Belgrade Waterfront, un cauchemar sur l’eau ?

Par Sarah Clugnac-Pavlovic.

Un design ultra-moderne, des maquettes 3D lumineuses et interactives s’ouvrent devant nos yeux. Le site web du projet Belgrade Waterfront (BW), piloté par la société privée d’investissement et d’immobilier emirate Eagle Hills, a tout pour séduire et nous offrir une toute autre facette de la capitale serbe. 

Experience the life in Belgrade Waterfront, the new center of Belgrade city life. Enjoy the finest bland of open spaces near by the Sava river, world-class residences, and premium hotel service, which makes Belgrade Waterfront unique. 

Extrait du site internet du projet

Belgrade Waterfront (« Beograd na vodi » en serbe), résonne comme une promesse. La promesse d’une nouvelle ère pour une ville qui ne s’est jamais vraiment remise de l’éclatement de la Yougoslavie et de la guerre. La compagnie Eagle Hills ne manque pas de présenter Belgrade comme une capitale à la croisée des mondes, un carrefour entre l’Est et l’Ouest, où les cultures et les civilisations se sont succédées. Et c’est bien ce que BW entend représenter : le savant mélange d’un Dubaï serbe et d’un quartier branché occidental. 

A voir les nombreuses maquettes et autres simulations, BW apparaît presque comme une cité du futur. Il est vrai que sur place, l’image a de quoi ravir : imaginez la Sava bordée de quais colorés et spacieux, charriant des cafés branchés et des coins de verdure, à côté desquels le verre des buildings scintille sous le crépuscule. L’objectif est de faire de ce diamant brut un lieu attractif où se côtoient des appartements ultra-luxueux, un opéra, des restaurants gastronomiques, le plus grand centre commercial des Balkans, des locaux pour les entreprises et les universités. Mais aussi de devenir un centre culturel et artistique foisonnant. Pour ce faire, les expositions et autres événements ne manquent pas.

Or, derrière ce projet clinquant qui doit s’achever en 2035, la réalité est bien plus sombre. En effet, le projet porté par Aleksandar Vučić en 2012, lève le voile sur les contradictions d’un régime de plus en plus autoritaire. Peu soucieux des lois, des codes d’urbanisme ou de la sécurité des travailleurs, hermétiques aux revendications citoyennes qui s’insurgent contre le projet, les dirigeants ont cédé aux Emirats Arabes Unis 177 hectares nécessaires à la construction de cette cité. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire. 

Radomir Lazović, activiste du mouvement « Ne da(vi)mo Beograd » (« Ne laissons pas couler Belgrade » en français) s’est confié en 2016 sur Radio Slobodna Evropa, considérant BW comme un symbole de la situation en Serbie : entre recul de l’Etat de droit, corruption, dégradation du niveau de vie et irréalisme économique. Tant de raisons pour lesquelles les belgradois font tinter leurs casseroles tous les soirs en cette période de Covid-19. 

Derrière le projet clinquant, un désastre urbain 

Nombre d’architectes et de planificateurs urbains considèrent BW comme un échec, une incohérence dans une ville aux infrastructures anciennes. En effet, Eagle Hills fait tout pour que BW ressemble à une ville à part, quitte à la déconnecter des réalités économiques, sociales, architecturales et urbaines du reste de Belgrade. Les objectifs sont d’ailleurs surréalistes : construire des logements pour 25 000 personnes en plein centre-ville, et faire de BW un temple du prestige et de la consommation dans un ville où le salaire moyen ne dépasse pas les 450 euros. Un rappel cruel des fractures sociales dont souffre aujourd’hui la Serbie, sous ce foisonnement de luxe qui frôle l’indécence. 

Lorsque nous pensons l’espace public également, on constate que les citoyens souffrent d’une désappropriation complète de leur ville. Eagle Hills présente habilement BW comme « une fusion du passé et de l’avenir », la modernité côtoierait le patrimoine architectural serbe.

Or, c’était sans compter la destruction de quartiers tels que l’iconique Savamala, repère de la vie nocturne et artistique belgradoise ! L’exemple de Savamala est éloquent : ce quartier a été aménagé comme centre administratif d’inspiration occidentale au XIXème siècle. Au fil du temps, il était devenu un lieu très prisé de la jeunesse belgradoise et étrangère, mais aussi de street-artists inspirés. Sa destruction a été perçue comme un véritable désastre. Un désastre urbain, mais aussi un coup de plus porté à une démocratie déjà vacillante. 

De fait, le 24 avril 2016, nuit des élections législatives, une poignée d’hommes encagoulés munis de battes de baseball et de bulldozers se seraient employés à raser des bâtiments entiers faisant obstacle au chantier. Afin de pouvoir effectuer leur besogne en paix, les témoins auraient été ligotés et privés de leur téléphone. Face à cette scène surréaliste, certains ont pu contacter la police, qui curieusement, ne se serait pas décidée à intervenir. Une belle démonstration de force et de dédain pour les lois, que le Gouvernement s’est trouvé incapable de justifier, Vučić se confondant au fil des mois en déclarations évasives, incriminant les « plus hauts responsables de la ville » pour ensuite avancer que les démolitions visaient des bâtiments construits en toute illégalité.

Une sorte de mise à mort de l’Etat de droit ? 

Ce mégaprojet est bien plus qu’une verrue dans le paysage citadin. C’est aussi la matérialisation d’un système politique de plus en plus verrouillé et corrompu, faisant peu de cas des lois et des droits de chacun. Comment peut-on voir dans BW le souci de l’intérêt commun quand, dans sa naissance-même, il est mené dans la plus grande opacité ? Le projet présenté par Vučić en 2012 a été planifié en toute discrétion, sans appel d’offres public (ce qui est pourtant la norme), sans concours international permettant aux architectes serbes de proposer leur travail, et sans consultation de la population.

C’est en avril 2015 que le contrat de financement et de développement de BW est donné à Eagle Hills. L’argument ? Non seulement Mohamed Al-Abbar (président d’Eerman Property et directeur d’Eagle Hills) s’engageait à concevoir BW, mais il promettait aussi de le financer entièrement : soit 3,5 milliards d’euros d’investissement, en échange de 68% des droits de propriété et des bénéfices sur le quartier. Imparable. Cet arrangement n’a toutefois pas été du goût de la population. Des manifestations de grande ampleur ont été organisées sur plusieurs mois. La destruction du quartier de Savamala, mais aussi l’inaction de la justice a causé l’émoi populaire, et pour cause ! 

Les différentes manoeuvres employées pour mener le projet à bien ont montré que le gouvernement semblait agir en toute illégalité, et contrairement aux codes d’urbanisme en vigueur à Belgrade. Une mascarade, dont ne profiterait en réalité qu’une poignée de proches du pouvoir. Défiant la juridiction du pays et la loi d’urbanisme, le gouvernement a même fait adopter une loi spéciale au Parlement pour contourner les procédures habituelles. Comment défier ces personnalités ? L’initiative « Ne da(vi)mo Beograd » a dénoncé vivement la corruption des élites et son dédain à l’égard des Serbes. Le slogan faisait même l’objet d’un hashtag, massivement diffusé sur Twitter. Ce mouvement a entre-temps élargi son répertoire d’actions et presse l’UE de soutenir les citoyens des Balkans occidentaux confrontés aux dérives autoritaires des dirigeants. NDM BGD a donc écrit une lettre ouverte au Président du Conseil européen, mandant l’UE de ne plus cautionner les moindres caprices des élites.

Cependant, il n’est pas chose aisée pour les militants de faire barrage à un gouvernement qui décide de les qualifier de « mercenaires » à la solde de l’étranger. Le citoyen insatisfait est mis au ban de la société, voire menacé. Il était déjà écarté du processus décisionnel, il est maintenant considéré comme un traître, mis sur écoute, espionné. Il faut aussi rappeler qu’il ne fait pas bon non plus être journaliste par les temps qui courent. Certains ont d’ailleurs été poursuivis en justice pour avoir publié des articles sur l’affaire Savamala : Sandra Petrušić (l’hebdomadaire NIN) et l’ancienne membre de l’opposition Vesna Pesić (sur le site Peščanik).

Le danger d’une dépendance économique accrue sur les droits fondamentaux 

Indiscuté, indiscutable, BW est un pied de nez à la société civile, même si cette revitalisation urbaine n’a pas manqué d’arguments économiques. Les motivations qui ont poussé à la création de ce projet sont nombreuses : l’idée était de convertir Belgrade en véritable hub commercial et touristique dans les Balkans, afin de stimuler la croissance du pays, qui se démarque aujourd’hui par sa stabilité (autour de 4%). Il s’agit également pour la capitale de devenir un modèle de développement urbain dans la région. Des projets similaires en ont été inspirés ailleurs dans les Balkans, comme le Manhattan de Zagreb, piloté également par Al-Abbar. L’enjeu est aussi de répondre à la question du chômage, dont le taux reste supérieur à celui de l’UE (environ 10,9% contre 6,3% en 2019), en créant 20 000 emplois.

Pour autant, est-ce que cela est suffisant ? Depuis que la Serbie a obtenu son statut de candidat pour l’adhésion à l’Union européenne en 2012, les négociations se poursuivent. Il est pour cela nécessaire que la Serbie assainisse son environnement économique, en encourageant les investissements. Les dirigeants en place entendent bien donner à BW ce rôle de catalyseur d’IDE. On ne peut donc enlever au gouvernement cette volonté de moderniser et de rendre attractive la capitale, afin de s’attirer les faveurs des institutions européennes.

Indice de liberté économique – Index of Economic Freedom

Toutefois, il reste nécessaire de réformer en profondeur l’économie du pays, afin d’encourager la concurrence, l’emploi dans le secteur privé, la transparence des procédures publiques, renforcer le droit du travail et la liberté financière. Et nous avons vu au travers du projet que le chemin est encore long.

Enfin, si les subventions européennes à la Serbie sont nombreuses, et que l’aide de pré-adhésion s’élève à 170 millions d’euros par an, le gouvernement s’affiche également avec des investisseurs chinois, russes, ou encore émiratis. À titre d’exemples, c’est l’entreprise chinoise CSRC qui s’engage à financer la construction de la ligne TGV Belgrade-Budapest, de même, la compagnie aérienne JAT Airways a été rachetée par Etihad Airways (basée à Abu Dhabi), pour devenir Air Serbia en 2013.

Cette dépendance économique peut se révéler dangereuse. Outre des questions géopolitiques où la Serbie semble être le terrain de jeux de l’Occident comme de l’Orient, elle interpelle aussi quant au respect des droits de l’Homme, et de la législation en vigueur. 

De fait, dans le cadre de BW, le gouvernement ferme les yeux sur les conditions de travail désastreuses sur le chantier. En effet, un représentant de BW déclarait à l’Equal Times à la suite du décès de deux ouvriers que « L’entreprise engage exclusivement des entrepreneurs réputés, qui respectent les normes les plus strictes en matière de santé et de sécurité, et tous les bâtiments sont soumis à des inspections régulières au cours des travaux de construction, et ce, conformément à la législation en vigueur. » Derrière cette langue de bois, un constat : des ouvriers turcs pour la plupart, peu qualifiés, sans papiers, exposés à tous les dangers sur un chantier qui serait mal sécurisé. De plus, les bas salaires pratiqués (environ 422 euros par mois) ont incité la main d’oeuvre la plus qualifiée à se rendre sur d’autres chantiers dans l’UE notamment. Les moins chanceux n’ont d’autre choix que de faire des heures supplémentaires, au risque de se mettre en danger. 

Le travail illégal ne fait pas de remous dans les hautes instances serbes, qui ont donné quartier libre à leur investisseur, et n’encourage pas l’emploi local, n’en déplaise aux défenseurs du projet. Ce qu’on nomme « les droits extra-territoriaux » d’Eagle Hills lui permettraient de bafouer les droits humains et les règles de sécurité les plus élémentaires en toute impunité, sans être inquiété par la justice serbe. C’est de cette façon que des ouvriers chutent de la plateforme du 22e étage d’une construction, ou que des parpaings, tuiles et autres débris tombent sur leur tête.

Eagle Hills promettait au départ une enveloppe de 3,5 milliards d’euros pour financer le nouveau joyau serbe. Or, il s’avère que la somme est finalement plus modique, environ 300 millions d’euros (investissement initial et prêts supplémentaires compris). Des ambitions revues à la baisse ? Il semblerait que le gouvernement ait eu les yeux plus gros que le ventre. Est-ce que ce projet pharaonique, si tant est qu’il soit achevé un jour aux vues de la situation actuelle et des retards successifs, aura les vertus escomptées ? Rien n’est moins sûr. 

L’Europe doit dorénavant endosser le rôle qu’elle prétend incarner 

Un pas en avant, trois pas en arrière : Vučić concède gracieusement à l’UE un certain nombre de progrès, qui lui permettent de glisser vers un autoritarisme à peine déguisé, et BW en est la façade grandiose. 

C’est à présent à l’Union européenne d’imposer ses principes, de soutenir non pas une élite, mais une population qui se sent abandonnée par les institutions dans lesquelles elles avaient eu foi à la fin des guerres des Balkans. Sortir le carnet de chèques est bien-évidemment une bonne chose pour accompagner la transition ô combien ardue de la Serbie. Mais cette responsabilité à demi-teinte ne sera jamais suffisante pour accompagner ces sociétés vers une démocratisation libérale et respectueuse des droits fondamentaux, vers la lutte contre la corruption et vers des conditions de vie plus égalitaires. Nous parlons bien d’accompagner ici les sociétés, et non pas de soutenir aveuglément leurs dirigeants. 

Les déclarations de principes ne sont plus suffisantes pour protéger des populations de plus en plus désabusées. Les organisations de la société civile des Balkans occidentaux ont d’ailleurs plaidé pour une accélération des négociations, et des réformes dans le sens de l’acquis communautaire (droits et libertés fondamentales, Etat de droit, justice).

Penser le Belgrade de demain et planifier sa modernisation n’avait rien de problématique en soi. Le réaménagement de cette zone était en réalité une aspiration qui datait de plusieurs décennies. Hélas, Belgrade Waterfront a rendu tout rêve collectif impossible : pas de débat, ni d’idées, ni d’aspiration commune, mais simplement une promesse de 3,5 milliards d’euros. Cette mégalomanie gouvernementale a exclu les citoyens dès le départ, puisque ceux-ci n’ont eu aucune visibilité sur les enjeux du projet. Un fantasme bling-bling, pour une élite déconnectée de sa population, à qui on a confisqué non seulement le droit à la parole, mais aussi une partie de son identité et de son espace, sans même que cela ne fasse ciller l’Europe. Il est à craindre que les belgradois ne soient pas au bout de leur peine ! Plus récemment Europa Nostra Serbie a présenté la forteresse Kalemegdan à Belgrade comme l’une des « 7 Merveilles de l’Europe en péril« , du fait d’un projet de téléphérique traversant la Sava pour rejoindre le parc Ušće.

Les propos de l’auteure sont personnels et ne peuvent en aucun cas engager la responsabilité juridique de l’association Euro Créative.

Sarah Clugnac-Pavlovic

Sarah Clugnac-Pavlovic poursuit actuellement le Master « Intégration et Gouvernance Européenne » à SciencesPo Bordeaux suite à son Master « Europe-Russie, Stratégies et Enjeux Globaux » du même établissement. D’origine serbe, les centres d’intérêts de Sarah portent sur les relations entre la Serbie et l’Union européenne et sur la politique d’élargissement de l’UE qu’elle a notamment pu appréhender avec un mémoire sur les perspectives d’intégration de la Serbie. Enfin Sarah s’intéresse également aux affaires internationales et aux questions de défense.  

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