Les 29 et 30 septembre prochain, nous commémorerons les 80 ans du massacre de Babyn Yar (ou Babi Yar), ces deux jours de 1941 où 33 771 Juifs ont été méthodiquement assassinés, fusillés à bout pourtant et jetés sauvagement dans des ravins à Kyiv (Kiev en ukrainien), par les hommes du Standartenfürher (Colonel) Paul Blobel, commandant le Sonderkommando 4A. Deux jours d’une violence inouïe, symbolisant ce qui est appelé la « Shoah par balle », et longtemps occultés par les autorités soviétiques, rendant difficile la mémoire de Babyn Yar, qualifié de « ravin de l’oubli ».
Malgré la chute de l’URSS, malgré le « succès » des poèmes d’Evgueni Evtouchenko et du roman d’Anatoli Kouznetsov, Babyn Yar, « le plus grand charnier d’Europe », est toujours un lieu et un évènement méconnu des Européens, et même des Ukrainiens. En janvier 2021, le Babi Yar Holocaust Memorial Center (BYHMC), a présenté son projet de construire le plus grand mémorial de la Shoah au monde à Kyiv afin de « combler une lacune dans le domaine des études sur l’Holocauste ». Mais ce projet mémoriel se retrouve aujourd’hui coincé entre polémiques sur les financements, polémiques sur les acteurs du projet et accusations de « disneylandisation de la Shoah ».
33 771
Le 30 septembre 1941, comme l’exigeait la bureaucratie du Reich, le Sonderkommando 4a en charge de cette extermination à Babyn Yar, inscrit méticuleusement et froidement le nombre de Juifs assassinés : 33 771.
Dans la déposition d’Erwin Bingel, Oberleutnant (Lieutenant de la Wehrmacht) dans la campagne d’Ukraine, on peut lire le niveau de haine exacerbé, exigé pour exécuter ces massacres. Il retranscrit un ordre d’Himmler adressé aux soldats de la Waffen-SS et de la Heer « Le 1er septembre, six officiers SS ont été retrouvés dans la forêt de Vinnitsa. On leur a dérobé leurs vêtements, on les a suspendus par les jambes et on leur a sorti les entrailles. Un tel acte appelle à la vengeance. Comme les coupables sont les Juifs, ils vont être exterminés jusqu’à la racine. Le visage dans le berceau doit aussi être écrasé, tel un crapaud vénéneux. Nous vivons une rude époque où il convient de prendre des mesures draconiennes. C’est pourquoi chacun accomplit son devoir sans interroger sa conscience. ».
Ce sont ces hommes, qui n’interrogeront pas leurs consciences, qui entrent dans Kyiv le 19 septembre 1941, une ville entourée de 500 000 soldats de l’armée du Reich et défendue par un million de soldats soviétiques. A peine entrés dans Kyiv, les Allemands étaient obsédés par le fait de « régler la question des Juifs ». Sournoisement, ils firent croire aux Juifs qu’ils les déportaient en Palestine et leur demandaient de se rendre aux points de rendez-vous désignés le 29 septembre. Les soldats les dirigèrent vers le nord de Kyiv, la déportation était plausible puisqu’une gare de fret s’y trouvait. Cependant, ils les amenèrent plus loin que la gare de fret, les firent passer à proximité d’un lieu familier, le cimetière juif.
Le ravin était un peu plus loin, Babyn Yar, « le ravin de la grand-mère » ou « le ravin de la bonne femme », les Juifs y défilèrent. Les soldats fusillèrent les hommes, les femmes, les enfants, les nourrissons, méthodiquement. Cette méthode était même sujette à remontrance dans le camp allemand : les hommes missionnés de recharger les armes n’allaient pas assez vite et ne permettaient pas aux allemands de tenir leurs impératifs de temps. Des hommes furent ensuite chargés de placer des explosifs et de provoquer un éboulement dans le ravin afin de recouvrir les 33 771 corps.
» Le visage dans le berceau doit aussi être écrasé, tel un crapaud vénéneux. Nous vivons une rude époque où il convient de prendre des mesures draconiennes. C’est pourquoi chacun accomplit son devoir sans interroger sa conscience. «
Himmler
Ce massacre eut lieu avant la Conférence de Wannsee, avant même la Solution Finale. Pas de camps de la mort, pas de transports, pas de gazage, pas de « dissimulation » du massacre auprès de la population locale « non-juive », les tirs s’entendirent pendant deux jours dans Kyiv.
Les fosses de ce ravin seront ensuite systématiquement utilisées par le IIIe Reich pendant près de deux ans (jusqu’en 1943) pour les exécutions des Juifs mais aussi de Tsiganes, de « malades mentaux », d’homosexuels, de prisonniers politiques ou des habitants de Kyiv, simples civils, hasardement raflés. Malgré la folle tentative nazie d’être aussi précise que possible sur les chiffres de son entreprise de massacre, le nombre de victimes reste flou. Les historiens estiment le nombre de victimes total entre 100 000 et 150 000.
« Le ravin de l’oubli »
A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la mémoire de ce massacre est fortement occultée par le régime soviétique en place, il prend son nom de « ravin de l’oubli ». L’anéantissement des Juifs du Yiddishland, espace géographique dans lequel vivaient les Juifs d’Europe centrale et orientale, était un thème fortement masqué par les autorités soviétiques jusqu’à la Perestroïka de Mikhaïl Gorbatchov. Plusieurs raisons à cela.
Le fort antisémitisme du régime soviétique (surtout jusqu’à la mort de Staline en 1953) répondrait même aux demandes de construction de monuments mémoriels à Babyn Yar par : « Babyn Yar ? Quel Babyn Yar ? L’endroit où on a fusillé quelques Juifs ? Et en quel honneur devrions-nous élever des monuments à des sales Juifs ? ». La « singularité juive » doit être gommée et donc il n’est pas question pour le régime de promouvoir une narration mémorielle autour de l’Holocauste. Les victimes de Babyn Yar sont qualifiées par le régime de « victimes soviétiques pacifiques ».
Un livre parait en 1966 en Union Soviétique, Babyn Yar d’Anatoli Kouznetsov, un « roman-document » qui relate ce massacre et qui est soigneusement déformé et réécrit par les autorités, qui souhaitent rester maitres de la narration historique en URSS, afin de la contrôler. C’est au moment où le régime promeut le mythe de l’amitié des peuples dans l’Union Soviétique que Kouznestsov soulève l’enrôlement d’Ukrainiens aux côtés des SS et leur participation dans le massacre des Juifs. Soulever cet enrôlement, c’est aussi questionner cet enrôlement et cet engagement d’une partie non négligeable d’Ukrainiens aux côtés des nazis, un tabou à l’époque (et encore aujourd’hui).
Les nazis jouaient constamment sur le trait égal entre Juif et bolchévique, ils ont joué d’un antisémitisme déjà présent au sein d’une certaine partie de la population. Les bolchéviques sont (justement) désignés comme responsables d’une collectivisation meurtrière de cette terre à blé qu’était l’Ukraine, conduisant à des famines (appelées Holodomor, plus de 4,5 millions d’Ukrainiens en sont morts). Un profond traumatisme dans la société ukrainienne. Les Juifs se sont vite trouvés (injustement) assimilés à ces bourreaux du fait de leur forte présence dans l’administration soviétique (qui s’explique par leur « urbanité »). S’enrôler au côté du IIIe Reich représentait pour une partie de la population ukrainienne l’occasion de se débarrasser de la domination soviétique et des Juifs.
Cacher ces écrits de Kouznetsov c’était donc cacher les causes de l’antisoviétisme exprimé par une partie de la population ukrainienne mais aussi, le rapprochement qu’il fait dans son livre entre les répressions hitlériennes et staliniennes. C’est cacher aussi sa vision selon laquelle les Juifs ont été exterminés par l’alliance mortelle du Reich et de l’URSS.
En 1961, l’entêtement du régime soviétique à occulter ce massacre a tourné du tragique au ridicule (tout aussi tragique). Souhaitant rayer ce lieu de la carte, les autorités en place comblèrent le ravin avec un procédé hydromécanique en calculant que la boue allait se solidifier et qu’il pourrait construire de nouvelles infrastructures sur Babyn Yar. Mais le 13 mars, la boue ne s’étant pas solidifiée et restée liquide, provoque un éboulement du terrain, entraînant avec elle de l’eau et des restes humains. Ce mauvais calcul tue des centaines de citoyens (environ 1500) : c’est l’incident de Kurevnika, il sera étouffé. Aucun chiffre officiel ne sera communiqué par le régime, conduisant Anatoli Kouznetsov à cette pensée « Babyn Yar n’a pas de chance avec les chiffres. »
Un « Disneyland de l’Holocauste » ?
Aujourd’hui, le site de Babyn Yar est entouré de monuments mémoriels pour les différentes communautés assassinées en ce lieu, mais il est aussi en grande partie recouvert par des habitations et des routes. Depuis plusieurs années, la communauté juive et une partie de la population de Kyiv demande qu’un mémorial et un musée soit construit à Babyn Yar, un monument et un seul site dédié à toutes les communautés.
C’est ainsi que le Babi Yar Holocaust Memorial Center (BYHMC) a présenté en janvier dernier son projet de construire le plus grand mémorial au monde sur la Shoah pour 2026, date des 85 ans de Babyn Yar. Le musée israélien de Yad Vashem fait, à titre de comparaison, un huitième de ce mémorial. Le BYHMC prévoit « quelques musées » mais aussi une structure avec les noms des victimes, une synagogue, une église, une mosquée et un centre de recherche et d’éducation. Au vu du manque de connaissances et du besoin mémoriel sur Babyn Yar, comment être pourtant sceptique sur la réalisation d’un tel projet ?
Bien que le Président ukrainien Volodymyr Zelenskyy et le Maire de Kyiv, Vitali Klitschko, soutiennent ce projet, le manque de financement de l’Etat ukrainien dans ce projet est fortement critiqué, comme le souligne le journaliste Sébastien Gobert dans Médiapart. Pour financer ce projet BYHMC fait donc appel à des oligarques russes : « Mikhail Fridman, Pavel Fouks et German Khan, aux côtés du magnat ukrainien Viktor Pintchouk, sont ainsi prêts à investir environ 100 millions d’euros. ». Beaucoup en Ukraine, craignent donc que ce projet de mémorial ne finisse par être qu’un instrument politique et politisé aux mains de la Russie pour dicter un certain narratif historique en Ukraine, s’appuyant sur le révisionnisme historique de la Seconde Guerre Mondiale développé par le Kremlin. Premier glissement du projet, ce projet mémoriel en plus d’être un outil politique, devient un outil géopolitique potentiel pour la Russie dans sa stratégie de déstabilisation de l’Ukraine.
La nomination du réalisateur polémique russe Ilya Khrzhanovsky en tant que directeur artistique du projet fait également grincer des dents. Les dénonciations de ses méthodes de réalisation pour DAU, comme étant particulièrement violentes, ont conduit la justice ukrainienne à ouvrir une enquête pour abus d’orphelins mineurs. Il est décrit comme un réalisateur faisant le nécessaire pour véritablement rendre compte du réel, source d’inquiétudes pour ceux qui imaginent Khrzhanovsky vouloir reproduire ses méthodes sur ce lieu de mémoire : « Khrzhanovsky pourrait même créer le rôle du ravin, afin que les touristes sentent les corps s’amonceler sur eux. Ce n’est pas seulement brutal, c’est cyniquement abject. » avance l’historien Yohanan Petrovsky-Shtern, dont plusieurs membres de la famille ont été assassinés à Babyn Yar. Ses méthodes fantasques laissent donc craindre que ce projet de mémorial se transforme en parc d’attraction où l’on va chercher des sensations : « disneylandisation ». Deuxième glissement du projet.
Coincé en Russie par la Covid-19 et empêtré dans l’affaire judiciaire ouverte contre lui, Ilya Khrzhanovsky doit présenter des plans plus précis du projet dans les prochains mois.
Une lueur d’espoir scintille tout de même avec la récente nomination d’un spécialiste français de la Shoah par balles et de l’extermination des Juifs, Patrick Desbois à la direction académique du mémorial.
Cependant Babyn Yar est, pour le moment, finalement condamné à osciller entre être le ravin de l’oubli ou être un lieu disneylandisé, au cœur des polémiques. Un projet mémoriel avec la construction d’un mémorial et d’un musée est pourtant fondamental en Ukraine, à Kyiv, à Babyn Yar.
Arthur Kenigsberg.
Président fondateur d’Euro Créative, spécialiste Europe centrale