste plus élevé que dans les anciens États fédérés où celui-ci est de 4,6%. A cela s’ajoute un écart de 20% entre les revenus moyens de l’ouest et de l’est d’Allemagne. Le faible coût de la vie qui caractérise l’ancienne RDA ne semble donc pas être une raison suffisante pour retenir ces jeunes Ossis dans leurs régions d’origine.

Depuis, l’Allemagne de l’est a fait des avancées colossales en matière économique, passant d’un PIB ne valant que 43% de celui de l’ouest dans les années 1990 à 75% en 2018. De même, le taux de chômage des nouveaux Länder a été fortement résorbé jusqu’à atteindre 6,4% en 2019 – un chiffre qui rendrait jaloux plus d’un pays européen (France comprise). 

Un écart économique est donc présent, bien que le pays soit presque parvenu, grâce notamment à un transfert de fonds de la part de l’ancienne RFA estimé à 1 400 milliards d’euros, à une harmonisation entre ses deux moitiés. En outre, d’après Isabelle Bourgeois, rédactrice en chef de la revue Regards sur l’économie allemande, les disparités entre l’Ouest et l’Est sont plus faibles qu’entre Paris et d’autres régions de France, et les différences économiques en Allemagne se concentrent désormais plus sur l’opposition entre un sud très riche et un nord plus pauvre. Mais la faible densité de population dans les nouveaux Länder ainsi que le vieillissement bien plus rapide de sa population par rapport à celle de l’Ouest ne peuvent que questionner l’avenir du rattrapage économique de l’ancienne RDA. 

Réunification: un processus politique fait de réussites et de déceptions

Le projet de réunification des deux Allemagnes a été un projet tout autant souhaité par le gouvernement de la RFA que par la population de la RDA. Le Chancelier Helmut Kohl, aussi appelé “le Chancelier de l’Unité”, avait promis aux est-allemands des “paysages florissants”, instaurant chez ces derniers de grands espoirs.

La politique prônée par Kohl trouvait son fondement dans l’idée que pour opérer une réunification politique, il fallait tout d’abord procéder à l’introduction d’une monnaie commune, un projet dont il était conscient des risques encourus et des coûts élevés que cela aurait entraîné.

“Nous avons dit au Chancelier que l’économie de la RDA était en de très mauvaises conditions. Nous lui avons demandé plus de temps, trois voire quatre ans afin de préparer tout le monde à une unification monétaire. Mais il ne voulait même pas en entendre parler! Le gouvernement voulait absolument accélérer les choses”.

Christa Luft, ex-Ministre de l’Economie de la RDA.

Cette unification monétaire éclaire poussée par Kohl a fortement été critiquée par les économistes de l’époque, qui mettaient en avant un projet de réunification plus graduel, où des changements socio-économiques structurels et profonds auraient eu lieu avant d’introduire le Deutsche Mark, qui viendrait couronner la réunification.

Mais ce n’est pas seulement l’unification monétaire très rapide qui s’est trouvée sous les feux des critiques, mais bien tout le projet de réunification. Certaines personnalités politiques du camp socialiste et des Verts voyaient en effet dans ce processus d’une rapidité extrême une facette électoraliste puisque le Chancelier allemand souhaitait que ses alliés de la CDU-est gagnent les premières élections libres en RDA. Pour eux, derrière la volonté de démocratiser les Länder de l’est se cachait donc une fenêtre d’opportunité pour le gouvernement allemand de dominer et influencer ces derniers en fonction de leurs propres intérêts.

Il faut dire qu’une grande majorité des Allemands de l’est, attendant avec impatience une plus grande prospérité, ont massivement soutenu l’adhésion économique et politique précipitée à la RFA. Si le Deutsche Mark vient, on reste, s’il ne vient pas, on y va scandaient-ils lors des manifestations, pour que l’économie de la rareté prenne fin au plus vite.

Trente ans plus tard, le bilan que les Allemands font de la Réunification est indéniablement positif et 60% d’entre eux voient l’événement comme une réussite, mais certaines attentes ont été partiellement déçues. Parmi les 64% d’Allemands satisfaits de l’état de la démocratie dans leur pays, le taux de satisfaction dans les Länder orientaux n’est que de 50% contre 68% chez leurs voisins occidentaux, et uniquement 78% des anciens Ossis trouvent que la démocratie soit la meilleure forme de système politique (contre 91% des Wessis).

Rien d’étonnant donc que l’AfD et Die Linke, les deux partis placés aux deux extrémités de l’échiquier politique allemand, soient plus populaires dans l’ancienne RDA qu’ailleurs, puisque ces partis extrémistes semblent incarner la voix de ceux qui ont été déçus par les promesses manquées du système démocratique.


Répartition des votes aux élections européennes de 2019 – Source: Zeit Online.

La façon dont le processus de réunification a été géré par le gouvernement de la RFA a en effet déçu plus d’un Allemand de l’est, qui a dû intégrer de nouvelles valeurs et idéaux du jour au lendemain, tout en voyant disparaître le monde et les repères qu’il avait connu depuis plus de quarante ans. 

« Un mur invisible » qui sépare la société allemande

“Ce qui m’a vraiment choqué, c’est la Réunification. Soudain, nous avons été poussés à être un pays qui n’était pas le nôtre, qui n’était pas ce que nous étions. Je n’ai jamais voulu être un citoyen de la RFA. Je n’aimais pas leurs entreprises, je n’aimais pas la façon dont beaucoup de choses étaient gérées. Je n’ai pas aimé comment leurs lois nous ont été imposées”

Christian Lorenz, Groupe Rammstein.

Si son avis ne fait pas l’unanimité, nombreuses sont les personnes qui, à l’époque, restaient sceptiques quant à la Réunification, celle-ci introduisant un sentiment généralisé d’incertitude face à l’avenir. 

Aujourd’hui, les Allemands sont sans doute un peuple uni et d’après les études faites sur les jeunes générations, pour les deux tiers des jeunes Wessis, être issu d’un nouvel État fédéré plutôt que de l’ancienne entité a peu d’importance. Mais leurs pairs de l’Est, bien que n’ayant connu qu’une Allemagne réunifiée, remettent en question la déclaration faite par le Président allemand Joachim Gauck datant 3 octobre 2015, selon qui “Les différences sont devenues moins importantes et surtout dans la jeune génération, elles ont complètement disparu.

En effet, d’après une étude menée par la fondation Otto Brenner à propos de la Réunification vue par les jeunes entre 18 et 29 ans (Étude: Nés dans une Allemagne unie – divisée dans les attitudes?), le Mur existe encore dans l’esprit de nombreux Allemands et l’identité est-allemande a été intériorisée par les jeunes Ossis. Suite à de nombreuses enquêtes et entrevues auprès de l’échantillon étudié, les chercheurs ont mis en exergue les différences de ressentis qui existent entre les jeunes de l’Ouest et de l’Est.

Par exemple, seulement un cinquième des Allemands de l’ouest se sentent “très fortement” liés à l’Allemagne de l’ouest, contre un sur trois à l’Est. L’écart n’est pas uniquement lié à leur propre identité, mais aussi à leur perception de l’autre: d’après les jeunes de l’Est, les Allemands de l’ouest sont plus arrogants, plus riches et plus vaniteux, alors que les jeunes ouest-allemands se sentent également plus riches, mais aussi plus ouverts, tolérants et travailleurs. Au contraire, les jeunes Allemands de l’Est se décrivent comme plus pauvres, plus modestes, plus amicaux et moins bien payés. Les jeunes ouest-allemands sont d’accord avec ces adjectifs et ajoutent à cela que leurs pairs à l’est sont plus détendus, plus racistes, plus conservateurs, plus paresseux et plus stupides.

D’après certains enquêtés, une partie de l’Allemagne fonctionne différemment, suit ses propres règles et a ses propres idéaux. C’est peut-être pour cela que l’étude menée par le Centre allemand de recherche sur l’intégration et la migration (DeZIM) montre que 35,3% des Allemands de l’est se considèrent comme étant des “citoyens de seconde zone”. Ce sentiment d’infériorité ne reflète, selon Isabelle Bourgeois, qu’un “ressenti psychologique qui ne repose sur aucune réalité économique et sociale, mais [ça montre aussi] qu’il faudra bien plusieurs générations pour que l’Unité allemande soit vivante et vécue.

Une Réunification allemande ou européenne ?

Trente ans après, la Réunification allemande est sans doute l’un des événements les plus marquants du XXe siècle et l’une des plus grandes réussites de l’Allemagne contemporaine et de l’Europe dans son ensemble. En effet, elle marque non seulement la réunion d’un pays, mais aussi la jonction entre l’ouest et l’est du continent européen, à tel point que l’on pourrait qualifier le 3 octobre de date commémorative de la  réunification européenne.

Cela n’empêche cependant pas certains Allemands (notamment de l’Est) de s’interroger sur leur histoire et sur le déroulement du fusionnement de la RDA à la RFA, cette dernière ayant sous certains aspects englouti sa voisine de l’Est. “Nous avions l’espoir de nous engager sur une “troisième voie”, à mi-chemin entre le socialisme de la RDA et le capitalisme de l’Allemagne de l’Ouest.” soutient par exemple l’homme politique Freke Over. “Mais à cette époque, notre pays était en extase devant le capitalisme.

En effet, comme pour de nombreux pays satellites de l’URSS, la quête effrénée de conformité avec le modèle de démocratie occidentale et l’adaptation aux requis communautaires ont laissé en suspens la mise en œuvre de réformes politiques et sociétales plus profondes. Mais ce n’est pas seulement la rapidité du processus de démocratisation qui caractérise à la fois l’ancienne RDA et les pays d’Europe centrale, mais aussi un faible niveau de chômage, un bon taux de croissance du PIB ainsi qu’une popularité des partis à vocation populiste. Si ce dernier élément ne saurait se limiter aux pays ayant connu l’influence soviétique, il est tout de même remarquable de voir la popularité de partis populistes tels que le Fidesz ou le PiS qui remettent en cause l’héritage des Années 1990 et 2000. Un passé dont on a peut-être oublié trop rapidement les conséquences sur le long-terme.

Réunification allemande et réunification européenne semblent donc se confondre tant au niveau des conséquences que des modalités. Ce constat semble illustrer le rôle et le positionnement contemporains l’Allemagne devenu intermédiaire des relations entre l’Est et l’Ouest de l’Europe.


Sofia Erpenbach

Sofia Erpenbach est étudiante en troisième année à Sciences Po Grenoble. Elle a effectué auparavant une année d’échange à l’Université Pázmány Péter de Budapest. Pendant son séjour en Hongrie, Sofia a découvert l’histoire et la culture des pays d’Europe centrale et de l’est grâce aux voyages et aux expériences professionnelles et associatives qu’elle a réalisé. Son engouement pour cette aire géographique l’a poussée à s’engager, dès son retour en France, dans la nouvelle association Krasa Mira – Association des mondes slaves de Sciences Po Grenoble et dans l’association France – Hongrie Dauphiné. Par ailleurs, Sofia a décidé d’axer son mémoire de recherche de fin de cycle sur l’intégration du groupe de Visegrád au sein de l’Union européenne.

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