Aller au contenu

Décembre 1970 en Pologne: une mémoire fugitive

Cet article est issu du sixième numéro du magazine bi-mensuel ‘New Eastern Europe’ Nommé « Understanding values in uncertain times » (Comprendre les systèmes de valeurs en des temps incertains), ce numéro s’attarde sur les choses qui nous lient et sur celles qui nous divisent ; et cela peut être fait en analysant sur quel système reposent nos valeurs. Nous le savons, en tant que société ou communauté, nous avons des valeurs communes qui peuvent changer avec le temps en raison d’événements ou de nouvelles expériences. D’autres articles, des entrevues ainsi que des revues littéraires viennent aussi s’ajouter à plus de 200 pages de contenu riche et varié. 

>>>>>> Pour commander ce numéro, c’est ici

>>>>>> Pour s’abonner, par 
.

Cet article a été écrit par Piotr Leszczyński, Éditeur et Rédacteur en chef de « Przegląd Polityczny » (Revue politique), basée à Gdańsk. La traduction du Polonais vers l’Anglais a été réalisée Justyna Chada. Celle de l’Anglais vers le Français par Euro Créative.

En décembre 1970, de violentes émeutes ont éclaté dans les villes polonaises de Szczecin et de Gdynia, tandis qu’à Gdańsk, des grévistes ont encerclé le siège du Parti Ouvrier Uni polonais. Des affrontements avec la milice ont eu lieu et le Comité Central du Parti Communiste a décidé de réprimer brutalement la rébellion. Ces évènements sont devenus un mythe fondateur important pour la lutte contre les autorités communistes. Cinquante ans plus tard, comment se souvient-on de ces évènements?

En décembre 1970, 14 ans s’étaient déjà écoulés depuis que Wiesław Gomułka était devenu le Premier Secrétaire du Parti Communiste de la République populaire de Pologne. À cette époque, tant le dégel de 1956, qui avait permis à Gomułka de revenir au pouvoir, que l’espoir des réformes qu’il avait promises (la soi-disant voie polonaise vers le socialisme) étaient déjà un souvenir qui paraissait bien lointain. Ce n’était d’ailleurs pas le bon moment pour une nostalgie du passé. À l’approche de Noël, tout le monde était occupé à stocker des marchandises difficiles à trouver à cette époque.

Des troubles violents

Ignorant la détérioration de l’humeur de la société polonaise, les autorités décidèrent d’augmenter les prix des denrées alimentaires, qui, dans un État communiste, étaient réglementés. Les Polonais avaient craint ces augmentations, en particulier au sujet du prix de la viande. Lorsque le prix du pain augmenta, les commentaires ironiques allaient bon train; « les locomotives sont toujours moins chères ».

Ces « réglementations des prix » brutales – comme les communistes les appelaient – ainsi que leur calendrier de leur application, peu avant Noël, conduisit à une explosion d’un mécontentement public de plus en plus affirmé. Cette situation était le résultat évident de la baisse du niveau de vie sous le règne de Gomułka. Une fois la mauvaise nouvelle communiquée au public à travers les médias officiels, des troubles ont commencé à se développer dans le nord de la Pologne. Cette région, située le long de la côte de la mer Baltique, abritait de nombreuses entreprises d’État, dont les énormes chantiers navals où les travailleurs commencèrent à introduire des pauses temporaires sur leur lieu de travail. Les travailleurs mirent également en place des comités de grève afin d’entamer des discussions avec les autorités. Il est aujourd’hui clair qu’ils étaient alors animés par la conviction que le dialogue aboutirait soit à une suspension des augmentations de prix prévues, soit à une augmentation de la rémunération des travailleurs. Mais du côté des autorités communistes, il n’y avait aucune volonté de parler ou de céder quoique ce soit.

En conséquence, de violentes émeutes ont éclaté dans les villes de Szczecin et de Gdynia, tandis qu’à Gdańsk, des grévistes ont encerclé le siège du Comité provincial du Parti ouvrier uni polonais. Des affrontements avec la milice se produisirent alors, le bâtiment fut incendié et les rues devinrent le théâtre de violents combats. Les autorités communistes, toujours dirigées par Gomułka, qualifièrent les manifestations de révolte antisocialiste et le Comité Central du Parti Communiste décida de réprimer la rébellion immédiatement. Les stations de radio et de télévision officielles se joinrent à eux et diffusèrent des appels aux travailleurs les incitant à mettre fin aux grèves et à reprendre le travail.

Parallèlement, des divisions de l’armée arrivèrent dans la région avec l’ordre de pacifier les grévistes et de rétablir l’ordre public. Les ouvriers des chantiers navals, qui constituaient le plus grand groupe de travailleurs de la région, obéirent aux ordres et reprirent le travail. Cependant, lorsqu’ils arrivèrent sur les chantiers, ils firent face à des cordons militaires envoyés sur place. Des coups de feu furent tirés et certains des travailleurs furent blessés ou tués. Le bilan fut lourd, puisque pas moins de 45 travailleurs furent tués à Szczecin, Gdynia, Gdańsk et Elbląg. Ce fut alors l’événement le plus tragique de l’histoire contemporaine de la région, et le plus sanglant depuis la Seconde Guerre mondiale.

Un espoir brisé

A la suite de ces évènements, les grévistes subirent de fortes représailles. Beaucoup perdirent leur emploi et des centaines d’autres furent arrêtés. Gomułka de son côté fut finalement mis de côté et perdit le pouvoir. Il fut alors remplacé par Edward Gierek qui devint le nouveau Chef du Parti Communiste. Au cours des deux mois qui suivirent, les tensions s’essoufflèrent, ce qui permit une atténuation à terme de la défiance publique envers les autorités communistes. Avec Gierek, une nouvelle ère commençait marquée par une plus grande prospérité économique, financée en grande partie par des fonds empruntés à l’Ouest.

De toute évidence, l’expérience de décembre 1970 brisa néanmoins tout espoir que que les Polonais auraient pu éventuellement placer dans le communisme. Les affrontements sanglants avec les travailleurs, bien qu’ils n’étaient pas les premiers de l’histoire de l’après-guerre (en 1956, des événements similaires, supposés avoir été déclenchés par des dignitaires du parti, avaient déjà eu lieu à Poznań), ne laissèrent aucune illusion à la société. La réalité était bien loin de ce qu’ils attendaient après 25 ans de construction du régime communiste. En plus des morts, plusieurs milliers de personnes furent blessées ou gravement battues par la milice. Cette expérience était si répandue que la plupart des familles vivant dans la région connaissaient quelqu’un, que ce soit un cousin ou un voisin, qui avait été blessé ou battu.

Le mois de décembre 1970 devint alors un mythe fondateur important pour cette partie de la Pologne. Cela fut particulièrement vrai pour Szczecin, qui était auparavant dépourvue de sa propre histoire nationale. Après la guerre et l’établissement des nouvelles frontières de la Pologne, la ville était devenue le foyer de nombreux nouveaux arrivants. Ils venaient de différentes régions du pays ainsi que des territoires des anciennes frontières de la Pologne (Kresy). Au début, ils ne pouvaient pas s’associer à leur nouveau lieu de résidence. La seule expérience qu’ils avaient pu partager était la reconstruction acharnée d’une ville en ruines au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Pourtant, ce mythe finit par s’estomper au cours des années 1960, qui furent particulièrement déprimantes pour les locaux. Par conséquent, Szczecin resta quelque peu détaché du reste du pays. Les habitants, lorsqu’ils partaient en vacances dans d’autres régions du pays, disaient souvent qu’ils allaient en Pologne (sic !). Dans de nombreux témoignages oraux provenant de cette période, on peut entendre des expressions telles que « la République de Szczecin », qui montre que les habitants ont finalement commencé à se sentir chez eux dans la ville.

Impact et foi en l’avenir

Dans d’autres villes, la situation n’était pas bien différente et l’expérience de cette période extrêmement difficile restait ancrée dans la mémoire des habitants de Gdynia ou de Gdańsk. Les troubles devinrent alors l’un des principaux sujets de conversation pendant les dîners, tandis que l’histoire des ouvriers du chantier naval et le sort de leurs familles étaient secrètement transmis aux jeunes générations. Bien qu’elle demeura pratiquement inexistante dans le discours officiel des médias, la légende de la rébellion des ouvriers continua à se développer jusqu’à influencer la génération suivante de dirigeants. Parmi eux, Donald Tusk, ancien Premier Ministre et militant de l’opposition démocratique dans les années 1980. Dans une entrevue, il révéla qu’au moment des émeutes alors qu’il n’était encore qu’un jeune garçon, il fut témoin de scènes qu’il ne pourrait oublier pour le reste de sa vie sur le chemin du retour de l’école. De toute évidence, toute personne capable de distinguer le bien du mal n’avait aucun doute sur le camp à soutenir. Nombre de ces personnes sont restées à jamais sous l’influence de ces événements.

Le souvenir des émeutes de décembre 1970 est resté vivant pendant toute la période communiste. Malgré l’interdiction imposée par le parti, des célébrations illégales étaient organisées pour commémorer les victimes. Les gens exigeaient la vérité sur les répressions. Année après année, le nombre de personnes participant aux rassemblements devenait de plus en plus important. Cela montrait à quel point la mémoire des protestations des travailleurs était importante pour le peuple.

Le plus grand rassemblement a eu lieu en 1979. Il fut organisé à l’occasion du neuvième anniversaire des émeutes, et environ 5 000 personnes se rassemblèrent à côté de la porte du chantier naval à Gdańsk. Grâce à ce rassemblement massif, l’opposition démocratique fut persuadée de son pouvoir de mobilisation. Un sentiment renforcé par l’élection d’un Cardinal polonais, Karol Wojtyła, comme nouveau Pape au même moment. Sa première visite papale, en tant que Jean-Paul II eut d’ailleurs lieu en Pologne à l’été 1979. Ses paroles : « N’ayez pas peur ! » donnèrent une énergie décuplée à l’opposition et à la société plus généralement. Nous assistions là un moment décisif de l’histoire de la Pologne.

À la fin de l’été 1980, une nouvelle série de grèves éclata en Pologne, le long de la côte de la Baltique. Une fois de plus, de la même façon que dix ans auparavant, celles-ci furent provoquées par la détérioration de la situation économique. Des comités de grève furent à nouveau créés, mais, contrairement à décembre 1970, les ouvriers des chantiers navals ne descendirent pas dans la rue. Cette fois, ils restèrent dans les chantiers navals pour faire grève. Le brillant film du réalisateur polonais Andrzej Wajda, lauréat d’un Oscar, intitulé « L’homme de fer » est probablement la meilleure expression artistique de l’atmosphère régnant à cette époque.

Un monument pour la postérité

Le 17 août 1980, le Comité de grève interentreprises remit aux autorités communistes une liste de revendications. Elle comprenait 21 postulats – le premier étant le droit de créer des syndicats libres. L’une des autres revendications était la construction d’un monument pour les ouvriers des chantiers navals tombés au combat. Il fut construit sous la forme de trois croix gigantesques érigées au centre de la place pour symboliser les trois premiers ouvriers du chantier naval assassinés. Le poète polonais et prix Nobel de littérature, Czesław Miłosz prépara même une dédicace spéciale.

« Toi qui as fait tant de mal à un homme simple
En éclatant de rire à la vue de sa souffrance
Ne te crois pas sauf
Car le poète se souvient. »

Czesław Miłosz

Le monument est immédiatement devenu une partie intégrante du paysage de Gdańsk et le reste encore aujourd’hui. Il est considéré comme un symbole de la lutte pour la dignité et la liberté. Lors de la cérémonie de son inauguration en décembre 1980, à laquelle a assisté une foule de plus de cent mille personnes, Lech Wałęsa, le dirigeant du syndicat Solidarność et de l’ensemble du mouvement démocratique prononça les mots suivants:

« Il y a un an, ici même, je vous ai promis qu’à l’occasion du 10e anniversaire des émeutes de décembre, nous verrions un monument. Si ce n’était pas le cas, alors nous serions tous aller chercher des pierres et les rassemblerons ici pour que le monument se dresse ».

Lech Wałęsa

Aujourd’hui, le monument est devenu un point de repère sur la carte touristique de Gdańsk. Mais il est aussi resté un lieu où de nouvelles manifestations s’organisèrent. C’est également ici qu’en 1987, lors de sa première visite à Gdańsk, le pape Jean-Paul II a prié dans la plus grande solitude alors que des cordons de milice mettaient en place des barricades pour empêcher les citoyens d’y assister.

Le nouveau bâtiment du Centre européen de solidarité, une institution créée sur la volonté d’anciens dirigeants de l’opposition du mouvement Solidarité, a été inauguré sur cette place en 2014. Son but est non seulement de commémorer les événements historiques qui se sont produits sur le chantier naval de Gdańsk et dans les rues de la ville en 1970 et 1980, mais aussi de montrer la valeur et le caractère unique de la transition non violente vers la démocratie qui a été initiée par la Pologne en 1989. La création de ce musée et de cette institution publique, une sorte d’agora des temps modernes, n’aurait pas été possible sans la détermination et le dévouement de feu le Maire de Gdańsk, Paweł Adamowicz. Aujourd’hui, six ans après son ouverture et un an après l’assassinat d’Adamowicz lors d’une manifestation caritative publique, le centre reste une destination populaire pour les visiteurs et les chercheurs du monde entier.

À qui appartient cette mémoire?

Que reste-t-il aujourd’hui de la mémoire de décembre 1970 ? Sans aucun doute, l’interprétation actuelle de ces événements, qui ont eu lieu il y a un demi-siècle, est aujourd’hui victime des profonds conflits politiques qui ont divisé les Polonais ces dernières années. La division de l’ancien mouvement d’opposition démocratique en une fraction libérale et une fraction nationale a non seulement dominé la vie politique polonaise au cours des trente dernières années, mais a également eu un impact sur l’évaluation des événements historiques.

La politique historique s’est avérée une arme efficace dans les luttes politiques. En conséquence, les célébrations parallèles d’anniversaires sont désormais devenues la norme. Nous voyons maintenant d’anciens militants du syndicat Solidarité associés au parti Droit et Justice, se tenant loin de ceux qui sont contre le gouvernement actuel et soutiennent l’opposition parlementaire. De plus, la solitude de Lech Wałęsa, le légendaire héros de Solidarité de 1970 et 1980, est devenue un signe très puissant de notre époque. En tant que révolutionnaire acharné, et probablement encore le Polonais le plus reconnaissable au monde, Wałęsa est maintenant tout seul lorsqu’il dépose une couronne de fleurs au pied du Monument aux travailleurs des chantiers navals tombés au combat.

Il est évident que les jeunes Polonais ne veulent pas faire partie du conflit de leurs parents et grands-parents. Ils refusent de participer au conflit, qu’ils considèrent à la fois confus et inutile. C’est compréhensible. Pour eux, l’année 1970 ou 1980 semble aussi lointaine que la Révolution française ou le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont nés dans un pays libre et démocratique et sont incapables de comprendre à quoi ressemblaient les réglementations légales sur les prix, les pénuries de marchandises, les magasins vides ou la morosité générale de la République populaire de Pologne. Ils n’ont aucun souvenir de la censure, ni de la peur des autorités et de la milice. Ainsi, un des moments les plus marquants de l’histoire récente de la Pologne semble jeté aux oubliettes et peut-être perdu à jamais.


Euro Créative remercie son partenaire New Eastern Europe pour la possibilité de publier cet article et vous invite à vous abonner à leur revue bi-mensuelle.

Étiquettes:

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *