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Gáspár Maté: « Une formidable expérience de démocratie »

Gáspár Maté

Cet entretien a été réalisé par Sofia Erpenbach.

Euro Créative: Pouvez-vous vous présenter tout d’abord?

Gáspár Maté: Je m’appelle Gáspár Maté et je vis à Budapest. J’ai travaillé pendant 7 ans à l’Université d’art dramatique et cinématographique de Budapest (SZFE) mais j’ai commencé à enseigner bien avant, il y a environ 20 ans. Il y a 7 ans, j’ai été invité à devenir membre de la SZFE et à faire partie de sa direction: en 2013, au moment où l’on envisageait de changer de recteur, j’étais membre de l’équipe qui allait constituer la nouvelle direction de l’établissement et, puisque je suis manager culturel de profession, j’étais censé surveiller le fonctionnement de l’établissement. Mais en 2014, le gouvernement a inventé cette nouvelle fonction de “chancelier” qui est la personne chargée de diriger et gérer toutes les universités en Hongrie.

L’introduction de cette nouvelle figure directement envoyée par le Premier ministre a fait en sorte que je reste juste un Professeur. Mais petit à petit j’ai reçu de plus en plus de tâches de la part de mes collègues, et j’ai enfin été élu à la tête du Département de théorie et médiation artistiques, l’un des 3 Départements de l’Université (les deux autres étant les Départements de théâtre et du film). J’ai rempli cette fonction jusqu’en août 2020, quand j’ai décidé de démissionner et donc de ne plus être Professeur à la SZFE.

Mis à part ce travail de Professeur, j’avais aussi une profession parallèle (comme la plupart des enseignants de l’Université d’art dramatique). Du début des années 2000 jusqu’en 2012 j’ai été Directeur de Krétakör, la compagnie indépendante la plus reconnue de Hongrie qui a fait une belle carrière en France aussi. J’ai été aussi membre de plusieurs jurys ou j’ai pu prendre connaissance du fonctionnement de distribution de l’argent public et privé en termes de mise en oeuvre de projets indépendants. A partir de 2010, j’ai travaillé pour plusieurs organisations culturelles et sociale, et notamment j’ai beaucoup travaillé en contact avec la minorité Rom (la plus grande minorité en Hongrie). Je dirige actuellement une fondation privée qui cherche à encourager l’engagement d’activistes d’origine Rom pour qu’ils puissent représenter leurs intérêts et mieux se connecter entre eux.

EC: Ca fait désormais plus de 40 jours que les étudiants de l’Université d’art dramatique de Budapest manifestent contre les changements que veut mener le gouvernement. Pouvez-vous nous dire en quelques mots ce qu’il se déroule depuis cet été et quelles sont les actions que les étudiants et le corps professoral mènent ?

GM: Depuis le 1er septembre 2020, les étudiants bloquent l’accès aux établissements de la SZFE. Mais cette opposition a commencé bien avant: en effet, la loi qui a rendu possible la perte de l’autonomie de notre Faculté a été votée début juillet 2020. Nous menons un combat permanent depuis cet été, en essayant toujours de démontrer sur les plans juridique et administratif que les règles et la démarche octroyées sont en partie contre les lois hongroises existantes et en partie contre les normes européennes traditionnelles. Nous avons beaucoup communiqué autour de ce sujet. Nous avons décidé d’être le plus transparents possible dans notre lutte, en publiant toute la communication et les échanges avec le pouvoir de manière à ce que tout le monde puisse suivre ce qui est en train de se passer. En effet, la transparence est la seule arme que l’on considère être utile.

Puis, les étudiants ont décidé d’occuper les bâtiments. À partir de ce moment, nous avons commencé à communiquer à travers des actions que personnellement je trouve très efficaces car on vit dans un monde où, en matière politique, les mots ne comptent plus. C’est assez inutile d’essayer d’expliquer ce que l’on veut et ce que l’on entend par certaines phrases lorsque ceux qui sont de l’autre côté font exprès de pas comprendre et détournent les mots à leur goût. Nous sommes arrivés à un point où ce type d’échanges verbaux ne mènent nulle part. Ainsi, ce que les étudiants font c’est le seul moyen plus ou moins efficace : ils créent des situations où ceux qui sont au pouvoir doivent réagir d’une manière ou d’une autre. Celle qu’on mène est une vraie bataille où nous avons déjà perdu toutes les chances pour un quelconque compromis avec le gouvernement. C’est un bras de fer où tout le monde attend de voir qui va être le plus fort à la fin. Le groupe d’étudiants est assez restreint et n’a pas d’autres ressources que le talent et le courage, tandis que de l’autre côté (le comité élu par le gouvernement), ils ont tout.

EC: Quelles sont ces actions que les étudiants mènent et qui font la force et la visibilité du mouvement ?

GM: Mis à part le blocage qui est une action très intense, à l’intérieur du bâtiment se déroulent toute une série de forums dans lesquels, tous les jours, les étudiants se réunissent, discutent, prennent des décisions, font des plans, travaillent dans de petits groupes thématiques, etc… Ce sont des actions que l’on ne voit pas de l’extérieur mais qui montrent qu’ils sont très actifs. Je trouve que c’est une formidable expérience de démocratie qu’on a rarement vu auparavant, que ce soit à l’Université ou ailleurs. En plus, les étudiants créent au moins une fois par semaine des actions publiques afin qu’ils puissent montrer leur opposition dans l’espace public et pour que ceux qui les soutiennent puissent les rejoindre. Par exemple, un immense défilé a eu lieu début septembre pendant lequel la charte universitaire que nous avons écrite avec nos revendications a été portée de la faculté jusqu’au Parlement. Une énorme chaîne s’est formée sur plus de 5km jusqu’à la place Kossuth, où la Charte est arrivée aux portes du Parlement, sans que personne ne l’accueille, bien évidemment. Autour de cette chaîne humaine, une vraie ambiance festive s’est créée, avec des musiciens, des chanteurs etc. Comme un théâtre de rue dans la ville. Ca a été une action très réussie et très bien documentée.

Il y a eu une autre action similaire, où 155 exemplaires du même document (la Charte)ont été portés pendant 24 heures en vélo entre la faculté et le Parlement. Ce chiffre, 155, est symbolique car il représente les 155 ans de tradition et d’existence de la SZFE. Après, il y a eu un défilé avec des énormes poupées. Ce défilé est parti de la place des Héros jusqu’à notre Université. C’est une action qui a été initiée par l’Université d’arts plastiques pour soutenir notre cause. Ils ont construit ces poupées qui font maintenant partie de la décoration de la façade de notre université.

La coopération avec les autres universités hongroises est un aspect très important, car là aussi se forment des petits groupes pour discuter de la situation, qui est assez grave un peu partout en Hongrie en ce qui concerne les milieux universitaires. En effet, il y a beaucoup de difficultés dans la pratique quotidienne des droits et de l’autonomie universitaires et donc dans ces petits groupes on discute de ces sujets, discussions alimentées aussi par les expériences de nos étudiants.

Il y a donc un réseau qui se forme et qui a été rendu visible par un autre grand événement : un immense marathon durant lequel les membres de notre université ainsi que des gens qui nous soutiennent ont couru de la SZFE jusqu’à dans cinq villes universitaires en province en se relayant des torches. A chaque arrivée dans ces villes, une grande fête se déroulait à la fois dans la ville d’arrivée mais aussi à Budapest sur la place de la Liberté (Szabadság tér). Ces torches symbolisent l’autonomie et la liberté des universités. D’autres plus petits événements et actions sont organisés régulièrement par des gens de la société civile comme geste de sympathie.

EC: En effet, on voit une grande mobilisation de la part de la société civile. Vu de l’extérieur, cela semble très impressionnant car c’est peut-être une des premières fois depuis longtemps que l’on assiste à une aussi grande mobilisation de la société hongroise alors que cela fait désormais depuis presque dix ans qu’une manipulation culturelle est menée par le gouvernement.

GM: Oui, c’est vrai. La raison est en partie liée au fait que notre lutte englobe deux secteurs: le secteur de l’éducation universitaire qui est en pleine transformation – un secteur très important où il y a beaucoup d’étudiants qui sentent ces changements sur leur peau – et le secteur culturel, où on parle à présent de « Kulturkampf ». Ces deux secteurs se rencontrent et se recoupent en partie dans le cas de notre Université. Il y a des personnes d’autres secteurs qui souffrent par ailleurs des mêmes manoeuvres politiques, comme par exemple ceux qui travaillent dans la santé publique, ou dans l’éducation des personnes défavorisées etc. On constate donc plein de fureur et de désespoir qui se rencontrent autour de notre cas. Et comme notre communauté est très petite mais très ferme, et donc assez facile à repérer, elle sert de point de référence autour de laquelle d’autres initiatives se définissent. On l’a vu le 23 octobre dernier lors du défilé pour commémorer la révolution de ‘56 qu’il y a un potentiel fort de mobilisation.

EC: Lors d’une conférence de presse, vous avez dit “les gens ne se battent pas uniquement contre quelque chose, mais ils se battent aussi pour quelque chose”. Ainsi, vous ne vous battez pas seulement contre les mesures du gouvernement, mais aussi plus largement pour l’autonomie de l’université et du domaine culturel. C’est donc peut-être là une des raisons pour lesquelles la société civile hongroise s’engage autant à vos côtés?

MG: Ce que nous faisons est très clair: on a jamais dit un mot à caractère révolutionnaire dans le sens où on ne veut pas aller contre le régime. Simplement, tout ce que nous voulons c’est pouvoir assurer les droits qui appartiennent à chaque établissement autonome. Ce que nous demandons est très concret. Bien sûr ce sont des questions de principe et donc des questions politiques dans le champ social, mais ces principes se traduisent très concrètement dans des actes et des chartes institutionnelles. Ces phrases nous ne les avons pas inventées : elles étaient partie intégrante de ces documents qui ont été supprimés par le comité auquel le gouvernement a transféré notre établissement. Ce que nous réclamons c’est donc que ces garanties écrites assurant l’autonomie universitaire soient réintroduites, et que personne ne puisse prendre des décisions fondamentales par-dessus la tête des citoyens de l’université.

Les étudiants réclament en grande partie la même chose, mais ils vont un peu plus loin : ils sont plus courageux car ils remettent en question la légitimité même du comité. Je les entends bien, mais nous en tant que Direction, si on avait pu déjà ré-acquérir cette liberté qui nous était propre avant le changement de propriétaire, cette « privatisation » louche, on aurait été ouverts à discuter avec la nouvelle direction. Mais elle n’a montré aucun geste de compromis, bien au contraire : elle devient de plus en plus oppressive.

EC: Et maintenant, quelles perspectives pour votre mouvement? Selon vous, comment le gouvernement va-t-il répondre sur le long terme à toutes ces actions? N’avez-vous pas peur qu’il mène une technique de pourrissement, c’est-à-dire qu’il attende que le mouvement s’essouffle de lui-même?

GM: Il est évident qu’ils ne vont pas reculer, car s’ils n’ont pas fait de compromis jusqu’à aujourd’hui, ils ne vont pas en faire à partir de maintenant. C’est regrettable d’ailleurs et aussi très bête. Cela m’a initialement beaucoup surpris mais il est devenu évident qu’ils ne cherchent pas à trouver de solution. Ce qu’ils cherchent c’est tout démolir puis tourner la page. Il s’agit là d’une autre question – au demeurant très compliquée – celle de savoir pourquoi ils ont opté pour cette tactique car c’est un chemin bien plus laborieux que de vouloir transformer un établissement de l’intérieur pour que celui soit à leur goût. Je pense que c’est beaucoup plus difficile que de créer une nouvelle structure.

Je ne sais pas pour quelles raisons ils tiennent à cette structure et à cette situation, et pourquoi ils veulent la modifier à leur propre image. Cela va être impossible tant que nous serons là, car je ne sais vraiment pas comment ils vont réussir à chasser les étudiants et les enseignants. Je ne pense pas que cet effet de pourrissement va fonctionner puisque les étudiants n’ont plus rien à perdre, ils n’ont pas peur de perdre leur semestre ou de ne pas avoir de diplôme car de toute façon, au point où on en est, il est très incertain de savoir qui va établir quel type de diplôme mais aussi quand et comment celui-ci va être discerné. Ce que je crains plutôt, mais il s’agit là d’une spéculation personnelle, c’est que l’accréditation de notre Université, qui expire à la fin de cette année nous soit finalement retirée. On ne serait donc plus une Université officielle sur le plan légal et donc tout s’arrête tandis que le gouvernement pourrait accréditer un nouvel établissement.

Là encore, c’est très difficile à faire s’ils veulent suivre une démarche en règle avec la législation officielle. Car pour créer une nouvelle Faculté, il faut des enseignants qualifiés, pas seulement professionnellement mais aussi qui remplissent les critères académiques donc ça ne peut pas marcher par nomination. Nommer 40-50 professeurs d’un jour à l’autre, me semble très difficile non seulement parce qu’il faudrait trouver des gens capables, mais aussi car il s’agirait d’un geste qui voudrait dire : c’est nous qui définissons ce qu’est une Université et non pas la tradition ou le sens commun. Tout de même, ça pourrait être une stratégie de leur part puisqu’ils ont envoyé un message très clair récemment : un nouveau Sénat va être formé en janvier 2021. Cela veut dire qu’il peut y avoir un nouveau corps d’enseignants à partir du premier janvier 2021 qui va élire le Sénat, mais ce sera le corps professoral d’une autre école.

Mais il y a encore énormément de questions qui se posent. Par exemple, si un étudiant ne veut pas reconnaître le nouvel établissement, comment faire perdre le statut d’étudiant à ce dernier? Comment ne pas laisser cette personne avoir un diplôme à la fin de ses études? Je trouve ça très problématique et je pense que beaucoup d’imbroglios juridiques vont se former. Mais peut-on désormais se fier à la Justice ? La veille de notre entretien, un nouveau juge a été nommé à la tête de la Cour suprême. Pourtant, sa personne est très contestée par les juges eux-mêmes. Le Conseil des juges a voté contre sa nomination mais le Parlement a voté pour. Et si une personne comme ça dirige la Cour suprême et toute la structure juridique, cela nous laisse penser que des contentieux juridiques comme le nôtre vont traîner encore plus et ils ne vont pas être traités comme ils le devraient.

C’est vraiment difficile pour chaque acteur impliqué dans la lutte, enseignant ou étudiant. Il y a quelques jours, on a fait appel à la Cour Constitutionnelle hongroise, même si je ne pense pas que cela va donner un résultat quelconque. On va poursuivre jusqu’à Strasbourg pour sûr. Peut-être qu’à Strasbourg dans 2 ou 3 ans il y aura un verdict qui annoncera que l’action de notre gouvernement était contre la loi. Mais alors, comment la situation va évoluer d’ici 3 ans? Personne ne sait, à moins que le contexte politique ne change radicalement mais pour cela il faut attendre et agir en 2022.

L’équipe d’Euro Créative remercie Gáspár Maté pour le temps qu’il nous a accordé lors cet entretien et lui souhaite bonne chance dans son combat.

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