Dans l’histoire politique de l’Albanie pluraliste (un pays des Balkans occidentaux négociant actuellement son entrée dans l’Union européenne et qui est déjà membre de l’OTAN), les résultats des élections législatives du 25 avril marquent un événement historique important : pour la première fois, un parti, le Parti socialiste (PS) de centre-gauche, a remporté les législatives pour la troisième fois consécutive. Edi Rama, Chef de file du PS depuis 2005 et Premier ministre depuis 2013, restera donc en poste pour quatre années supplémentaires. Les socialistes restent seuls au pouvoir, sans besoin d’alliance, en obtenant plus de 48% des voix et en conservant 74 sièges sur 140 au parlement monocaméral national (dont les membres se réuniront dans le nouveau format en septembre). Un « exploit » similaire à celui obtenu quatre ans plus tôt en 2017.
Il faut dire que cette victoire a été involontairement aidée par la stratégie autodestructrice des partis d’opposition, le Parti démocratique (PD) et le Mouvement socialiste pour l’intégration (LSI) en tête, qui boycottent ensemble le Parlement depuis février 2019 et se sont présentés séparément à ces élections.
Notons également qu’une mission de l’OSCE/ODIHR a observé l’ensemble du processus électoral et, après avoir déclaré dans ses conclusions préliminaires que « Les élections ont été généralement bien organisées par l’administration électorale.« , a ajouté : « La campagne a manqué de vigueur, et les messages se sont concentrés sur les principaux chefs de parti, plutôt que sur un véritable discours axé sur les problèmes. Les pratiques généralisées d’achat de voix sont restées un problème. La fuite de données personnelles sensibles, notamment les préférences politiques des citoyens, est très préoccupante et rend les électeurs vulnérables.« .
Edi Rama, un leader politique affirmé
Avant tout, il convient de commencer cet article avec une analyse autour de la personne même d’Edi Rama. Notamment à propos de son fort impact sur son parti et sur le pays. Cela permettra de comprendre certaines raisons de l’enracinement d’une majorité électorale socialiste. Dans les Années 80, Edi Rama était un artiste, puis il est devenu publiciste dans les Années 90 (l’époque de la transition albanaise du communisme à la démocratie). En 1998, à l’age de 34 ans, il a finalement rejoint le gouvernement socialiste de Fatos Nano en tant que Ministre de la culture. Il a ensuite été Maire de Tirana pendant 11 ans, une période de grands changements pour la capitale albanaise (2000-2011).
L’actuel Premier ministre est celui qui a dirigé un effort (payant) pour que le PS reste non seulement un parti électoral de masse, mais aussi pour développer sa présence numérique, notamment grâce à sa chaîne en ligne ERTV. Ayant montré qu’il était un décideur et un excellent homme d’action dès ses premiers pas en politique, alors toujours Maire de la capitale, il a remporté les élections de son parti en 2005, héritant ainsi du leader précédent, Nano, une entité bien organisée et présente sur l’ensemble du territoire. Cependant, son parti venait deux coups important: le schisme de la LSI et une sévère défaite – fortement influencée par le schisme – aux élections face au PD de Sali Berisha.
Au cours de ses premières années à la tête du PS, Rama a eu des relations difficiles avec la LSI et a dû affronter Berisha avec une stratégie de manifestations contre les irrégularités électorales et la corruption qui n’a cependant pas réussi à l’évincer du pouvoir. Ayant été un membre éminent de la société civile albanaise, Edi Rama a inclus beaucoup de ses membres dans le parti pour le renforcer. Avant les élections de 2013, le PS a convaincu la LSI d’abandonner son alliance avec le PD, signant un pacte permettant aux deux partis de gauche de l’emporter sur les démocrates. Par conséquent, les socialistes sont entrés au gouvernement pour la deuxième fois, après avoir été au pouvoir de 1997 à 2005.
Un bilan économique positif mis en avant à travers les projets d’infrastructures
Il y a aussi des raisons économiques pour expliquer le triomphe du PS aux élections du 25 avril. Les deux législatures dirigées par Rama (2013-2017 en tandem avec la LSI puis 2017-2021) ont vu l’économie nationale passer d’un état anémique (alors que l’augmentation du PIB était tirée par les constructions et les transferts de fonds des migrants, fortement impactés par les crises de la dette en Grèce et en Italie) à une croissance durable basée sur les services, permettant une diminution relative de la pauvreté. Parallèlement, le taux de chômage a diminué. Autre exemple concret, en 2018, le revenu par habitant a augmenté de 4,4 %. Les exportations agricoles se sont multipliées par rapport à la période d’avant 2013. En conclusion, l’augmentation de l’activité économique a évidemment concerné certains secteurs (industrie manufacturière, tourisme, agriculture, externalisation des processus d’affaires, grandes entreprises) plus que d’autres, mais a tout de même atteint l’ensemble du territoire national.
Il y a un an, la croissance s’est cependant arrêtée du fait à la fois d’un tremblement de terre dévastateur et de la pandémie de Covid-19 (une vaccination massive de la population est en cours pour y faire face). Ces deux phénomènes ont eu un fort impact sur les dépenses publiques, réorientées vers les aides d’urgence. Notons toutefois, qu’au début de 2021, les exportations ont recommencé à augmenter, donnant le signal d’un nouveau dynamisme. Cette année, la Banque mondiale prévoit d’ailleurs une croissance du PIB de 4,4 %.
La rénovation des centres urbains et municipaux a favorisé le tourisme et l’augmentation de leur valeur immobilière. Les carences du système électrique national, fortement sous-financé en 2013 en raison des dettes de certains clients, ont été traitées en obligeant les débiteurs à les payer, puis en finançant des travaux de restructuration technique du réseau électrique. Des améliorations du système d’approvisionnement en eau et des investissements stratégiques pour doter le pays de nouvelles infrastructures de transport maritime, aérien et routier sont prévus. L’aéroport international de Kukës a été inauguré le 18 avril dernier et les travaux visant à faire du port de Durres un hub touristique en Méditerranée devraient commencer cet été. Ces investissements et la promotion du tourisme par le biais de ces projets ont été utiles et ont constitué des thèmes clés de la campagne électorale socialiste.
Réformes institutionnelles, communication moderne et diplomatie active, d’autres atouts gagnants
Les gouvernements de Rama ont ainsi pu opérer dans ce cadre de croissance économique, qui est soigneusement surveillé par une opinion publique qui – grâce à une meilleure connaissance de la technologie et à l’augmentation du pluralisme des médias – devient plus sensible à la transparence et à la communication des gouvernants mais aussi aux questions de conservation du patrimoine naturel et culturel. De fait, les citoyens paraissent également plus enclins à protester comme nous l’avons vu ces derniers mois.
Le gouvernement a ainsi accordé une attention institutionnelle à ce besoin de transparence, dont les défaillances continues sont l’une des causes du phénomène généralisé de corruption en Albanie. Il y a ainsi eu le développement de la numérisation de nombreux services fournis par l’administration publique mais aussi la création de la plateforme en ligne e-Albania, en plus d’une autre plateforme où les citoyens peuvent révéler et demander des solutions concernant leurs problèmes avec le secteur public. Avec la réforme judiciaire – qui est en voie d’achèvement – cet aspect est un facteur décisif pour comprendre la forte popularité du gouvernement et du PS.
Le PS semble être actuellement le canal politique qui domine la communication moderne et numérique en Albanie, après avoir recruté des candidats pour les listes électorales par le biais d’une application en ligne et a revendiqué la participation politique des femmes en plaçant 13 d’entre elles à la tête des listes électorales socialistes dans les 12 districts albanais. Plus d’un tiers des 74 députés élus par le PS sont des femmes. Lors des élections du 25 avril, il y a eu une augmentation des votes pour le PS par rapport aux élections de 2017 et le parti vise à avoir 850 000 électeurs nationaux lors des prochaines.
Enfin, il convient de mentionner les bénéfices tirés par Rama – diplomatiquement éclectique et capable de dialoguer sur la scène internationale à la fois avec les dirigeants de l’UE et ceux de la Turquie – sur le plan international. Il est ainsi en mesure de placer régulièrement l’Albanie au centre des projets de coopération régionale, dans un dialogue égal avec un ancien antagoniste historique, la Serbie, mais aussi avec les autres pays voisins qui n’ont pas encore rejoint l’UE.
Au sein de l’UE, les relations avec la Grèce sont quant à elles influencées par des questions bilatérales non résolues (telles que la définition des frontières maritimes) mais conservent une linéarité positive, grâce à un dialogue permanent. Les relations sont également positives avec l’Italie, premier partenaire commercial du pays, et vivement en faveur d’une adhésion de l’Albanie à l’UE. Enfin, l’Allemagne, pays considéré comme le plus important de l’UE, a maintenu vivante la perspective européenne pour les pays des Balkans occidentaux tout au long de la dernière décennie en catalysant leurs interactions dans le cadre du Processus de Berlin tandis qu’elle accroît également les échanges économiques et culturels avec l’Albanie.
Une opposition sur les roses
La crédibilité accrue du PS a été facilitée par la crise chronique des partis d’opposition. Sous la direction de Basha (PD) et de Kryemadhi (LSI), ils n’ont pas été en mesure de développer des stratégies et des programmes électoraux efficaces contre Rama. Ils ont ainsi fait campagnes à travers des slogans génériques mais attendus, contre la corruption et des promesses d’expansion fiscale, de « flat tax » et d’intégration rapide dans l’UE.
Le 25 avril, l’augmentation des votes pour le PD (meilleur résultat électoral sous la direction de Basha : près de 40% du vote national) a compensé la diminution des votes pour la LSI. Le système politique albanais pourrait donc redevenir bipartisan, comme il l’était avant le développement de la LSI. Il est certain que le résultat de ces élections clarifie à nouveau qui est le parti principal. Au pouvoir tout comme au sein de l’opposition.
La forte personnalité du Premier ministre, l’organisation généralisée des partis sur le territoire avec une augmentation progressive de la technologie numérique, une plus grande transparence administrative, une économie nationale dynamique, la méfiance à l’égard d’une opposition anémique, la curiosité de pour les projets d’infrastructure ambitieux, la prise en charge des urgences, une diplomatie active : voilà quelques-unes des principales raisons pour lesquelles les électeurs albanais ont une nouvelle fois fait confiance au Parti socialiste.
Gjergji Kajana
Gjergji Kajana est un journaliste indépendant albanais. Il écrit pour divers journaux albanais et étrangers en langue anglaise et italienne.
Directeur général d’Euro Créative, analyste Défense/Sécurité