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Orbán et les minorités hongroises post-Trianon

La Hongrie est marquée par son histoire qu’elle considère tragique : les invasions ottomanes pendant cent cinquante ans, la tutelle de la Maison de Habsbourg pendant plusieurs siècles, la mainmise soviétique pendant quarante ans, et surtout, une blessure vivace, le Traité de Trianon. À la signature de ce dernier en 1920, la Hongrie perd plusieurs millions d’habitants – dont plus de 3 millions de Magyars – et deux tiers de son territoire au profit de tous ses voisins, sans exception. Ainsi, la superficie du pays passe de 325 411 km2 en novembre 1918 à 93 028 km2 à la signature du Traité. De nombreux Hongrois sont désormais des Hongrois outre-frontières; ils se sont vus attribuer une nouvelle nationalité suite au changement de frontières imposé par le Traité de Trianon. La manipulation de ces frontières héritées reste complexe à aborder :  si elles peuvent paraître strictes comme moyen de protection pour les Hongrois résidants dans le pays, elles disparaissent pour les Hongrois de l’étranger.

De l’appropriation de la question migratoire au renforcement de la frontière serbo-hongroise : la frontière comme protection symbolique face aux « autres »

Il n’est pas rare de voir la politique de gestion des frontières en Hongrie dépeinte comme une politique de fermeture. Dans ses discours, Viktor Orbán est en effet parvenu à s’approprier la question migratoire. Le dirigeant hongrois, alors en perte de popularité depuis fin 2014, cherche en réalité à renforcer l’identité du peuple magyar en créant un étranger, un ennemi,  un « autre ». 

Ce discours de rejet s’articule autour de questions classiques, jouant sur les peurs populaires :  la question économique, l’angoisse démographique et la question identitaire. Rien de nouveau pour un discours nationaliste permettant de mettre en contraste l’image de cet « autre » incarné par le migrant :

« Il y a plus de violence et plus de criminalité. Que cela vous plaise ou non, mes amis, ce sont des faits. De même, nous ne pouvons pas ignorer le fait que cette migration massive – l’installation massive en Europe de personnes issues de différentes civilisations – est une menace pour notre culture, notre mode de vie, nos coutumes et nos traditions »

Viktor Orbán. Discours au 26e congrès du Fidesz, Union civique hongroise, 13 décembre 2015 – Budapest.

Si Viktor Orbán adopte un discours peu original, il intensifie celui-ci pour aborder la question frontalière. La frontière serbo-hongroise marque un point d’ancrage de cette distinction de nations et de cultures : 

« Les frontières font partie intégrante du comportement humain – elles sont le produit du besoin d’ordre, de contrôle et de protection dans la vie humaine et elles reflètent nos désirs opposés de similitude et de différence, de marqueur entre « nous » et « eux » »

Liam O’dowd. « The changing significance of European borders. » Regional & Federal Studies, 12.4, (2002).

Le Premier ministre use de la notion de frontière pour matérialiser une séparation symbolique en séparation physique. Le discours anti-migrant bâti par Viktor Orbán est accompagné d’une  toute autre forme de construction : une clôture de barbelés longue de 175km construite entre juin et septembre 2015. Celle-ci vient poser les fondations d’une disjonction physique entre l’étranger et la nation.

La frontière serbo-hongroise se confondant avec la frontière serbo-européenne, peu de nationalistes ont l’opportunité de jouer la carte pro-Union européenne (UE) dans leurs discours de repli protectionniste. En 2017, Viktor Orbán n’hésite alors pas à miser sur l’idée d’une « solidarité européenne » pour demander à la Commission de payer en partie les frais de sa « clôture anti-migrants ». Jean-Claude Juncker reprendra par ailleurs la main en refusant cette demande dans une lettre mettant en avant les nombreuses aides dont a bénéficié la Hongrie pour sa gestion migratoire.  Celui-ci ne manquera pas de souligner également que le Premier ministre avait refusé de participer à la répartition des migrants entre les Etats membres de l’UE, ce qui représentait déjà une forme de politique de solidarité européenne.

Le discours sur la frontière de Viktor Orbán est avant tout un discours symbolique incarnant la séparation de la nation et de l’ « autre ». Par cette rhétorique protectionniste de leader accomplissant un devoir qui lui aurait été « destiné », le Premier ministre hongrois semble vouloir devenir le gardien d’une politique européenne alternative. En 2018, l’une de ses rhétoriques de défense lors du Rapport Sargentini était notamment de mettre en avant une forme d’ingratitude de la part de l’Union européenne, cette dernière ne reconnaissant pas les efforts produits par la Hongrie pour sauver ses frontières.

« Nous avons défendu la Hongrie, et nous avons défendu l’Europe. Aujourd’hui est le premier moment où dans l’histoire de l’Union européenne, une communauté condamne ses propres gardiens frontaliers »

Viktor Orbán. Discours du Premier ministre lors du débat sur le « Rapport Sargentini », 11 septembre 2018 – Strasbourg.

Le discours de Viktor Orbán plaidant pour une politique frontalière de fermeture est à relativiser. Celui-ci est symbolique et permet au Premier ministre de renforcer son national-populisme en faveur des Hongrois du pays. Il est d’autant plus à relativiser que cohabitent dans ses allocutions plusieurs conceptions de la notion de frontière. Pour Viktor Orbán, la frontière change de forme et se mue au grès du public visé : si la frontière se fait barbelée pour protéger les Hongrois de Hongrie, elle disparaît pour les Hongrois outre-frontières.

Mutation discursive et disparition frontalière : la Grande Hongrie incarnée par les Magyars outre-frontières

Prudence est le maître mot lorsque l’on parle des Hongrois de l’étranger. Ils sont nombreux à résider hors des terres hongroises, mais les raisons de cette expatriation diffèrent. Si une fuite des cerveaux et une immigration de travail sont existants, les Hongrois transfrontaliers ne le sont pas nécessairement par choix.

Une distinction est opérée entre les « Hongrois outre-frontières » et la « diaspora hongroise ». Les premiers sont des Hongrois résidant à l’étranger sans avoir émigré : ils ont été « expulsés » du pays par la modification frontalière issue du Trianon en 1920, ce sont les « Hongrois occidentaux » (nyugati magyarság). La diaspora hongroise quant à elle est composée de Hongrois animés par la volonté de travailler à l’extérieur du pays. Au centre du débat sur les « Hongrois outre-frontières » se trouve l’idée de l’unité de la nation hongroise.

« Les citoyens qui ont quitté le pays de leur propre gré sont culturellement moins importants que ceux qui en ont été exclus suite aux recompositions géopolitiques qui ont suivi la Première Guerre mondiale »

Máté Zombory. La Hongrie et les minorités hongroises : Stratégies d’identification nationale dans la ’relation hongro-hongroise’. Paul Bauer, Christian Jacques, Mathieu Plésiat, Máté Zombory. in Minorités nationales en Europe centrale. Démocratie, savoirs scientifiques et enjeux de représentation, Centre français de recherche en science sociales (CEFRES), 2011. 
Carte postale de la Hongrie après le Traité de Trianon, 1920. Source : Collections Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (BDIC)

Si l’importance des Hongrois outre-frontières pour l’unité nationale est incontestable, elle ne donne lieu à aucune revendication territoriale. À cette non-revendication territoriale se substitue alors un discours brouillant les frontières. Sous la plume de Viktor Orbán la frontière étatique et la  frontière de la nation, la frontière géographique et la frontière ethnique, la frontière de la Hongrie et la frontière de la Grande Hongrie ne correspondent pas. 

Pour ces raisons, le Premier ministre use d’astuces juridiques pour assurer la protection des Hongrois vivant à l’étranger. Grâce à la Loi fondamentale, Viktor Orbán a fait adopter des législations sur la nationalité et le droit de vote. Dès lors, les Hongrois outre-frontières peuvent voter et participer à la politique du pays. Il s’est avéré que la majorité de ceux-ci se prononcent en faveur du Premier ministre en fonction. Cette ruse juridique inquiète notamment l’opposition libérale. Ferenc Gyurcsány, ancien Premier ministre de la Hongrie, a affirmé qu’« avec le vote des minorités ils (les membres du Fidesz) veulent s’assurer de rester au pouvoir pendant des décennies ».

L’activisme hongrois ne nourrit pas seulement la nation, mais peut s’apparenter à une forme d’ingérence pour les pays voisins en alimentant les revendications nationalistes des hongrois à l’étranger. En effet, le Premier ministre octroie également des bourses d’enseignements et des aides financières en faveur du maintien et du développement de la culture et la langue hongroise. Le discours sur les Hongrois à l’étranger s’apparente ainsi à une sorte de politique de mémoire qui fait référence à une époque où toute la nation hongroise ne faisait qu’une.

Les intérêts magyars avant tout : la régionalisation de la frontière pour la diaspora hongroise 

La versatilité d’Orbán  se confirme lorsque la question économique est abordée. Si Viktor Orbán est connu pour ses désaccords avec les dirigeants européens, le chef du gouvernement hongrois est très attaché à l’espace Schengen qui permet la libre circulation des marchandises et des personnes. L’effacement des frontières intérieures de l’UE représente un intérêt économique pour la Hongrie compte tenu de la forte présence des travailleurs hongrois dans certains pays européens. Il ne faut donc pas s’y méprendre : il s’agit avant tout d’une vision pragmatique et non d’une vision pro-européenne. Entre 2007 et 2017, le nombre de Hongrois en capacité de travailler vivant dans un autre pays membre de l’Union européenne a été presque multiplié par cinq. L’émigration de la population active hongroise est passée de 1,5% en 2007 à 5,2% en 2017.

Disposant d’une position géographique de pays enclavé, la Hongrie est frontalière de l’Autriche à l’ouest, la Serbie, la Croatie et la Slovénie au sud et sud-ouest, la Roumanie au sud-est, l’Ukraine au nord-est et la Slovaquie au nord. Les terres magyares jouissent d’un territoire propice aux relations bilatérales et le leader hongrois ne se prive d’aucun levier d’action pour entretenir des relations privilégiées avec ses voisins. La particularité ici est le fait que deux de ses pays voisins, la Serbie et l’Ukraine, sont également des pays non membres de l’Union européenne. Dans ses mots, les relations de voisinage sont un moyen de transcender les frontières de la Hongrie et plus généralement de l’Union européenne. Cette conception de la frontière la définit comme une zone de contact qui serait favorable à la nation hongroise. Le chef du gouvernement hongrois ne parle ainsi plus réellement de frontières, mais de région dont il devient le leader : 

« L’Union européenne et l’espace Schengen ne s’arrêtent pas aux frontières des différents pays – en particulier, si l’on pense à la Serbie et à l’Ukraine. Nous devons donc adopter une approche différente. Nous ne considérons pas les frontières des États comme une sorte de point de départ. Nous devons vivre avec leur existence, mais nous ne les considérons pas comme un point de départ lorsque nous définissons, par exemple, la portée et la validité de notre politique économique. (…) À mon avis, l’aspiration hongroise selon laquelle l’économie hongroise – ou le réseau économique créé par le peuple hongrois, qui transcende les frontières de l’État – ne doit pas être perçue en termes de frontières d’État, mais en termes de région, cette idée a pris racine. Dans ce contexte, nous pouvons peut-être aussi identifier ici l’effet bénéfique de l’Union européenne. Nous devons penser en termes de régions : des régions qui transcendent les frontières »

Viktor Orbán. Discours du Premier ministre Viktor Orbán lors de la 15e session plénière de la Conférence permanente hongroise. 1er décembre 2016 – Budapest.

À cette fin, Viktor Orbán a proposé d’étendre les frontières administratives de l’Union européenne et a fait pression pour que la Serbie et l’Ukraine rejoignent l’espace communautaire. Dans ses discours, le Premier ministre hongrois n’hésite donc pas à défendre cette idée, notamment lors du Conseil de la diaspora hongroise, lieu symbolique et stratégique pour la communication transfrontalière avec les Hongrois de l’étranger. 

Si, à travers sa vision de frontières transcendées, Viktor Orbán semble souhaiter que l’Ukraine se rapproche de l’OTAN et de l’Union européenne pour construire une Ukraine moderne, de fortes tensions demeurent avec ce pays – assorties de pressions politiques. Une réelle dissension réside dans le traitement des Hongrois outre frontière dans le pays. L’ancien président ukrainien Petro Porochenko avait signé une loi stipulant que l’ukrainien serait la langue d’enseignement dans les écoles secondaires du pays. Cette décision n’a pas manqué de susciter de vives critiques de la part de la communauté hongroise, mais également polonaise, roumaine et russe. En réaction, Peter Szijjarto, ministre hongrois des Affaires étrangères et de l’Économie, a affirmé vouloir bloquer toute future candidature de l’Ukraine à l’intégration à l’Union européenne et de l’OTAN. Cette première alliance est alors symbolique, mais reste peu factuelle.

Cette vision exprimée de la frontière montre une certaine contradiction avec la vision qu’il en donne dans ses discours de frontière fermée. La construction du mur à la frontière serbo- hongroise ne semble pas correspondre à une vision élargie de l’Europe par l’intégration de la Serbie. Nous comprenons toute la subtilité du jeu de Viktor Orbán : la représentation discursive des frontières est figuratif. Il ne s’agit pas de séparer la Hongrie de la Serbie, mais de nourrir un imaginaire symbolique de protection et de nation qui incarne également « les réalités frontalières ».

L’intérêt des frontières ouvertes n’est pas uniquement économique, mais également politique. Le processus d’adhésion des pays d’Europe centrale et orientale à l’Union européenne s’apparentait à un processus de « normalisation » par rapport aux pays d’Europe de l’Ouest. Cependant, cette « normalité » occidentale n’était pas un idéal, mais une réalité existante. À la suite des révolutions successives en Europe centrale, les gagnants de ces révolutions et les plus fervents démocrates sont les plus désireux de vivre comme des citoyens libres, ils ont donc fait le choix de l’émigration. L’espace Schengen , 30 ans plus tard, favorise en effet le mouvement des jeunes travailleurs, mais également permet aux opposants de quitter le pays, ce qui est en faveur du maintien de Viktor Orbán à la tête de la Hongrie.

Finalement, Viktor Orbán combine dans ses discours une vision et utilisation multiple des frontières. Ces visions différentes et complémentaires à la fois ont un objectif commun, celui de renforcer le pouvoir du Premier ministre sur le plan national, mais également sur le plan international. En usant des diverses représentations de la frontière, le chef du gouvernement hongrois se définit comme défenseur des frontières de l’Union européenne, protecteur de l’espace Schengen et promoteur de son élargissement. L’utilisation de la notion de frontière à plusieurs échelles permet ainsi à Viktor Orbán de s’ériger comme leader incontournable.


Lucie Deffenain

Lucie Deffenain est analyste pour la zone Europe Centrale. Elle est également étudiante à Sciences Po Lille en double Master spécialisé sur l’Europe centrale et orientale avec le Centre Universitaire de Szeged. Elle a, pendant sa licence de Sciences politiques, étudié à l’Université Péter Pázmány (Budapest). Lucie a aussi effectué des recherches au sein de l’Institut en Politique et gouvernement de la National University of Public Service (Budapest). En effet, elle a rédigé un mémoire sur l’évolution de l’usage de l’Union européenne par Viktor Orbán dans ses discours. Forte de ses expériences internationales Lucie parle français, anglais, espagnol et a des notions de russe et de hongrois. Si son intérêt est prononcé pour la Hongrie, elle étudie également les enjeux de l’intégration européenne et les relations diplomatiques. 

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