Prise en compte des intérêts dans la quête du leadership de l’UE
Cet article a été écrit par Radu Albu-Comănescu et publié initialement en anglais sur le site Visegrád Insight.
Février 1813. En parcourant sa correspondance diplomatique, les yeux bleus du Duc de Bassano, Ministre des Affaires Étrangères de Napoléon, tombent sur cette phrase perspicace : « En un mot, ce prince sera tout ce que les circonstances exigeront ». Ces mots concernaient le souverain récemment élu d’une Principauté danubienne ; mais, les lisant deux siècles plus tard, c’est bien le dirigeant actuel de la patrie du duc qui pourrait être associé à cette description.
Compte tenu des circonstances, le Président Emmanuel Macron a essayé d’adapter la contribution de la France au projet d’intégration européenne, et il y a quelque chose de dramatique dans ses efforts pour promouvoir « l’Europe puissance ». La France essaie de convaincre les autres, réticents, et une partie d’elle-même, des avantages d’une architecture renouvelée.
Cependant, des analystes perspicaces auront remarqué que le discours de Prague – tenu par le Ministre français des Affaires Étrangères en décembre 2019, signalant aux pays d’Europe centrale et orientale que la France était ouverte au dialogue sur le projet conçu par le discours de Macron à la Sorbonne – n’a suscité aucun débat. En effet, il n’y a eu aucun écho, aucune réponse officielle ou publique. L’appel n’a pas séduit.
Les pommes de la discorde
Il serait inutile de faire l’inventaire des affrontements répétés entre l’Élysée et l’Europe centrale, qu’ils soient anciens ou récents ; mais il est nécessaire de souligner ce qui, dans les propositions et la conduite de la France, a été si mal compris et pourquoi. Le cœur du litige porte moins sur la souveraineté européenne que sur la façon dont Paris a commencé à y travailler, en déclenchant d’anciens dysfonctionnements, bien ancrés dans une relation qui n’a jamais vraiment été construite : celle de la France avec onze nations d’Europe centrale et orientale.
Le moment du discours de Le Drian était mal choisi, quelques semaines seulement après les commentaires d’Emmanuel Macron sur “la mort cérébrale” de l’OTAN. S’ajoutant à l’attitude progressivement russophile de l’Élysée depuis 2018, un tel discours avait peu de chances de plaire, car la France s’engageait dans une direction incompatible avec les intérêts du Flanc Est de l’OTAN. Le commentaire de Macron reflétait une réalité perçue principalement par la France, mais pas nécessairement partagée par les pays de l’autre côté de l’Europe, qui travaillent étroitement avec les États-Unis d’Amérique sur des bases bilatérales.
Vu de Paris, les approches bilatérales confirment en soit la justesse des commentaires d’Emmanuel Macron : si la coopération militaire (le corps de l’OTAN) est bonne, la direction politique (le cerveau de l’OTAN) s’avère inefficace, comme l’avaient démontré les commentaires du président américain Trump et les positions antérieures de Barack Obama. La mise en question de la direction de l’OTAN était objectivement légitime ; mais le problème est que le commentaire venait – une fois de plus – de Paris. Le bien connu malaise de la France face à une OTAN dominée par les États-Unis remonte à plusieurs décennies, image aggravée par le dialogue engagé avec la Russie pour une « architecture de confiance et de sécurité ».
Cette combinaison a alimenté les réticences sur le flanc Est, justifiant un accueil froid des desseins européens de la France et montrant que malgré sa réintégration dans le commandement militaire de l’organisation depuis 2009, Paris n’a pas acquis un degré de confiance suffisant en Europe centrale. Quelques faits l’expliquent, à commencer par le minimum de coopération militaire entre la France et la région (et qui ne s’explique pas par la distance, si l’on tient compte de la présence américaine).
Deuxièmement, la France est connue pour valoriser avec un certain aplomb sa souveraineté et son indépendance, les intérêts nationaux étant prioritisés d’une manière qui inclut l’écartement des alliances (lorsque cela est jugé nécessaire), l’abandon des projets, le changement des positions officielles, la surévaluation des moyens ou la prise d’initiative sans consultation préalable des partenaires européens. En illustre son passé récent, la France est également connue pour manifester son irritation lorsque d’autres membres de l’UE – notamment d’Europe centrale et orientale – font usage du même droit d’exprimer leurs options souveraines dans des questions de politique étrangère. Les critiques n’hésitent pas à mettre en évidence l’attitude « deux poids, deux mesures », fondamentalement détestée et qui rappelle les décennies d’avant 1989, marquées par la pression soviétique.
L’approche généreuse de la France à l’égard de la Russie – avec des compliments somptueux et une indulgence étonnante – a intégré le récit politique du Kremlin à un point tel que le discernement et la pertinence de l’Élysée ont été mis en question. Dans les discours prononcés en Pologne, en Lituanie et en Lettonie, les phrases généreuses ont insisté sur la réconciliation franco-balte, mais la question russe était centrale et est restée finalement sans réponse satisfaisante. Mettre le Kremlin au premier plan, en contradiction avec les partenaires orientaux de l’OTAN, était le meilleur moyen de se mettre à dos les centre et est-européens. Que l’on se rassure, ces derniers ne demandent pas à Paris de cesser le dialogue, mais refusent de le qualifier d' »européen » tant que leurs pays – voisins effectifs de la Russie et de l’ancien espace soviétique, avec les plus grands enjeux de sécurité – ne sont pas inclus dans l’initiative française. En outre, la formule de Macron « quand la France agit, l’Europe agit » doit être considérée comme abusive et confiscatoire – à moins que le même principe ne puisse être appliqué à d’autres pays. L’exclusion et le mépris des réalités géographiques ont suffi à démontrer que Paris n’envisage pas d’inclure dans ses plans les intérêts de l’Est européen.
Un partenariat de confiance ne peut pas être construit sur une telle attitude ; si le dialogue intracommunautaire faillit, comment peut-on confier à la France des questions plus sensibles, telles des responsabilités liées à la sécurité de l’Est de l’Europe ? En cas de conflit, jusqu’où la France irait-elle pour accommoder les intérêts de la Russie ? Paris a offert au Kremlin un sentiment d’importance qui a aidé Poutine dans la projection globale de la puissance russe. Bien que Macron ait dilué l’initiative (sans y mettre officiellement fin), le Centre-Est se souvient du penchant immédiat de la France pour un partenariat avec la Russie, du mépris du flanc oriental de l’OTAN et de l’attente que les autres réduisent leurs intérêts souverains d’une manière compatible avec les desseins de la France.
Leadership incontesté à l’Ouest, un arrière-pays obéissant
Pour approfondir la question, un petit « quelque chose » mal défini affecte globalement la perception politique de la France sur les droits de l’ancienne Europe communiste à des choix souverains. Lorsque l’élargissement de l’OTAN est présenté comme « injuste » pour la Russie, on attaque, en réalité, l’option souveraine que ces pays ont prise de rejoindre l’alliance militaire la plus puissante du monde, pour des raisons légitimes de sécurité et avec un sentiment d’appartenance civilisationnelle.
Si la remarque de Jacques Chirac en 2003 est encore présente dans les mémoires et citée, c’est moins parce que c’était la sienne, mais parce qu’elle reprenait en sept mots la vision que le France avait de l’Europe : un leadership incontesté en Occident, français, et un arrière-pays qui devait montrer obéissance.
L’apaisement avec la Russie comportait des ingrédients moins avoués : lors d’une audition parlementaire en novembre 2019, il a été suggéré que la France reprenne la direction du Partenariat Oriental parce la Pologne, la Suède et les États baltes lui avait donné « une image particulièrement anti-russe« . Même en tant que projet, ceci démontre jusqu’où les milieux politiques français seraient prêts à aller pour réconforter le Kremlin — contre des intérêts des autres membres de l’UE.
Paris n’a pas réagi à la préférence du Flanc Est pour une approche commune de l’UE sur la Russie, qui légitimerait politiquement l’initiative française comme initiative européenne et apporterait en fait une valeur ajoutée à l’offre de Macron. L’approbation de l’Est aurait donné plus de poids à Paris dans le dialogue avec Moscou. L’Élysée n’a pas compris cette logique, et n’a pas compris le corollaire : tout dialogue bilatéral avec la Russie « au nom de l’Europe », sans discussions préalables avec les pays qui ont un intérêt immédiat et très élevé dans les relations UE-OTAN-Russie, déclenchera un rapprochement encore plus étroit entre les pays riverains de la Baltique et de la Mer Noire avec Washington. La relation de cette région avec la Russie comporte de nombreuses lignes rouges qui ne sont ni imaginaires, ni négociables ; toute tentative d’un tiers de diminuer leur importance conduit à la fracture et à la division.
Plus récemment, Hubert Védrine (éminence grise de l’Élysée) a présenté la déclaration controversée de Macron sur l’OTAN de novembre 2019 comme une agression constructive, et les 138 propositions pour le renouvellement de l’OTAN comme un « bon compromis« . Védrine admet que l’autonomie stratégique est encore “un chiffon rouge”, mais est satisfait de voir que les alliés européens sont plus disposés à considérer la défense commune de l’UE comme un moyen de renforcer l’OTAN. À l’Est de Szczecin, de tels commentaires sont considérés comme trompeurs ; Paris a imaginé que la France serait capable de provoquer une réaction en chaîne et de déterminer un groupe de pays à rejoindre sa dynamique pro-russe. Cette optique Ouest-Est en opposition ne donne pas à Paris les moyens d’influencer le débat sur l’autonomie stratégique, qui, en soi, a été pourtant déclaré satisfaisant par la partie française.
Hélas, ce n’est pas une formule qui aide ; car la défense du Flanc oriental est une question d’urgence, non pas un projet virtuel tournant autour de conversations lointaines. La non-inclusion du Centre-Est européen dans les stratégies françaises a également été soulignée dans une tribune de 2020 par Clément Beaune, Secrétaire d’État aux Affaires Européennes. Ses propos rejoignent ceux de Chirac, démontrant que la Présidence française ne se préoccupe pas de formules institutionnelles consacrées, ni de consensus, ni des partenariats :
« Toute coopération européenne n’a pas vocation à engendrer son propre traité, ses propres institutions ; tout projet européen ne doit pas attendre l’acceptation de chacun (…) ceux qui avancent entraîneront ceux qui attendent. Les institutions doivent alléger et faciliter, plutôt que vouloir incarner en tout point, par elles-mêmes, le projet européen. Une seule avant-garde, au fond, demeure nécessaire et doit assumer ses responsabilités : c’est, toujours, le socle franco-allemand. »
Clément Beaune, « L’Europe après la Covid »
Ce qui semble justifié par la nécessité d’améliorer l’efficacité de la prise de décisions multipliera les tendances centrifuges et la désunion. Cette « politique de golf-club » est en effet l’occasion de créer des alliances souples pour poursuivre des intérêts communs par des accords de coopération, les non-participants ne pouvant pas partager les bénéfices tant qu’ils restent à l’écart. Mais cela signifie aussi que tout membre de l’UE peut poser les bases d’un tel club, autour d’un projet, ce qui entre immédiatement en conflit avec le discours français sur la solidarité européenne.
Il n’est pas étonnant qu’en juillet 2020, la France ait acquis la réputation politique la plus négative de l’UE, avec un taux de rejet allant de huit pour cent en Allemagne à un léger 11 pour cent en Roumanie et jusqu’à 33 pour cent en République tchèque ou 37 pour cent en Pologne. Les politiques européennes de la France se rapprochent de plus en plus de l’étiquette d' »adversité systémique » avec le flanc oriental – une formule que Paris pourrait ne pas aimer mais qu’il devra garder à l’esprit. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Divisions culturelles et perceptions erronées
De réconfortantes légendes circulant dans les milieux politiques français racontent que l’Europe centrale est trop pro-américaine pour être vraiment dévouée à l’Europe. Outre l’erreur d’un tel propos – l’idée d’appartenance européenne ayant nourri l’opposition anticommuniste et la reconstruction identitaire après 1989 – cette fiction ad usum Delphini justifie le comportement de l’Élysée. C’est l’absentéisme de la France depuis le milieu des années 1990 qui a favorisé la présence américaine et allemande de telle sorte que la collaboration avec Washington est venu avec une affinité culturelle importante.
En plus des différences organiques entre l’Est et l’Ouest, générées par la géographie et l’histoire complexe du continent, l’Europe centrale a été “terraformée” par la présence américaine dans les années 1990 et 2000. Le mot est exact. Plus la région recevait l’attention croissante de Washington, plus les élites se sont formées à l’ombre des pratiques d’Etat anglo-américaines, de leurs points de vue sur l’économie et la société civile. Plus important encore, l’Europe centrale s’est habituée à être considérée comme un partenaire – l’administration américaine traite ces pays comme tels -, à ce que sa parole soit équitablement écoutée ou consultée. Ils sont habitués à voir les États-Unis contribuer par des efforts conjoints, à coopérer lorsque la situation l’exige, à trouver des solutions, à définir mutuellement leurs intérêts, à les intégrer dans une position commune ou à accepter d’être en désaccord avec une objectivité qui exclut la rancune mais n’exclut en aucun cas une coopération future.
En pleine transformation après 1989, devant s’adapter, les pays d’Europe centrale ont accueilli favorablement la flexibilité et l’approche constructive des États-Unis, l’optique de Washington visant la création de partenariats dans la région, suffisamment solides pour favoriser des alliances durables. Les États-Unis ont agi d’une manière inclusive, générant un sentiment de camaraderie (par une mutualisation des intérêts gagnant-gagnant), et sont devenus proactifs dans la région. Plein contraste avec la ligne d’action de la France : exclusion, éloignement et non-participation, peu compréhensible si on compare les Années 90 à l’activisme de la France dans les Années 1920-1930. Cela accroît de façon exponentielle les exigences de l’Europe centrale alors que l’Élysée conseille avec ferveur une diminution de la connexion transatlantique, surtout parce que la contre-offre se réduit à des projets spéculatifs et sans moyens.
Contrairement à l’Europe occidentale après 1945, le Centre-Est est (à nouveau) en reconstruction : c’est la quatrième fois en 100 ans que la région doit reconstruire l’État, l’économie et la société, définir des valeurs publiques opérationnelles et se concentrer sur les moyens de parvenir à une bonne gouvernance. Cet effort de titan est plus que suffisant pour épuiser la patience de quatre générations – mais démontre également une capacité de résistance qui dépasse la (mauvaise) volonté de réforme de certaines sociétés occidentales.
Face à la diversité ethnique et confessionnelle, l’Europe centrale multinationale et multiculturelle post-1989 – succédant à quatre empires qui s’étendaient de l’Adriatique à la Baltique et à la mer Noire – s’est développée sur les lignes des modèles sociaux et économiques inspirés des débats et des interprétations des libéraux anglo-saxons.
La Gauche, toujours active dans l’éventail politique français, n’a elle pas survécu à 1989 : les valeurs qui animent la sphère publique française et qui ont façonné sa société pendant des décennies, sont donc perçues avec scepticisme. Hayek, Nozik, Dworkin, Berlin, Ackerman, Walzer, Kymlicka, Galston ont eu un impact considérable dans une région où Havel, Wałęsa ou Raţiu étaient déjà les promoteurs de la société ouverte, démocratique, tolérante et libérale. Je pose une question en toute impartialité : et si le moment illibéral d’aujourd’hui représentait la propre tentative de l’Europe Centrale de définir les valeurs libérales quelque part entre l’autoritarisme passé et le libertinage désorientant ?
L’Europe centrale a grandi dans un contexte de libéralisme économique qui, certes, a besoin de modération, mais par Ordnung, et non par l’étatisme, trop semblable à la planification communiste. Guizot, Tocqueville, Bastiat, Say, Louis-Philippe et Napoléon III sont plus proches de l’esprit contemporain de l’Europe centrale. À vrai dire, la France qui nous a inspiré était une France libérale, la France des innovations audacieuses triomphant avec ses grandes traditions, une France universaliste et ambitieuse.
L’exclusion des acteurs clés d’Europe centrale et orientale
Il serait trop long d’examiner les raisons pour lesquelles la France a progressivement perdu ses positions en Europe centrale et orientale, même si, dans un premier temps, Paris a mené des actions de soutien, telles que le projet de Confédération européenne de 1989-1991, le financement PHARE, la création de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, la création du Triangle de Weimar en 1991 ou encore la mise en place du Pacte de stabilité de mai 1994. Deux décennies plus tard, et surtout après 2002-2003 et l’élargissement de 2004, il est pourtant devenu clair que la classe politique française agit sur des conceptions qui accordent peu de valeur au Centre, à l’Est et au Sud-Est de l’Europe.
Jacques Chirac (Gaulliste, tout comme son entourage) était à cet égard le cultivateur d’une sévérité (pour ne pas dire plus) qui devait soutenir la grandeur et le leadership français. La vision hiérarchique que l’Élysée avait du système international s’est exprimée de manière tutélaire, trop proche de la suffisance, de l’excès de confiance et de l’autosatisfaction. Si l’on dit que les quatre années de Présidence de Donald Trump ont changé la nature de la relation transatlantique, on peut imaginer l’impact laissé par la relation entre l’Europe centrale et la France après douze années de Présidence Chirac, complétées par un Nicolas Sarkozy naviguant commodément dans les mêmes eaux après 2010, et avec un Emmanuel Macron ressortant la carte du gaullisme (voire d’un prétendu Gaullo-Mitterrandisme) pour se donner des ailes.
En termes d’idées reçues, le pire de tout a été de considérer le désordre économique et le retard social de l’Europe de l’Est dans les années 1990, après des décennies de régime totalitaire imposé, comme consubstantiels à son « orientalité », au lieu de le comprendre comme un drame infligé par des circonstances politiques et militaires spécifiques. L’erreur a été majeure : non seulement elle négligeait la volonté de ces nations de se reconstruire, mais elle ignorait aussi l’expérience très riche accumulée par leurs sociétés civiles avant 1989, à travers un esprit critique vif et à travers la résistance, ingrédients fertiles pour la relance et l’action après la chute du Communisme.
Contrairement à Washington, Paris a persisté dans des schémas non-inclusifs, destinés à souligner que l’ancienne Europe communiste était un « membre junior », peu capable de contribuer au projet européen. Ce faisant, la France s’est exclue elle-même de la possibilité d’être un partenaire de la renaissance de l’Europe centrale et orientale et de pouvoir laisser une empreinte sur la reconstruction sociale, économique, culturelle et politique de nations qui n’avaient pas besoin de l’approbation de la France pour refaire surface en tant qu’acteurs régionaux.
Plutôt que d’initier une “chaîne de bonne volonté” qui permette de construire la confiance, la France a pris la direction opposée. À la fin des années 1990 et dans les années 2000, des mythologies politiques ont été construites avec ténacité autour des nations d’Europe centrale à des fins électorales, soulignant alternativement le dumping social qu’elles allaient infliger à la main-d’œuvre française (la Gauche), le pro-américanisme agaçant de la Nouvelle Europe (la Droite) ou l’invasion migratoire prévisible mettant la pression sur le bien-être et l’identité de la France (les deux courants l’ont défendu).
Cela s’est aussi accompagné d’un rejet culturel de nations d’ailleurs historiquement francophiles et la création de stéréotypes négatifs durables dans les médias français – en vigueur jusqu’à ce jour. La France est devenue un challenger, limitée dans sa volonté de constituer une source d’apport positif. En conséquence, pendant plus d’une décennie, la capacité d’éviter de nouvelles tensions et des frictions a été considérée comme une preuve des « bonnes relations » avec la France ; la construction d’une relation profonde demeurait très improbable, malgré les partenariats stratégiques signés avec la Roumanie, la Hongrie, la Pologne et la Slovaquie en 2008.
Le rôle de médiateur de l’Allemagne a maximisé la présence du Berlin, lui conférant une crédibilité inégalable avant 2015, doublée par la présence puissante et toujours croissante de l’économie allemande. Les analystes et les experts français pourraient mieux expliquer que moi pourquoi les élites politiques françaises ont préféré rétrograder onze nations d’Europe à des rangs marginaux. Même s’il est trop tard pour que ces explications puissent être utiles. Cette rétrogradation était visible et ressentie avec un degré de mécontentement proportionnel. Elle a affecté l’image de la France aux yeux des opinions publiques d’Europe centrale, l’associant – avec autant de malveillance – à la décomposition sociale, culturelle et économique, à la décadence et à la faiblesse structurelle ; en d’autres termes, à un pays dont l’avenir est compromis et dont le message peut être négligé.
Après plus de 20 ans, les Français et les Européens du Centre-Est ont fini par se voir principalement à travers le prisme de carences mutuelles, de ce qui constitue un déficit, au lieu de ce qu’ils partagent ou de la façon dont ils se complètent. Une attitude plus rationnelle correspondrait au sage dicton « le diable n’est pas toujours aussi noir qu’on le peint ».
Et maintenant ?
Ce qui a été défait en trois décennies ne peut être immédiatement rapiécé. Il y a encore beaucoup à faire du côté français pour déconstruire les clichés, les stéréotypes auto-consolants et les élans d’animosité. Cela marquerait également le début d’un nouvel état d’esprit qui, espérons-le, serait suffisamment convaincant aux yeux des collègues réticents de la France. Cependant, ce n’est pas une tâche facile et la France devra travailler plusieurs années afin de se réinsérer fermement dans les réseaux politiques, économiques et sociétaux de l’Europe centrale, dominés par les États-Unis et l’Allemagne. La France devra également cultiver une nouvelle génération de diplomates, avec une ouverture, une préparation et une conscience vive de l’émergence de cette région et de ses intérêts.
On pourrait dire qu’il est trop tôt pour voir le Centre-Est capable de devenir un contributeur proactif à l’intégration européenne – mais là n’est pas la question, et on retomberait facilement dans le piège des faux négatifs. Ce que Paris doit rationnellement comprendre, c’est que leur situation géographique, leur position stratégique dans l’Est tectonique de l’Europe, offre à ces pays un impact incontestable sur l’évolution de l’Union européenne. (Le processus même de l’élargissement euro-atlantique a été déterminé par cette réalité implacable, dont la France a refusé d’assumer pleinement les dimensions).
Pivots géopolitiques, ces pays – notamment la Pologne, les États baltes et la Roumanie – constituent des acteurs géostratégiques non seulement émergents mais incontournables, car ils se révèlent capables, à des degrés non-négligeables, d’influencer et de façonner leur environnement. Leur pouvoir est donc moins lié à la puissance économique qu’à la géographie, fortement imbriqué dans les mémoires historiques et les représentations géopolitiques. Leurs États sont peut-être « nouveaux », mais les nations sont anciennes et riches d’expérience, partagent des intérêts mutuels et sont capables de créer des ensembles régionaux tels que le 17+1, le Groupe « Bucarest 9 » ou l’Initiative des Trois Mers.
L’Europe centrale et les pays du Flanc oriental ont rejoint les structures européennes de défense et de sécurité afin d’éviter leur marginalisation, mais n’envisageront pas de s’appuyer sur celles-ci tant que le couple Paris-Berlin n’aura pas établi des cadres crédibles et fonctionnels. Les régions de la mer Baltique et de la mer Noire sont conscientes que l’UE a perdu 20 % de son poids militaire avec Brexit ; les marges d’autonomie stratégique sont donc très modestes. Ils ne rejettent pas l’idée d’une Europe puissante et capable, mais rejettent (1) le découplage de l’OTAN (perçu comme une tentation française constante, aggravée par la tentation russe) ; (2) les propositions vagues de l’Élysée sans définition, sans approche organisée, sans calendrier ; (3) toute conception institutionnelle de la défense européenne qui crée un conflit de prérogatives avec celles existantes, dilue ou duplique celles de l’UE.
Donner du contenu au leadership et à la grandeur de la France
Le concept d’invitation initié par l’Initiative d’Intervention Européenne (IIE) menée par la France est précisément le type de projet qui, malgré toutes les affirmations, nuit à la promotion d’une culture stratégique européenne : non seulement il est centré sur les intérêts français, mais, au nom de la rapidité de la prise de décision, il exclut des acteurs clés d’Europe centrale et du flanc oriental. C’est peut-être le concept de défense européenne le plus intelligent lancé à ce jour – car le plus souple – mais malavisé : un IIE plus intégrateur, préservant souplesse et ouverture, pourrait être un instrument plus habile conduisant progressivement à une coopération structurée permanente plus efficace au sein de la politique de sécurité et de défense de l’UE.
Le souhait de la France de pousser plus loin l’intégration est raisonnable ; cependant, les « coalitions de volontaires », considérées comme la panacée pour accélérer la prise de décision, ne suffisent pas à faire avancer les choses. La formule elle-même est inappropriée : il y a des volontaires qui ont été exclus et d’autres qui ont moins de moyens – un cas pour lequel la « volonté » devrait être utilisée de manière plus intelligente en développant des instruments d’inclusion proportionnés et complémentaires. L’Élysée n’a pas pris le temps d’examiner cette option beaucoup plus valable. Cela explique aussi pourquoi « acheter européen » n’est pas une priorité.
D’autre part, relier les progrès de la défense commune européenne à « l’achat de produits français » est doublement peu constructif : la sécurité ne peut se réduire aux « marchandises de combat », quelle que soit la frustration qu’elle provoque à Paris. En outre, il est difficile de les vendre à des clients que la France a ignorés pendant des décennies.
L’Europe centrale et orientale a des raisons de se lever et de défendre son influence, et si elle n’accumule pas la puissance du duopole franco-allemand, elle dispose d’un pouvoir d’obstruction critique qui peut éroder et entraver les plans franco-allemands, contrariant ainsi leur succès.
Voici quelques recommandations de coopération compatibles avec les intérêts de la région :
- Capitaliser sur les institutions et structures existantes telles que Weimar ; amplifier Weimar avec un format ‘Weimar Plus’ incluant les États baltes, la Suède et la Roumanie (la Pologne, la Suède et la Roumanie sont stratégiquement liées par des consultations trilatérales) ;
- Se rapprocher du Groupe « Bucarest 9 » et de l’Initiative des Trois Mers (même si le Royaume-Uni pourrait le faire en premier car, si la France garde les options fermées, l’Europe centrale les garde ouvertes : travailler avec Londres est intéressant, notamment parce que Royaume-Uni recherche une présence internationale, se consacre aux questions de sécurité et est souple dans son approche) ;
- Multiplier les réunions en format bilatéral ou régional ; la Quadrilatérale avec les Etats baltes en est un exemple (cependant, le dialogue stratégique avec la Roumanie était en sommeil depuis la présidence Hollande et c’est la Roumanie, et non la France, qui a pris l’initiative de demander de nouvelles réunions 2+2) ;
- Devenir proactif dans la défense de la région, à la fois via l’OTAN et sur une base bilatérale ou trilatérale (que ce soit aux côtés des États-Unis dans leur présence tournante, des Allemands ou avec le soutien financier de l’Allemagne) ; une implantation militaire française ou franco-allemande dans la Mer Noire offrira un avantage dans les relations avec la Russie et la Turquie. (Les perspectives d’une coopération franco-américaine accrue et plus étroite semblant réalistes, la présence américaine pourrait servir de passerelle pour améliorer la coordination et le travail d’équipe entre la France, l’Allemagne et le flanc oriental. Au moins pour le début, les États-Unis seront probablement le médiateur accepté entre les deux parties de l’Europe).
- Déployer la diplomatie culturelle et publique de la manière la plus séduisante possible ; mettre en contact les sociétés civiles et les secteurs privés, qui sont des éléments fiables de la croissance et de l’innovation ; établir des liens avec les personnes d’influence et construire des réseaux de médiateurs ; créer des antennes régionales d’écoles de commerce, de fondations et de groupes de réflexion français ; contribuer à la mise en réseau autour de vecteurs et de politiques d’intérêt commun. La haute culture est le domaine dans lequel la France conserve une appréciation incontestable.
- Agir comme un partenaire authentique, avec un apport constant et constructif fondé sur une présence politique et culturelle.
Si la France souhaite devenir le leader politique, diplomatique et militaire de l’UE, il n’y a pas d’autre choix: nous devons travailler ensemble. (Lorsque la tâche consiste à atteindre un objectif commun, les deux parties n’ont même pas besoin de se plaire – la confiance fonctionnelle peut être obtenue par la reconnaissance mutuelle et une approche équitable). Paris a la possibilité de faire preuve d’un véritable raisonnement européen, contribuant à un système régional qui implique la coopération entre une masse critique de nations européennes.
C’est la seule possibilité d’incarner un leadership constant au sein de l’UE et de transformer Paris en centre d’autorité européenne : intégrer un maximum d’intérêts, agir au nom de la convergence, former des coalitions maximales en utilisant des vecteurs divers d’influence et de stimulation. Cela exige un dialogue constant et un engagement très crédible. Ce ne sera pas facile, mais ce sera immensément gratifiant. Et c’est à prendre ou à laisser…
Cet article fait partie du projet #DemocraCE.
Radu Albu-Comănescu
Radu Albu-Comănescu a obtenu un diplôme d’études européennes en France et en Roumanie et a collaboré à divers projets avec le Mouvement européen, Forbes Roumanie, Bloomberg LP et le magazine Foreign Policy Romania. Fellow à VisegradInsight et membre du conseil consultatif du Rațiu Forum (LSE), il est Chargé de cours en intégration européenne à l’Université « Babeş-Bolyai » de Cluj-Napoca, en Roumanie. Ses recherches portent sur la construction européenne, la construction de l’État, les relations internationales et la diplomatie culturelle.
Directeur général d’Euro Créative, analyste Défense/Sécurité