Par Laura SKANA
La région des Balkans Occidentaux connaît depuis fin 2018 de nombreux mouvements de protestation. En Albanie, au Monténégro ou encore en Serbie, des milliers de personnes sont descendues dans la rue afin de faire entendre leurs revendications. Au vu des similarités entre les différents mouvements, beaucoup y ont vu le début d’un ‘printemps balkanique’. Cependant, à l’heure où nous écrivons ces lignes, ces manifestations n’ont mené à aucune transformation concrète dans ces pays. Malgré tout, ces divers évènements sont particulièrement remarquables puisqu’ils symbolisent un changement culturel au sein des Balkans Occidentaux. Le cas de l’Albanie illustre particulièrement bien cette évolution de la culture du mouvement social. Depuis la chute du communisme, plusieurs mouvements de protestation se sont succédés en Albanie. Néanmoins ceux-ci étaient généralement organisés et dirigés par les partis politiques (qu’ils soient de l’opposition ou non). Dans le cas des récentes manifestations, et particulièrement celles impliquant les étudiants face aux coûts des études universitaires, nous remarquons un plus haut degré d’implication parmi la société civile et la population albanaise. Cet événement semble ainsi prouver un lent mais progressif changement de la culture du mouvement social en Albanie – qui serait non plus caractérisée par une implication partisane mais plutôt par un activisme moderne émanant de la jeunesse. Ainsi, cet article a pour but d’analyser les récents mouvements de protestation en Albanie afin de mettre en évidence leur impact sur les attitudes générales de la société civile. Pour atteindre cet objectif, nous présenterons dans un premier temps le climat politique ayant cours dans la région avec une attention particulière pour le contexte albanais. Puis, afin de saisir précisément les changements au sein de la société civile albanaise, différents exemples récents de mouvements sociaux, tels que ceux relatifs à la rivière Vjosa ou au Théâtre National seront analysés. Ces évènements précis aideront ainsi à comprendre les évolutions de la société civile albanaise et l’impact de ces mouvements sociaux sur la situation politique du pays.
Le ‘printemps balkanique‘
À partir de fin 2018, une succession de mouvements sociaux se produit à travers les Balkans Occidentaux. Le New York Times perçoit ainsi « une épidémie de mécontentements » tandis que beaucoup y voient les signes avant-coureurs d’un ‘printemps balkanique’. En Serbie, des citoyens se sont rassemblés afin de manifester pour la liberté de la presse dans le pays – un principe démocratique pour lequel la Serbie a souvent été critiquée, notamment par l’Union Européenne. De plus, les manifestants ont appelé à la démission de leur Président – Aleksandar Vučić et ont dénoncé les abus politiques du parti au pouvoir. Au Monténégro, les manifestations contre le Président Milo Đukanović – Président à la plus importante longévité politique sur le continent européen (au pouvoir depuis 1991) – ont même continué jusqu’en 2019. Ici également, les citoyens sont inquiets des abus du pouvoir en place, de la corruption et appellent au changement afin d’entrevoir le processus d’intégration européenne. En Albanie, les manifestations ont longtemps été un outil de tensions sociales et politiques, symboles des rivalités entre le pouvoir et l’opposition. Cela n’enlevant cependant rien à la légitimité de ces mouvements. Ceux-ci font échos aux autres mouvements sociaux de la région et concernent ainsi le rejet des abus de pouvoir, des accusations de corruptions et des liens entre le gouvernement et le crime organisé. Les mouvements sociaux concernant la Rivière Vjosa ou le projet de démolition du Théâtre National en sont des exemples. Toutefois, le mouvement étudiant ayant émergé à partir de Décembre 2018 eut des caractéristiques spécifiques se distinguant des précédents cas évoqués. Ces divers évènements vont nous aider à comprendre le changement d’attitude émergeant actuellement au sein de la société civile albanaise.
La protection des trésors nationaux
La rivière Vjosa, l’une des dernières rivières sauvages d’Europe, parcourt le Sud de l’Albanie sur 270km. Elle fait partie de ce que l’on appelle ‘le cœur bleu de l’Europe’ (‘Zemra e Kaltër’ en albanais) – un ensemble de rivières, canyons et autres cascades au sein des Balkans Occidentaux. Cependant, cet héritage naturel est menacé depuis plusieurs années par le gouvernement suscitant ainsi un élan protecteur parmi la population. Plus précisément, une partie de la population albanaise a manifesté contre la construction d’une trentaine de barrages le long de la Vjosa. À travers l’utilisation des réseaux sociaux la mobilisation citoyenne s’est propagée à travers le pays et même par-delà ses frontières. Par exemple, le Vice-Président du Parlement Européen, Ulrike Lunacek s’est joint aux activistes. De plus, le Parlement Européen a ouvertement critiqué la construction de ces barrages, au sein de son rapport sur l’Élargissement en 2017. Ce mouvement social a montré l’impact de l’activisme et de la mobilisation pour la défense d’une cause particulière lorsque les acteurs civils parviennent à s’allier – notamment dans le cas présent avec des rameurs professionnels internationaux, des experts scientifiques reconnus ainsi que des élus locaux.
Un second événement impliquant la société civile et ayant suscité une forte mobilisation en Albanie est le mouvement de protestation contre les plans de démolition du Théâtre National de Tirana. La mobilisation a commencé au cours de l’été 2019, alors que le gouvernement avait approuvé la destruction du Théâtre pour en reconstruire un nouveau, plus moderne depuis 2018. Initialement, la mobilisation a débuté avec la mise en place d’une pétition par des acteurs et actrices. Ensuite, la société civile s’est rassemblée contre cette décision du gouvernement et s’est structurée autour d’une association de défense du Théâtre. Très vite, l’opposition politique s’est emparée du sujet et a commencé à garnir les rangs de la mobilisation sociale. Une fois de plus, et ce malgré le maintien par le gouvernement des plans de démolition, l’ampleur de la mobilisation a attiré l’attention de l’Union Européenne qui a fini par s’impliquer. Plus précisément, après examen du dossier, la Commission Européenne a suggéré au gouvernement albanais la mise en place d’un appel à candidature pour la réalisation du chantier et la destitution de la compagnie de construction précédemment ‘sélectionnée’. Ces petites avancées montrent aux élites politiques albanaises que les citoyens restent attentifs aux changements se produisant au sein de leur société et qu’ils n’hésitent pas à questionner la responsabilité du gouvernement s’il le faut.
La cause étudiante
Les récentes mobilisations étudiantes sont l’exemple parfait de l’émergence d’un nouveau modèle de mobilisation sociale en Albanie. Ce mouvement démarra en Décembre 2018 en réponse à la décision gouvernementale d’imposer des coûts supplémentaires aux étudiants devant rattraper leurs examens. À Tirana, les étudiants de l’Université publique ont protesté devant les grilles du Ministère de l’Éducation contre la hausse des frais universitaires. En quelques jours, des milliers d’étudiants venant de tout le pays se sont joint à ces manifestations au sein de la Capitale alors que d’autres mouvements ont émergé à travers le pays, à Elbasan, Durres ou Korça. Tandis que le mouvement grossissait, il est devenu rapidement clair que les étudiants ne protestaient pas seulement contre cette hausse des coûts d’examens mais pour une multitude de problèmes. Parmi ceux-ci, les accusations de corruption au sein du système universitaire, les conditions de vie sur les campus et le coût global des études. De fait, les étudiants demandaient une réduction de 50% des frais annuels de scolarité, l’annulation des coûts supplémentaires pour les rattrapages d’examens, l’amélioration des dortoirs et la nomination de représentants étudiants au sein des comités de direction. En réaction, le gouvernement albanais revint sur sa décision initiale mais ignora les autres demandes estudiantines. Les manifestations continuèrent alors tout au long du mois de Décembre et sont toujours actives au moment d’écrire ces lignes.
Ce mouvement de protestation étudiant a apporté une nouvelle façon de percevoir les actions de la société civile en Albanie. Beaucoup se rappellent ainsi que c’était déjà une manifestation étudiante qui avait contribué au renversement du régime communiste en 1990. Aujourd’hui, la mobilisation de la jeunesse albanaise, qui cherche alors à construire son futur, semble majoritairement gagner le soutien de la population. En effet, une large proportion de la société civile est solidaire de la cause étudiante. C’est notamment le cas des organisations et des réseaux de la société civile qui ont publié une déclaration au sein de laquelle ils expriment leur soutien et demandent une hausse du budget accordé à l’éducation en Albanie (à une part correspondant à 5% du PIB).
Comme attendu, les partis politiques ont tenté de politiser le mouvement et de l’influencer. Néanmoins, la détermination des étudiants à maintenir leurs revendications hors d’atteinte des partis politiques témoigne d’une seconde caractéristique de cette nouvelle façon de protester en Albanie parmi la société civile. À titre d’exemple, les étudiants s’évertuaient à faire disparaître toute banderole politique infiltrée dans les cortèges ou évitaient soigneusement de défiler aux endroits où l’opposition politique manifestait. Cette attitude ne peut qu’être approuvée puisqu’elle symbolise un progrès indéniable de la jeunesse quant à l’activisme et à la façon de défendre leurs revendications. De plus, comme l’histoire l’a montré à maintes reprises, les problèmes défendus au sein de mouvements dirigés par des partis politiques disparaissent vite alors que se succèdent les coalitions gouvernementales.
Autre particularité, ce mouvement social fut soutenu par des réseaux internationaux de jeunesse tels que l’Union Étudiante Européenne ou l’Association Erasmus Mundus. Toutefois, il est regrettable que l’Union Européenne n’ait pas apporté une réponse capable d’influencer positivement ce processus social. Et cela même alors que l’UE est parfois critique envers la proportion des flux migratoires provenant d’Albanie. Pourtant, un soutien et une reconnaissance du mouvement de la part de l’UE permettrait aux étudiants albanais de cultiver l’espoir de meilleures conditions de vie chez eux à terme.
Également, ce mouvement social fut caractérisé par l’utilisation des réseaux sociaux. La jeunesse albanaise a su se servir largement de ces outils afin de coordonner les manifestations, retranscrire l’évolution du mouvement ou attirer l’attention sur leurs revendications ou sur les réponses (jugées insuffisantes) du gouvernement. Les hashtags tels que « #Pourl’Université » (#PerUniversitetin) ou « #AveclesÉtudiants » (#MesStudentet) se sont propagés rapidement à travers Twitter, Instagram et Facebook. Ils ont aussi permis d’acquérir une plus large audience à l’étranger, notamment à travers la mobilisation de la diaspora albanaise. Cet aspect particulier des mouvements sociaux modernes doit encourager la société civile albanaise à laisser entendre sa voix lorsque l’injustice les frappe. Il y a 30 ans, ceci leur était impossible du fait du contrôle inamovible du régime communiste alors en place. Désormais, les réseaux sociaux peuvent être utilisés comme un outil capable de porter la voix et les opinions de la société civile afin de mobiliser l’opinion publique pour des sujets de grande importance. C’est la raison pour laquelle les médias – qu’ils soient traditionnels ou non – et la liberté d’opinion continuent d’être perçus positivement et rigoureusement défendus par les citoyens albanais.
Enfin, la détermination des étudiants au cours de ces manifestations doit être relevée et portée en exemple. Ces étudiants ont en effet décidé de revendiquer leur droit de manifester en dépit des sanctions mises en place par le gouvernement. Plus précisément, la police a mis en place des procédures judiciaires à l’encontre de plusieurs étudiants impliqués dans ces manifestations, mettant ainsi en danger leur présente scolarité et leurs futures perspectives. Aujourd’hui, presque un an plus tard, les manifestations se déroulent toujours alors que les étudiants ont élargi leur liste de demandes faites au gouvernement. Le mouvement étudiant a gagné au fil des mois en popularité et en consistance puisqu’il a évolué vers des revendications plus générales (et plus seulement à propos de questions spécifiques et techniques en lien avec le système universitaire). Ce mouvement est désormais profondément lié au manque de confiance que témoigne la jeunesse à la classe politique albanaise. Cette méfiance – amplifiée par l’inaction gouvernementale – est une cause directe du phénomène d’immigration de la jeunesse albanaise vers d’autres pays. C’est la raison pour laquelle ce mouvement étudiant est d’une importance primordiale dans la perspective d’un changement. Les étudiants albanais méritent que leur voix soit entendue à la fois en Albanie et à l’étranger.
Depuis plusieurs années désormais, la défiance envers les institutions étatiques et ses représentants progresse dans les Balkans Occidentaux. Cela s’est confirmé avec les évènements récents du ‘printemps balkanique’. L’Albanie est un pays au sein duquel les manifestations de grande ampleur se succèdent au fil des ans. Alors que le pays attend toujours l’ouverture des négociations d’adhésion à l’UE, les citoyens manifestent leur mécontentement à travers des mouvements sociaux. Quant au lien entre la société civile albanaise et la question de l’accession à l’UE, celui-ci revêt deux aspects. Le premier étant que les albanais n’attendent plus rien de leurs gouvernements, ils prennent donc en main les changements nécessaires à l’intégration européenne en les revendiquant sur l’espace public. Deuxièmement, la perspective future d’une adhésion à l’Union Européenne apporte de l’espoir et permet une progression de l’activisme.
On l’a vu avec le mouvement étudiant, la culture du mouvement social se transforme en Albanie. La mobilisation et l’activisme de la jeunesse, la mobilisation d’acteurs nationaux et internationaux, l’utilisation des réseaux sociaux, la détermination sans faille des manifestants et leur capacité à revendiquer clairement leurs attentes en sont les caractéristiques principales.
En ce qui concerne les perspectives de changements plus profonds, on peut espérer que l’évolution de la société civile albanaise pourrait servir de catalyseur incitant le peuple à faire entendre sa voix en dehors des structures politiques. L’Albanie fait aujourd’hui face à de nombreux défis urgents qui doivent être résolus afin de permettre aux albanais de voir leurs conditions de vie s’améliorer et se rapprocher de celles des habitants de l’Union Européenne. Il est indéniable que les récents mouvements pacifiques de protestation ont été un bon moyen d’attirer l’attention sur les problèmes auxquels le pays fait actuellement face. Prenons notamment l’exemple de la Grève Globale pour l’Environnement. Si les citoyens albanais continuent à descendre dans la rue de manière apolitique et consistante alors la population pourrait espérer quelques changements positifs. Ainsi, persévérance et popularité seront les clés du succès.
Enfin, à long terme le développement de la société civile albanaise devra faire émerger les notions de transparence et de responsabilité au sein du système politique albanais. En continuant sa mobilisation pacifique et ses revendications, la société civile albanaise parviendra probablement à engager la responsabilité des élites politiques pour leurs actions. Cela devrait ainsi décourager les tours de passe-passe politique et permettre d’ouvrir la voie au changement et au développement.
Les propos de l’auteure sont personnels et ne peuvent en aucun cas engager la responsabilité juridique de l’Association Europe Créative.
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Président fondateur d’Euro Créative, spécialiste Europe centrale