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Face à une UE silencieuse, la société civile serbe hausse la voix

Mainmise sur les médias, contrôle des réseaux sociaux, corruption judiciaire, intimidation de l’opposition. Depuis son arrivée aux plus hautes fonctions de l’État serbe, d’abord en tant que Premier Ministre (2014-2017), et davantage depuis qu’il est à la tête de l’État (depuis 2017), Aleksandar Vučić adopte une pratique du pouvoir tendant de plus en plus vers l’autoritarisme, que la société civile et l’opposition essaient tant bien que mal de dénoncer. Des dénonciations qui se sont ainsi multipliées au fil de son mandat.

Néanmoins, grâce à ses revendications pro-européennes, Aleksandar Vučić a su montrer pâte blanche à l’Union Européenne. En proposant des réformes économiques et fiscales, puis en engageant des pourparlers avec le Kosovo, la perspective qu’offre Vučić à l’UE est double : d’abord, la stabilité politique du pays, puis le maintien d’une perspective européenne dans la région.

Le contexte actuel de pandémie en Serbie n’a pas tu les contestations internes, où pendant plusieurs soirs les belgradois ont fait tinter leurs casseroles pour protester et dénoncer la dégradation du niveau de vie, le recul de l’État de droit, la corruption des élites, ou encore les restrictions trop sévères du gouvernement pour stopper l’épidémie. En effet, le pays sort du confinement le plus strict d’Europe, au cours duquel plusieurs longs couvre-feux furent imposés à la population. Depuis le début de la crise sanitaire, le gouvernement a également multiplié les numéros de propagandes à destination des médias. Notamment en s’affichant avec la Chine et le « frère » Xi Jinping pendant que Vučić a pris part à une rivalité médiatique sinistre aux dépens de l’Union Européenne.

Finalement, c’est bien ce « régime hybride » qui pourrait être le prochain pays des Balkans occidentaux – après la Croatie – à intégrer l’UE. Bruxelles restera-t-elle encore silencieuse sur l’intégration d’un pays qui s’éloigne de plus en plus des valeurs et normes démocratiques qu’elle proclame ?

Vučić, un président autoritaire ?

Avant d’arriver à la plus haute instance de l’État, Vučić s’est illustré dès 1993 dans les rangs du Parti Radical Serbe. Son engagement dans ce parti lui vaut une réputation d’ultranationaliste qui lui a longtemps collé à la peau et dont il essaie de se défaire en affichant une politique délibérément libérale et pro européenne. Il a occupé par la suite, aux pires heures du régime de Milosević, le poste clé de Ministre de l’Information (1998-2000), levier principal, à l’époque, de la rhétorique guerrière et de la propagande. Sa fonction est alors marquée par la guerre du Kosovo (1997-1999), pendant laquelle il est chargé de museler les médias quant à la couverture de l’événement ainsi que tous les intellectuels récalcitrants, opposés au régime en place. Une expérience qui ne peut être laissée de côté suite aux développements récents en Serbie concernant le contrôle des médias, et l’intimidation des opposants.

Conscient de l’image négative renvoyée par ce lourd passé politique, mais surtout, en fin tacticien, il a su renier, ses vieilles convictions idéologiques, au premier rang desquelles le nationalisme grand serbe. En 2008, il se rallie au Parti Progressiste Serbe (SNS). Il se convertit alors en véritable conservateur libéral pro-européen. Un changement perçu positivement sur la scène européenne alors qu’il multiplie les actions et rencontres avec les dirigeants européens en vue de l’intégration future de la Serbie à l’UE. Il passe notamment un accord de normalisation avec le Kosovo ou s’applique à mettre en œuvre les consignes d’austérité du FMI. Afin de renforcer cette nouvelle image il accorde aussi une certaine importance à son entourage. En guise d’illustration, sa Première Ministre, Ana Brnabić – première femme à ce poste en Serbie – est ouvertement lesbienne et ultra libérale sur le plan économique. Elle sert de véritable carte de visite pour Vučić et sa prétendue tolérance et démocratisation à l’internationale.

Derrière cette façade, Vučić renforce pourtant sa position personnelle en permanence. Il a ainsi modifié substantiellement la fonction présidentielle serbe – constitutionnellement honorifique – qui est désormais son outil de pouvoir personnel. En s’appuyant par ailleurs sur la majorité au Parlement et sur sa prééminence au sein du SNS, Vučić a alors toutes les clés en main, pour mener sa politique. Cela ne l’empêche pourtant pas, par ailleurs de boycotter le Parlement, et de passer la majorité de ses lois en procédure d’urgence, zappant alors complètement le « contrôle » du pouvoir législatif.

Compte tenu de son expérience et de ses objectifs politiques, c’est donc presque naturellement que Vučić a fait de la presse un instrument pour légitimer ses actions et sa personne. Le rachat de deux chaînes majeures de télévision par des proches de Vučić, lui offre alors la garantie d’une omniprésence dans les médias, et une mise en scène élogieuse. Les médias d’opposition et l’opposition politique sont constamment décrédibilisés et rendus quasi invisibles. Les conséquences sur la liberté d’opinion et de la presse sont alors dramatiques alors que la dépendance financière de certains médias influence directement leur propos. On parle alors de « censure douce ». L’agence anticorruption serbe, BIRN Serbia, a ainsi publié deux rapports en 2014 et 2016 sur cette pratique, dressant alors la carte des modèles de dépenses budgétaires et de leurs influences sur l’indépendance éditoriale et l’autonomie des journalistes. Ces rapports concluent que les gouvernements nationaux et locaux serbes utilisent la vulnérabilité financière des médias pour influencer la couverture de l’actualité et façonner le paysage médiatique au sens large.

En bon dirigeant moderne et conscient des enjeux des réseaux sociaux et de leur impact auprès de l’opinion public, Vučić ne néglige pas ces outils pour légitimer le parti. S’ajoute alors au contrôle et à la propagande dans les médias, celle sur les réseaux sociaux et notamment sur Twitter. Ainsi, le géant américain a récemment annoncé avoir supprimé près de 9 000 comptes qui faisaient la promotion du SNS et de son leader violant ainsi les conditions générales en matière de manipulation et de spam. En analysant seulement cinq des milliers de comptes, le BIRN a découvert que leurs tweets étaient intégrés dans des articles publiés par des tabloïds pro-gouvernementaux comme Informer, Kurir et Espreso.Les tweets sont alors souvent présentés comme des preuves de l’impopularité des opposants à Vučić. C’est une manière pour le SNS de décrédibiliser les opposants et apparaître comme soutenu par une grande partie de la population.

Et le contexte actuel n’a pas arrangé les choses en ce domaine. Vučić n’a cessé de se mettre en scène pendant cette pandémie du Covid-19, se posant en véritable sauveur de la nation, distribuant lui-même des respirateurs. Il était omniprésent dans les médias, éclipsant ainsi l’opposition. Ce contrôle de l’information et cette présence médiatique deviennent encore plus caricaturaux lors de la promulgation d’une loi n’autorisant pas les médecins ou autres autorités médicales à s’exprimer dans les médias sans l’approbation du gouvernement sur leur propos. Cette couverture médiatique permanente et propagandiste lui procure presque la garantie d’une victoire aux élections législatives anticipées qui prendront place en juin.

Intensification des contestations en Serbie contre Vučić et sa pratique extensive du pouvoir, la société civile témoigne

Face au renforcement du pouvoir, la société civile se mobilise. Les manifestations ont ainsi commencé dès l’élection de Vučić, le 3 avril 2017. Dénonçant une supposée fraude électorale et une campagne politique jugée propagandiste des milliers d’étudiants et de citoyens serbes sont sortis dans la rue. Leurs suspicions ont été renforcées par les conditions du scrutin, qui s’est vu écourté, une campagne express, qui a favorisé Vučić et qui a également empêché l’OSCE de produire un rapport sur la tenue de ces élections et donc de se prononcer quant aux fraudes potentielles.

Slogan scandé pendant les manifestations « Stop aux chemises ensanglantées »

Les contestations se sont intensifiées au fil de son mandat. L’un des éléments clés de cette intensification a été l’agression de Borko Stefanović, opposant politique populaire de gauche, passé à tabac avant un meeting. Cette agression a marqué le point de départ d’une série de manifestations fin 2018 mettant en lumière les intimidations dont fait constamment l’objet l’opposition au sein du pays. Chaque samedi, depuis décembre 2018, des manifestants se réunissaient sous la banderole 1od5milliona – en référence à la déclaration du Président qui avait affirmé que même si 5 millions de personnes descendaient dans les rues il n’accèderait pas à leurs demandes –  et défilaient dans les rues de Belgrade pour manifester contre Vučić et son gouvernement, y dénonçant la corruption, le contrôle des médias, l’intimidation de l’opposition.

Ces rassemblements ont pris une ampleur nationale en s’étendant à l’ensemble du pays, et mêmes aux villes du Sud, habituellement favorables au gouvernement. Autre caractéristique marquante de ces contestations : la mixité sociale. Dans les rues se retrouvent des personnes de différents milieux sociaux, de différentes générations, de différentes affiliations politiques. Ces manifestations réunissent au-delà des clivages partisans. C’est la société civile dans son ensemble qui défile. Depuis début 2020, on remarque dans ce mouvement une intensification des investissements politiques partisans des groupes d’oppositions, appelant au boycott des prochaines élections législatives avancées prévue pour le mois de juin. Cette société civile témoigne également dans la rue de cette déconnexion, de ce fossé qui se creuse entre les élites politiques belgradoise et la réalité des habitants de Serbie, pour qui le niveau de vie moyen ne cesse de reculer – le salaire moyen avoisine les 500€ par mois – tandis que les élites se vantent des progrès économiques dont elles sont les seules à bénéficier des effets positifs.

Ces importantes manifestations en Serbie, sont à mettre en lumière avec un essor de l’engagement citoyen et un développement de la société civile du pays depuis les années 1990. L’investissement citoyen, au sein d’organisation de la société civile s’est considérablement développé depuis les années 1990. Au cours des années 1990, les relations entre les organisations de société civile et l’État étaient dominées par le conflit. Aujourd’hui même si les consultations entre ces organisations et le gouvernement sont plus fréquentes, un véritable dialogue entre la société civile et l’État n’a pas été établi, pas plus qu’un partenariat réussi.

Cette émergence est également à mettre en lumière avec les précédentes dominations politiques qu’a connu le pays. Le régime communiste a eu un impact profond et durable sur le développement de la société civile en Serbie, dont les effets sont encore visibles aujourd’hui et seront difficiles à surmonter. Cet héritage se manifeste dans la mentalité des citoyens qui n’ont pas les habitudes d’auto-organisation ou de responsabilité sociale. La situation actuelle en Serbie, caractérisée par la faiblesse des institutions politiques et du parlementarisme, avec la concentration de tout le pouvoir entre les mains des partis politiques au pouvoir, et un degré élevé de corruption, ne fournit pas un cadre adapté au bon développement d’une culture politique en Serbie où la méfiance des citoyens à l’égard des dirigeants perdure.

Le silence de l’UE, un abandon de la société civile serbe ?

La perspective de l’intégration européenne aux horizons 2025 de la Serbie semble de plus en plus s’éloigner, au désespoir de la population de plus en plus sceptique face à l’UE. En 2019, selon les statistiques du Baromètre des Balkans, seulement 51% de la population serbe estimait que l’adhésion à l’UE serait une bonne chose pour la démocratie du pays, tandis que 25% estimait que cela apporterait davantage de stabilité et de paix au pays. Vučić, quant à lui, même s’il se porte garant de l’intégration européenne du pays, ne se voit pas inquiété des lenteurs du processus d’intégration. Sa position d’indispensable lui permet de se maintenir au pouvoir tandis qu’il poursuit parallèlement des relations diplomatiques avec la Russie ou la Chine. Cette position d’entre deux, à l’image de la Yougoslavie dans les années 1960/1970, semble jouer en sa faveur.

Les grands perdants de cette stratégie sont bien entendus les citoyens serbes. Le régime se durcit et les conditions de vie également, avec notamment un exode grandissant de jeunes citoyens serbes vers les autres États européens qui ne cesse de croître. En 2018, 34 % des 18-29 ans envisageaient de quitter le pays, selon une enquête menée par l’ONG Srbija 21, auprès d’un échantillon de 1000 personnes. Un sentiment d’abandon nait et s’installe dans un pays pourtant en tête de liste parmi les Balkans occidentaux pour l’intégration européenne. Un abandon non seulement des institutions du pays qui ne remplissent plus leur rôle depuis de nombreuses années. Mais également un abandon de la communauté européenne, qui semble passive face aux pratiques de Vučić, et qui soutient la candidature de la Serbie à l’intégration européenne, sans vaciller sur les pratiques de son dirigeant.

Le soutien affiché de l’UE à la Serbie s’est depuis longtemps transformé en un soutien à ses élites dirigeantes, ce qui revient à légitimer la détérioration de la démocratie serbe au détriment de sa société civile. En coopérant uniquement avec les élites en place, l’UE ne parviendra pas à réussir pleinement l’intégration européenne – qu’elle soit à court, moyen ou long terme – des pays des Balkans Occidentaux. Cet immobilisme politique ne contribuera ainsi qu’à la consolidation des pouvoir et pratiques en place. L’une des clés pour le futur européen de la Serbie et de ses voisins sera ainsi le renforcement du lien entre l’UE et les sociétés civiles des Balkans. Des sociétés civiles mobilisées qui devront recevoir de plus amples soutiens. Les simples déclarations ne suffisant plus, un investissement politique mais aussi médiatique et financier est désormais nécessaire.


Ena Sorić

Ena Sorić est analyste pour la zone Balkans occidentaux. Diplômée d’une Licence de Sciences Politiques (Université Paris-Nanterre) elle est actuellement étudiante en Master I d’Études Européennes à la Sorbonne Nouvelle avec une spécialisation sur l’Histoire des pays d’Europe de l’Est et centrale. Ena effectue son mémoire de recherche sur l’intervention de l’UE dans les conflits yougoslaves. Par ailleurs, Ena est binationale croate et française et parle couramment le Croate.

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