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« Les Bélarusses vivent une période électorale sans précédent » – Andreï Vaitovich

Andreï Vaitovich

Andreï Vaitovich est un journaliste et un réalisateur, originaire du Bélarus. Auparavant Andreï a vécu en Lituanie où il a suivi des études à l’Université bélarusse en exil – European Humanities University. En tant que journaliste, il a collaboré avec divers médias français et internationaux tels qu’Euronews, Radio France International ou Radio Free Europe. Il est également réalisateur du film Aids Zone.

Cet entretien a été réalisé par Ivan Bodnarouk et Romain Le Quiniou.

Euro Créative: Alors que l’élection présidentielle se déroulera le 9 août prochain, la situation est de plus en plus tendue à mesure que la candidate de l’opposition Svyatlana Tsikhanouskaya gagne en popularité à travers le pays. Néanmoins, pour bien saisir les enjeux de cette élection, il faut comprendre un minimum le Bélarus. En France, ce pays demeure largement méconnu. Ainsi, afin de débuter cette entrevue de manière optimale, pourriez-vous revenir brièvement sur l’histoire contemporaine du Bélarus?

Andreï Vaitovich: À la suite de l’effondrement de l’URSS, le Bélarus devînt une République indépendante et proclama son indépendance en 1991. Dans les années qui suivent, le pays connut une courte période de démocratie marquée par le retour aux symboles nationaux tels que le drapeau blanc-rouge-blanc appelé “Pahonie” et symbole historique du Grand-duché de Lituanie puis par la suite du Bélarus. En parallèle, il y eût certes la libéralisation du marché mais les Années 90 ont surtout été marquées, comme dans nombre de pays ex-soviétiques, par des actions de bandes criminelles organisées. Sur fond de situation économique compliquée, Alyaksandr Lukashenka, alors ancien apparatchik (membre de l’appareil du Parti communiste) et Directeur d’un kolkhoze (exploitation agricole collective), gagne en popularité puis est élu Président en 1994, notamment grâce à sa promesse de faire marche arrière sur la libéralisation économique et le capitalisme sauvage. Mais pour mener une telle politique, il était nécessaire de centraliser le pouvoir. Ainsi, lors d’un référendum, Lukashenka reprit le drapeau soviétique du Bélarus et fit amender la Constitution, ce qui lui permit de renforcer son pouvoir individuel. La conséquence fut alors directe : le principe de séparation des pouvoirs fut démantelé – avec le soutien politique, mais surtout économique, de Moscou.

L’histoire contemporaine du Bélarus se résume donc par 26 ans du pouvoir absolu du Président Lukashenka, qui a systématiquement détruit tous les principes démocratiques, qui mène une forte répression politique contre les opposants du régime et les médias indépendants. Pour preuve, depuis 2001, aucune élection n’a pas été reconnue par l’OSCE comme transparente et respectueuse des principes démocratiques. Pour rappel, le Bélarus est le seul pays du continent à ne pas être membre du Conseil de l’Europe du fait que la peine de mort n’a pas été abolie et est utilisée régulièrement

Comme vous l’avez rappelé, Alyaksandr Lukashenka – l’actuel Président – est au pouvoir depuis 26 ans. Pourriez-vous décrire son régime à qui l’on attribue parfois le statut de « dernière dictature d’Europe » ?

L’expression que vous citez a été utilisée pour la première fois par l’ancienne Secrétaire d’État américaine (2005-2009) Condoleezza Rice, qui avait effectivement qualifié le Bélarus dedernière dictature dans le coeur de l’Europe”. Je dirais que, globalement, cette attribution est justifiée, notamment du fait des nombreuses disparitions des opposants politiques à la fin des années 1990, par la peine de mort toujours d’actualité et par les récurrentes fraudes électorales. À force d’affaiblir et de diviser l’opposition, les contestations de chaque réélection de Lukashenka étaient suivies par des manifestations, elles-mêmes rapidement dispersées par le pouvoir. Depuis l’élection de 2010 et l’emprisonnement des anciens candidats à l’élection présidentielle, la société civile est plongée dans un climat d’angoisse politique, alourdie par une situation économique qui s’est largement détériorée. Compte tenu de ces conditions, l’élection présidentielle de 2015 est passée presque inaperçue. L’opposition étant divisée et peu connue, elle n’avait aucune chance face à la machine à fraudes : ce fut donc un pari raté. Devant le peu de contestations, Lukashenka fut réélu puis il libéra les prisonniers politiques et l’Europe leva la plupart des sanctions économiques et politiques à l’encontre du pays. Tous ces éléments permettent aujourd’hui de qualifier ce régime comme autoritaire, avec des excès le faisant pencher vers un régime totalitaire. 

Depuis l’élection de 2010 et l’emprisonnement des anciens candidats à l’élection présidentielle, la société civile est plongée dans un climat d’angoisse politique.

À l’approche de l’élection présidentielle et d’un plus que probable 6ème mandat consécutif pour Lukashenka, la mobilisation populaire s’est intensifiée au fil des mois et conteste ouvertement le régime en place. Est-ce quelque chose d’inhabituel au Bélarus ? Comment expliquer une telle intensité cette année ? On lit parfois que la gestion – jugée laxiste – de l’épidémie de Covid-19 par les autorités aurait suscité un ras-le-bol général. 

Les Bélarusses vivent une période électorale sans précédent. Pour la première fois, les opposants ne sont pas des politiciens traditionnels, mais des figures issues de la société civile. Pour la première fois, les candidats principaux sont écartés de la course présidentielle et jetés en prison (!) avant même le scrutin. Pour la première fois, la répression et les arrestations n’éteignent pas la colère populaire alors que les citoyens continuent à descendre dans la rue, toujours plus nombreux. Des citoyens qui ont inventé de nouvelles formes de protestation, principalement grâce aux réseaux sociaux qui ont permis une meilleure organisation du mouvement de protestations. Sans la presse libre, les blogueurs sont devenus la source d’information principale. Ce sont d’ailleurs ces blogueurs qui ont tiré le signal d’alerte au début de l’épidémie de Covid-19. Le décalage entre les chiffres officiels et la réalité du terrain a créé des doutes et mis les gens en colère, y compris ceux qui votent généralement en faveur de Lukashenka – appelé aussi “Batka”, le père protecteur de la nation. Nul ne peut désormais entendre que la Covid-19 n’est que de la psychose”, quand ils voient leurs proches/amis/voisins mourir, n’est-ce pas ?

Depuis quelques semaines, c’est Svyatlana Tsikhanouskaya qui semble incarner l’opposition bélarusse. Pouvez-vous retracer son parcours récent, comment en est-elle arrivée là et qu’est-ce qui peut expliquer selon-vous son succès populaire ? Le fait qu’une femme soit la figure majeure de l’opposition est également un élément intéressant, est-ce là une particularité de la société civile bélarusse ou plutôt le résultat de la misogynie assumée des autorités?

Comme elle l’explique elle-même “Je ne suis pas une femme politique, je ne veux pas être présidente, Svyatlana Tsikhanouskaya jusquelà n’était qu’une femme au foyer. Plus précisément, la femme du blogueur Siarhei Tsikhanouski, qui s’est présenté aux élections après l’immense succès de sa chaîne YouTube “Pays pour la vie”. Ses vidéos, principalement réalisées dans les petites villes de province, où les gens avaient la possibilité de s’exprimer devant une caméra et de raconter leurs problèmes du quotidien ont cartonné. Il rassemblait les foules et cela ne plaisait pas aux autorités.

Exemple d’une vidéo réalisée par Siarhei Tsikhanouski à propos du ressenti des citoyens face à l’épidémie de Covid-19. La vidéo a été vue plus de 250 000 fois.

Lui qui n’a pas pu déposer sa candidature à l’élection présidentielle a été arrêté lors d’un meeting politique de soutien. En revanche, c’est sa femme Svyatlana qui s’est présentée et qui a obtenu le feu vert de la Commission Centrale Électorale. Il est probable que le pouvoir n’ait pas vu une réelle menace en elle et ait sous-estimé ce qui allait se passer. 

D’une femme paraissant timide et effrayée mais toujours déterminée, elle est devenue en quelques semaines une icône de la contestation, représentant à la fois son mari, mais aussi le renouveau politique de son pays. Cette situation fut rendue possible grâce à l’union des équipes de campagne des deux autres candidats écartés de la course à la présidentielle : l’ancien banquier Viktor Babaryko – arrêté pour de présumées exactions fiscales et Valery Tsepkaloancien diplomate de Lukashenka et entrepreneur. Ainsi, aux côtés de Tsikhanouskaya se trouvent Maria Kolesnikova et Veronika Tsepkalo, trois femmes déterminées à insuffler une vague de changement et de renouveau. D’ailleurs, on parle déjà d’une “révolution de femmes”. Il faut aussi savoir que dans le discours du Président, les femmes ont été tellement dévalorisées, que tout ce que l’on voit aujourd’hui est aussi à interpréter comme un contrecoup de ses propos. 

Nul doute du résultat du scrutin, mais ces femmes défendent un programme court et précis : d’abord, elles souhaitent de nouvelles élections libres dans les 6 prochains mois et un référendum sur le retour à la Constitution de 1994, instaurant une République parlementaire et limitant le Président dans son pouvoir. Mais le plus important est la libération immédiate de tous les prisonniers politiques et économiques. Les gens ont soif de changements et les mobilisations lors des meetings le prouvent. 

Justement, cette mobilisation exceptionnelle nous fait découvrir une société civile bélarusse active et impliquée. Est-ce une surprise pour vous ?

Les Bélarusses demandent des changements, mais sans violence. Parfois on en plaisante d’ailleurs : “lors de manifestations au Bélarus, les gens ne traversent même pas au rouge !

C’est inédit! L’opposition a été souvent critiqué pour son incapacité à se réunir autour d’un candidat unique. Cette année, ce sont les représentants issus de la société civile, pas d’un parti politique, qui mènent le combat et obtiennent les soutiens. En regardant les images de ces manifestations, cela surprend. Mais en connaissant bien la situation du terrain, que l’on parle des contextes économique, social ou bien même médical, on sait que la société bélarusse exige des changements profonds. Le Président n’a plus de majorité absolue, même si les sondages indépendants sont interdits, nous le savons. La meilleure preuve de cette tendance est d’engager une discussion informelle au travail, à l’université, dans les usines ou dans les transports : la société se libère de la peur imposée par le régime actuel ! Les Bélarusses demandent des changements, mais sans violence. Parfois on en plaisante d’ailleurs : “lors de manifestations au Bélarus, les gens ne traversent même pas au rouge !” Ce trio de femmes est un symbole d’un renouveau pacifique, et la seule personne qui parle “d’un possible Maïdan”, c’est bien le Président actuel. 

Justement le Président a effectivement déclaré récemment « Il n’y aura pas de Maïdan au Bélarus ! ». Lukashenka semble donc prêt à résister s’il le faut, comme en témoignent également les récents exercices sécuritaires egagés à Minsk. Selon-vous, à quoi pouvons-nous nous attendre le 9 août prochain? Car comme vous l’avez précisé, malgré cet élan societal majeur on ne peut s’attendre à un autre résultat que la réélection d’Alyaksandr Lukashenka.

Tout va se jouer progressivement et par étapes : à l’approche du scrutin, le jour-même et le lendemain. En effet, aujourd’hui il n’y a pas d’appel à manifester prévu après lannonce des résultats. La seule chose que Tsikhanouskaya a dit, c’est que “les gens sont prêts à défendre leur voix”. A ce stade, cela donne un terrain de réflexion sans certitude, mais il est clair que cette semaine sera cruciale. Cependant, le changement principal est déjà là : les gens n’ont plus peur comme avant et dans un régime autoritaire cela vaut beaucoup. 

La Russie gardera évidemment un œil avisé sur les événements se déroulant chez son voisin. Rappelons tout de même que les relations entre Poutine et Lukashenka se sont particulièrement détériorées ces derniers mois. En cause, des pressions russes sur les livraisons en hydrocarbures ou les rumeurs de plus en plus persistantes d’un approfondissement de l’intégration du Bélarus à la Fédération de Russie. Il y a quelques jours, les autorités bélarusses ont annoncé l’arrestation d’une trentaine de ressortissants russes supposés « mercenaires » qui toujours selon les autorités bélarusses préparaient un « déstabilisation » du pays. Que peut-on attendre de la Russie selon-vous ? 

Vladimir Poutine reste pour l’instant silencieux au sujet de son voisin en vue des élections. Il est fort probable que Lukashenka ne soit pas parvenu à sécuriser le soutien de son homologue russe : que cela soit au niveau économique mais aussi, si besoin, militaire. Les annonces faites au sujet de ces arrestations laissent beaucoup de questions sans réponses. En tous cas, la version officielle russe ne colle pas avec celle annoncée par la télévision bélarusse. Soit dans quelques semaines nous n’en parlerons plus et il n’y aura pas de suite, soit tout cela fait partie d’un jeu géopolitique entre Lukashenka et Poutine afin de pouvoir négocier tel ou tel scénario. 

En parallèle, l’Union européenne reste plutôt silencieuse face aux événements se déroulant au Bélarus. Seuls quelques députés européens tels que le lituanien Petras Auštrevičius qui a appelé à des sanctions de la part de l’UE ou le polonais Radoslaw Sikorski – figure majeure du Partenariat oriental – qui a demandé la libération immédiate des opposants politiques. Comment expliquez-vous ce manque d’attention flagrant au sein de l’Union européenne ?

Est-ce que l’on peut imaginer le Bélarus au sein de l’UE dans 15 ou 20 ans ou bien désire-t-on plutôt garder ce voisin comme pays faisant tampon avec la Russie ?

Comme vous le dites, il y a des députés au sein de l’UE, souvent issus des pays voisins du Bélarus qui s’expriment ouvertement sur la question. En premier lieu, des Lituaniens, alors que leur pays est par ailleurs très inquiet par la construction d’une centrale nucléaire à quelques dizaines de kilomètres de la capitale Vilnius, mais aussi des Polonais, qui soutiennent la société civile bélarusse depuis plusieurs années. Je pense que l’Europe regarde de près ce qui se passe à cette frontière, mais en même temps l’exemple ukrainien contraint beaucoup de parties-prenantes à y réfléchir par deux fois. Est-ce que l’on peut imaginer le Bélarus au sein de l’UE dans 15 ou 20 ans ou bien désire-t-on plutôt garder ce voisin comme pays faisant tampon avec la Russie ? C’est dans ces prochains jours que l’Europe devra trancher sur ce dilemme.

Il en va de même en France, l’attention sur le Bélarus reste marginale, malgré l’intensification des tensions. Attendez-vous personnellement une plus grande implication de nos politiciens sur ce dossier ?   

Je l’espère! En tous cas, il y a quelques figures politiques qui s’y intéressent. Lors d’un rassemblement des Bélarusses à Paris, un représentant du Parti Socialiste a pris la parole avec un message d’Olivier Faure. Il y a quelques jours, le député du MoDem Frédéric Petit a laissé un message sur son compte Twitter. Mais ce que j’attends le plus, c’est la prise de position du pouvoir actuel et surtout de la part du Président de la République. Emmanuel Macron a été critiqué plusieurs fois par Lukashenka, notamment à propos de la gestion de la crise de Covid-19, faisant une allusion entre le confinement instauré et la crise des Gilets Jaunes. Le comité des Bélarusses en France a envoyé une lettre à l’Élysée, sans retour... L’Europe avait une place centrale dans le projet du candidat Macron sur l’Europe, et le Bélarus en fait partie!

En tant que citoyen bélarusse, êtes-vous optimiste quant à l’issue de ce mouvement citoyen. Pensez-vous que – comme le chantait Jacek Kaczmarki et comme le reprennent aujourd’hui en cœur des milliers de citoyens bélarusses – « les murs s’écrouleront, qu’ils enterreront le vieux monde » ?

On sait que les dictatures et les régimes autoritaires peuvent tomber du jour au lendemain. Je veux être optimiste, mais rappelons-nous que cette chanson était déjà chantée par la foule en décembre 2010 lors de précédentes manifestations

L’équipe d’Euro Créative remercie Andreï Vaitovich pour le temps qu’il nous a accordé lors cet entretien.

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