Aller au contenu

“L’autonomie stratégique et l’Europe de demain se construiront avec les pays d’Europe centrale et orientale”

Entretien « Europe Stratégique » numéro 1, avec Benjamin Haddad, député de Paris, président du groupe d’amitié France Ukraine. 

« Europe Stratégique » est une série d’entretien mené avec des personnalités politique, chercheurs et think tankers sur l’autonomie stratégique européenne.

 

  • Ces dernières semaines, le Président E.Macron a fait des déclarations fortes à propos de la guerre en Ukraine. D’une part concernant la Russie, qui doit être défaite en Ukraine. D’autre part, à propos de la guerre et de ses enjeux pour le futur de l’Europe. Doit-on voir ces déclarations comme un tournant ou plutôt comme une évolution?

Le président appelle à un sursaut stratégique des Européens à un moment où nous sommes à un tournant. Un tournant parce que la Russie fait preuve d’agressivité à notre égard – les attaques cyber, les ingérences, les provocations en mer Noire et ailleurs. Ensuite parce que le front ukrainien s’est peu ou prou gelé depuis la contre-offensive et que les Ukrainiens manquent cruellement de munitions pour faire face aux assauts russes. Et enfin parce qu’on est dans un contexte géopolitique nouveau avec une aide américaine qui est bloquée au Congrès depuis le mois de décembre, prise en otage par les clivages partisans et les divisions internes au parti républicain, avec l’élection cruciale de novembre en ligne de mire.

Cette situation nous amène à un choix. Soit on décide de cesser notre aide, de pousser à des négociations, ce qui serait un précédent désastreux non seulement pour l’Ukraine mais pour toute l’architecture de sécurité européenne, soit on se donne les moyens d’un sursaut collectif en rehaussant nos ambitions, dans ce qu’on donne aux Ukrainiens (comme avec les coalitions pour les missiles longue portée) et en assurant un rapport de force plus dur dans la durée avec Vladimir Poutine. C’est toute cette analyse qui a poussé le président à avoir ces mots forts.

  • Une déclaration en particulier a fait la une des médias français et européens, celle à propos de l’hypothèse d’envois de troupes au sol en Ukraine si la situation venait à se dégrader. Comment ces propos sont-ils perçus en Europe? 

Il faut d’abord revenir sur les propos eux-mêmes: depuis deux ans, on ne cesse de se fixer des lignes rouges et des limites. Des limites qu’on finit par franchir à chaque fois: on avait dit qu’on ne livrerait pas d’avions, de tanks, de missiles longue portée… Et nous avons perdu beaucoup de temps, avec parfois des matériels comme les avions qui auraient pu être déterminants pour l’Ukraine durant sa contre-offensive. Cela a empêché d’envoyer tout signal de fermeté à la Russie qui elle en revanche ne s’est fixée aucune limite, aucune ligne rouge. On voit qu’à un moment, il faut accepter de renverser ce rapport et fixer des limites à Poutine et non pas à nous-mêmes. Il faut clairement montrer qu’on est avec les Ukrainiens dans le temps long et qu’on ne s’interdit rien.

En ça, je crois que c’était une déclaration importante, qui a vraiment résonné en Europe centrale et dans les pays baltes; j’étais à Varsovie la semaine dernière, au Warsaw European Conversation, j’ai entendu le ministre des Affaires étrangères polonais, Radoslaw Sikorski, qui a salué les propos du président. Je pense aussi bien sûr à la Première ministre estonienne Kaja Kallas, au ministre des Affaires étrangères lituanien Gabrielius Landsbergis…

Au fond, ce sont des déclarations importantes car nous parlons de pays qui ont longtemps – et c’est d’ailleurs ce qui est à l’origine de la création d’Euro Créative – eu une certaine méfiance vis-à-vis de Paris et de Berlin, qui se sont sentis abandonnés face à la Russie, qui ont tiré la sonnette d’alarme face au régime de Poutine. Des pays qui sont le front de l’Europe, sur le flanc Est face à la Russie et ont développé une pensée stratégique particulière face à ces enjeux… Ils ont compris nos propos qui reviennent à arrêter de s’auto-contraindre et qui ont pour but d’envoyer enfin un message de dissuasion à la Russie. C’est très important, car on ne pourra pas construire la défense européenne sans avoir avec nous ces pays qui sont menacés en première ligne et qui prennent très au sérieux justement les questions stratégiques et les questions de défense. Je pense bien sûr à la Pologne qui consacre maintenant près de 4% de son PIB à la défense et avec qui il faut renforcer les relations.

  • L’évolution du discours du Président semble en tout cas susciter l’attention de nos partenaires centre et est-européens. Vous étiez au Warsaw European Conversation en fin de semaine dernière, est-ce une réalité que vous percevez et comment l’expliquez-vous ?

Ce sont des pays profondément européens, et pour qui l’Union européenne comme l’OTAN sont les garants de leur souveraineté, de leur identité nationale, de leur défense, face à une Russie révisionniste. Moi je suis convaincu que depuis 1989, nous avons, nous Français, manqué un rendez-vous. Nous n’avons probablement pas bien compris les enjeux des Années 1990-2000, parce que les élargissements ont souvent été vus en France comme une dilution des processus de prise de décision de l’Union européenne, avec l’entrée de pays plus atlantistes. Au contraire, il s’agissait alors avant tout d’une réunification historique après avoir laissé pendant un demi-siècle ces pays derrière le rideau de fer et sous le joug du totalitarisme soviétique. Nous n’avions pas compris que nous avions là des pays avec lesquels on pouvait faire beaucoup de choses, notamment sur les questions de défense.

Cela a évolué ces dernières années: Emmanuel Macron s’est rendu dans tous ces pays pendant son premier mandat. Nous avons également des troupes dans le cadre de la réassurance de l’OTAN en Estonie, en Lituanie, en Pologne et en Roumanie. Au-delà de l’aide à l’Ukraine, nous sommes investis dans la sécurité de ces pays, et je vois aussi une présence française plus importante au sein des think tanks et lors des grands événements de la région. Tout cela envoie un message fort, et c’est la condition même d’un lien renforcé.

Si demain l’Ukraine s’effondre, et qu’en plus il y a des doutes sur la garantie de sécurité américaine en Europe avec l’élection de Donald Trump, qui peut dire se dire certain que Poutine ne testera pas les lignes à nouveau et n’essaiera pas de voir si les garanties de sécurité européennes de l’OTAN sont fiables en Estonie, en Roumanie ou en Pologne. Et c’est ce que le président a dit en des termes très clairs. Cela a été vraiment entendu en Europe centrale et orientale et cette évolution peut mener à un partenariat profond avec ces pays.

  • Est-ce que le leadership européen de la France se trouve dans cette région?

Le leadership est partout. C’est-à-dire qu’il faut être capable à la fois d’être force d’impulsion, force de proposition, pilote sur un certain nombre de grands sujets. C’est ce qu’a fait Emmanuel Macron depuis le discours de la Sorbonne (2017), sur les questions de souveraineté à la fois sur le plan migratoire, sur la réforme de la zone euro, le fait de créer de la dette commune pour faire face à des crises comme on l’a fait avec la crise du Covid, et bien sûr à propos des questions de défense. Le leadership est aussi intellectuel puisqu’il est impératif d’avoir la capacité de mobiliser autour de nous, de créer de l’unité et d’entraîner nos partenaires à s’investir à nos côtés. Je pense que le président a fait énormément pour qu’on réinvestisse cette région, alors que nous sortions de trente ans d’absence en Europe centrale et orientale. Sur les questions d’autonomie stratégique comme de défense, c’est avec les pays de cette région qu’il faudra construire l’Europe de demain.

  • Cependant certains pays d’Europe centrale et orientale disent aussi que les déclarations, aussi fortes et claires soient-elles, ne suffisent pas. Depuis 2022, la France est notamment critiquée pour un investissement insuffisant concernant l’aide à l’Ukraine. La position de la France au sein du classement de l’Institut Kiel revient régulièrement. Qu’en est-il selon vous?

Je suis très réservé sur les classements du Kiel Institute. Ces derniers mélangent selon les pays ce qui est promis et ce qui est livré. En France, on livre vraiment ce qu’on promet! Il y a aussi la question de la qualité et de l’efficacité des armes qui sont livrées, au-delà de la masse financière que ça représente, je pense à l’impact considérable des canons CAESAR qui ne coûtent pas très cher mais sont extrêmement performants sur le terrain. Il y aussi le fait de passer des caps: nous avons été le premier pays à livrer des chars, avec les AMX, le premier pays avec les Britanniques à livrer des missiles longue portée…

Au-delà de ça, mettons de côté les classements: la question fondamentale est “sommes-nous capables de faire plus?”. Et la réponse est oui. Nous devons être capables d’investir plus pour notre défense, à la fois pour réhausser nos propres ambitions et pour donner aux Ukrainiens les moyens de gagner la guerre. Cela veut dire investir davantage dans les munitions, mettre en place des coalitions pour l’aide, pour finalement produire mieux et produire plus, pouvoir aider des partenaires à remplacer plus rapidement certains matériels… Avant même de se lancer dans des classements et des comparaisons entre pays, faisons plus collectivement pour l’Ukraine.

  • L’évolution du discours s’inscrit aussi dans un réengagement plus large avec les pays d’Europe centrale et orientale. Le fameux discours de Bratislava en est l’illustration concrète. Quelles en sont les modalités et les objectifs?

Le discours de Bratislava est effectivement important. Il a souligné les opportunités manquées des dernières décennies en Europe centrale et orientale. Le Président de la République a eu des propos très forts quand il a rappelé “que nous avons manqué une occasion de vous écouter” en clin d’oeil aux propos d’un de ses prédécesseurs qui avait fait beaucoup de bruit dans ces pays (propos de Jacques Chirac qui leur avait rappelé qu’ils avaient manqué une occasion de se taire en 2003). C’était donc un message de respect, d’écoute et d’humilité.

Il a également donné une vision de l’Europe, des futurs élargissements, de la façon dont l’Europe peut se réformer et de notre capacité d’intégrer à terme l’Ukraine dans l’Union Européenne et l’OTAN. Ce discours s’accompagne d’un réinvestissement, au-delà des sujets de défense et de géopolitique, sur le nucléaire par exemple. Les pays d’Europe centrale et orientale sont parmi les pays avec lesquels nous avons monté une alliance pour faire entrer le nucléaire dans la taxonomie européenne. Nous avons de nombreux points de convergence avec ces pays et je peux vous le dire, il y a dans cette région une véritable ‘envie de France’. 

  • Diriez-vous qu’il y a vraiment une forte attente vis-à-vis de la France ?

J’ai toujours regretté que nous parlions de notre histoire et de notre relation avec la Russie tout en mettant de côté nos relations très fortes avec les pays de la région comme la Pologne, de Chopin à Marie Curie en passant par Henri III, comme la Tchéquie avec Kundera etc… Il y a des liens culturels et historiques très forts avec cette région. Ces pays ne veulent pas uniquement d’un tête à tête avec Berlin et ont de fortes attentes pour une France engagée et investie. Je l’ai dit, il y a beaucoup de sujets de convergence et une attente envers notre pays dans cette région mais nous devons saisir ces opportunités avec une posture d’écoute et d’humilité. Je le souligne, parce que je suis un think tanker repenti.

L’évolution est très positive en ce qui concerne le nombre de Français à la Warsaw Security Conference, au Riga Forum ou au Globsec Forum. Dans tous ces rendez-vous où on avait souvent tendance à parler de la France sans les Français. Il faut le dire et le répéter, nous avons en France une vision européenne originale et ambitieuse. Nous devons ensuite travailler ensemble, chercheurs, entreprises, parlementaires, créer des liens personnels avec nos interlocuteurs dans la région. Je suis convaincu que nous le faisons beaucoup mieux depuis quelques années. 

  • Lors de son premier mandat, le Président Macron avait tenté de construire son projet européen autour du concept ‘d’autonomie stratégique’. Cela avait suscité de fortes réactions et la France n’est jamais parvenue à construire celle-ci. Pourquoi selon vous?

Je ne suis pas très attaché à ce débat sémantique. Fondamentalement, l’enjeu pour les européens c’est d’être capables de prendre en charge leur propre sécurité sans être dépendants d’un acteur extérieur. Les Américains sont nos alliés mais nous voyons, depuis quelques années, qu’il y a des questions autour de l’implication des Etats-Unis dans la sécurité européenne ou dans la sécurité de notre voisinage. Nous l’avions vu avec la crise syrienne sous Obama. L’enjeu est donc que les Européens prennent en main leur propre sécurité. Surtout quand nous avons des enjeux existentiels comme la guerre en Ukraine.

Cela demande de lever un certain nombre de tabous: augmenter collectivement nos budgets militaires par exemple. Nous l’avons fait en France en doublant le budget des armées durant les deux mandats d’Emmanuel Macron. Nos voisins le font également et nous devons nous en réjouir, c’est une bonne nouvelle pour l’Europe mais il faudrait mieux coordonner nos achats et investissements.

Nous savons qu’il y a énormément de redondances et de duplications dans ce qui est fait au niveau national et il faudrait également dégager des ressources européennes. A cet égard, la proposition de la première ministre estonienne, qui a été reprise par Thierry Breton et par Emmanuel Macron, d’un grand emprunt européen pour la Défense me paraît complètement justifiée. On a considéré que le Covid était une crise existentielle et donc on a investi en commun 800 milliards pour la relance économique et pour investir dans les industries d’avenir. On doit légitimement considérer que la guerre en Ukraine est aussi existentielle pour l’Union Européenne et nous devrions être capables de mettre de l’argent en commun pour rapidement investir.

  • Le moment stratégique a changé avec la guerre en Ukraine. Les alliés semblent plus ouverts à la discussion, la France semble avoir clarifié également quelques positions. La perspective d’un retour de Donald Trump semble aussi peser dans la balance. Est-ce le moment du retour des débats sur l’autonomie stratégique, cette fois-ci centrée autour d’une coopération avec les pays d’Europe centrale et orientale?

On nous a parfois soupçonné de vouloir l’autonomie stratégique contre les Etats-Unis mais ce n’est pas du tout le sujet. Il suffit de regarder ce qu’il se passe aux Etats-Unis, cela fait des années que les présidents Démocrates comme Républicains demandent aux Européens d’investir beaucoup plus dans leur défense. On voit plus généralement de moins en moins d’appétences aux Etats-Unis pour aller s’investir dans des conflits qui ont un impact direct sur la sécurité européenne, et ça ne date pas de Trump! Encore une fois, citons Barack Obama et le non-respect de ses “lignes rouges” en Syrie. La Syrie, au-delà de l’horreur humanitaire qu’on a pu observer, a eu un impact direct sur la sécurité européenne avec l’émergence de Daech et avec la crise migratoire. Nous étions alors à l’époque dans une dépendance directe vis-à-vis de Washington.

Donc il ne s’agit pas de faire l’autonomie stratégique contre les Etats-Unis, mais au contraire d’avoir au sein de l’Alliance atlantique des Européens qui sont prêts à s’assumer seuls si nécessaire. Il y avait dans les pays d’Europe centrale et orientale une certaine méfiance sur nos intentions vis-à-vis des Etats-Unis ou vis-à-vis de la Russie mais désormais le contexte est clair. Premièrement la Russie est une menace pour nous donc les Français et les Européens doivent être collectivement capables de se défendre et d’y répondre. Deuxièmement, il y a une incertitude majeure qui vient des Etats-Unis, Donald Trump n’était pas une parenthèse ou un accident de l’histoire mais au contraire une tendance plus lourde caractérisant l’évolution de la société américaine. Nous devons collectivement en tirer des conclusions, en Européens.

  • Un axe fort France-CEE semble capital pour le réveil stratégique de l’Europe. Qu’en est-il de nos autres partenaires? Les relations sont difficiles avec l’Allemagne, limitées avec l’Italie. Et plus grave encore si l’on parle surtout de la sécurité européenne: elles demeurent bloquées avec le Royaume-Uni. Est-ce que d’autres formats minilatéraux sont envisageables, on voit notamment la résurrection du format Weimar ces dernières semaines… 

Je crois beaucoup à l’agilité sur les formats. Le format Weimar est important car il représente une part conséquente de la population européenne. On peut faire de l’intergouvernemental sur différents sujets. Avec l’Italie, l’Espagne et d’autres pays, nous avons eu un vrai approfondissement des relations avec des traités qui ont été signés ces dernières années. Pourquoi ne pas imaginer un traité stratégique avec la Pologne dans un avenir proche? Plus spécifiquement, avec les autres partenaires que vous mentionnez, je vois toujours des convergences importantes sur les questions économiques ou migratoires. Giorgia Meloni se rend compte aujourd’hui qu’il n’y a pas de solution nationale à la question migratoire, cela la mène donc à une demande de coopération et de partenariat.

Il n’y aura pas à terme de défense européenne sans réfléchir à la place du Royaume-Uni. C’est une puissance nucléaire, c’est un acteur stratégique de premier plan avec lequel nous avons beaucoup d’intérêts convergents. Londres a fait le choix de quitter l’Union Européenne, nous respectons ce choix mais cela ne veut pas dire que nous ne pouvons pas faire des choses ensemble. Les Britanniques ont fait le choix malheureux après le Brexit de refuser un traité de défense et de sécurité que l’Union Européenne leur proposait. Mais un changement de majorité en Grande-Bretagne pourrait nous amener à repenser notre relation de défense et je le souhaite.

Quant à l’Allemagne, nous pouvons avoir des désaccords mais ne sous-estimons pas l’importance du changement qui a lieu en Allemagne sur les questions de défense avec le Zeitenwende, avec l’augmentation à 2% du budget militaire, le soutien considérable à l’Ukraine. Ce partenariat avec l’Allemagne est central et existentiel. L’erreur qui a été faite est qu’il a été trop souvent exclusif. Cela a donc compliqué la mise en place d’autres partenariats. Hors il faut aujourd’hui multiplier les formats comme Weimar et donc en particulier les partenariats avec les pays d’Europe centrale, qui sont à mes yeux essentiels.

 

Entretien mené et retranscrit par Aurélien Duchêne et Arthur Kenigsberg 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *