Article écrit par Monika Bičkauskaitė et publié par The German Marshall Fund.
En 1989, deux millions de personnes ont formé une chaîne humaine de Tallinn à Vilnius pour réclamer leur indépendance. En 2020, la « Voie balte » a été transformée en « Voie de la liberté » pour exprimer la solidarité avec le peuple du Bélarus. L’initiative a été organisée et menée par la Lituanie et sa diaspora, qui ont un vif souvenir des difficultés d’un régime autoritaire. Le pays est devenu le plus ardent et le plus actif des défenseurs des droits et des libertés des Bélarusses.
La Lituanie a dénoncé les élections présidentielles frauduleuses du mois dernier et a accueilli la candidate de l’opposition, Sviatlana Tsikhanouskaya, à Vilnius. Son Parlement a été le premier organe international à la reconnaître officiellement comme Présidente élue du Bélarus. Le Ministre des Affaires Étrangères, Linas Linkevičius, a exhorté l’UE à accélérer son soutien aux Bélarusses, notamment en appelant à de nouvelles élections et à la libération des prisonniers politiques. La Lituanie a également proposé aux Bélarusses d’entrer sans restriction sur son territoire à des fins humanitaires. En outre, l’Université de Vilnius a promis des études et des bourses gratuites aux étudiants bélarusses dans le cadre d’un programme de bourses du Grand-Duché de Lituanie, nouvellement créé.
Les raisons pour lesquelles la Lituanie plaide en faveur d’un Bélarus libre pourraient être plus profondément ancrées que son souhait de devenir un acteur régional. Selon la version 2019 du « Belarussian Yearbook« , 30,4 % des Bélarusses déclarent que leur pays est issu du Grand-Duché de Lituanie, l’État médiéval dont le Bélarus faisait autrefois partie. Étant donné que la Lituanie soutient un tel sentiment, son aide pourrait être perçue comme presque paternaliste, plutôt que stratégique. Néanmoins, en montrant son leadership et sa foi en la liberté, elle s’ouvre le chemin vers une plus grande présence dans la politique européenne.
La Lituanie a lutté pour trouver sa place dans le paysage politique européen depuis son indépendance. En raison de sa position géopolitique, on a longtemps pensé que le plus grand État balte pourrait devenir un puissant médiateur, reliant l’est de l’Europe à son centre et à son ouest. La crise au Belarus est devenue un test pour son rôle de médiateur et de leader régional.
L’importance croissante de la Lituanie est confirmée par la visite du Président français Emmanuel Macron cette semaine. Lors de cette première visite en dix-neuf ans, les deux pays discuteront de la coopération en matière de défense, de questions économiques et de cyber-espace. La visite de Macron ouvre une fenêtre d’opportunité pour la Lituanie afin de promouvoir sa stratégie en termes de politique étrangère.
Un plus grand rôle au sein de l’UE?
Depuis son indépendance, la Lituanie a tenté de détacher les États baltes du réseau énergétique contrôlé par la Russie, que Moscou utilise comme une puissante source d’influence internationale. Ces dernières années, elle s’est opposée à la construction de la centrale nucléaire d’Ostrovets au Bélarus, à moins de 50 kilomètres de Vilnius. Pourtant, ses objections sont restées vaines, que ce soit au niveau européen ou au niveau de l’espace balte, la Lettonie ayant eu pour objectif d’acheter de l’électricité à Ostrovets. Maintenant, comme l’a dit Linkevičius, la position de la Lituanie et la crise politique au Bélarus ont convaincu la Lettonie de soutenir son voisin dans le conflit nucléaire et de refuser le commerce de l’énergie avec le Bélarus. Le Président Gitanas Nauseda a ainsi tweeté « La voie balte 2020 : aucun pays balte n’achètera de l’électricité dangereuse à la centrale nucléaire d’Ostrovets ».
Cet exemple montre que la Lituanie peut galvaniser la solidarité et l’unité dans la région. Assumer le leadership régional est exactement le rôle futur que la Lituanie devrait viser au sein de l’UE. De manière conventionnelle, la Pologne est considérée comme le premier candidat à la direction des pays du centre et de l’est de l’UE, compte tenu de sa taille et de sa position géopolitique. Toutefois, étant donné le décalage actuel concernant les valeurs entre Varsovie et de Bruxelles, il est peu probable qu’elle assume un tel rôle.
La Lituanie, en revanche, est bien placée pour le faire. Fervente partisane de l’UE, elle a montré sa capacité à diriger la région et à créer l’unité entre ses États. C’est de ce type d’unité dont l’UE a besoin et que la Lituanie peut faciliter, que ce soit en trouvant un compromis entre la Pologne et les autres membres de l’UE ou en devenant un médiateur entre l’UE et les pays du Partenariat oriental.
Cependant, les perspectives de la région de la Baltique sont trop souvent négligées dans le cadre d’un programme européen plus vaste défini par ses membres dominants. Ainsi, alors que la Lituanie s’est faite le porte-parole des Bélarusses au sein de l’UE, des pays comme l’Allemagne et la France se sont montrés plus prudents pour les aider, pour partie en ayant à l’esprit les relations avec la Russie.
Pourtant, la position de la Lituanie à l’égard du Bélarus est soutenue par un autre acteur clé, les États-Unis. Pour tenter de mieux comprendre la situation à Minsk, Washington s’est tourné vers Vilnius. Le Secrétaire d’État adjoint Stephen Biegun s’est rendu dans la capitale dans le cadre de son récent voyage en Europe, qui a également permis de visiter Moscou et Kyiv. Biegun a rencontré Linkevičius et Tsikhanouskaya pour discuter du Bélarus, et a exprimé l’appréciation de Washington pour le rôle que la Lituanie a entrepris pendant la crise.
Les elfes lituaniens au sein de la forêt cyber de l’UE
Pour avoir plus de poids sur l’arène politique européenne, la Lituanie doit cependant développer une carte de visite attrayante. Ce n’est qu’en devenant un partenaire compétent pour les autres États membres qu’elle pourra renforcer sa crédibilité au sein de l’UE.
Pour ce faire, la Lituanie peut s’appuyer sur son expertise dans de nombreux domaines politiques qui sont pertinents pour l’UE. Elle excelle dans la lutte contre la désinformation et les cyber-attaques, et elle développe sa capacité à combattre l’ingérence étrangère. Les efforts du pays sont remarquables aux niveaux gouvernemental et sociétal, car sa campagne de lutte contre la désinformation s’étend à l’ensemble de la société avec le « mouvement des elfes » – des volontaires qui combattent les « trolls russes ».
En menant la lutte contre les menaces émergentes, la Lituanie peut tirer parti de ses atouts pour ajouter des mécanismes puissants à la panoplie de l’UE et jouer ainsi un rôle plus important. La Lituanie peut également faire preuve d’une plus grande efficacité lorsque sa diplomatie établit un équilibre entre les signaux moraux et l’engagement multilatéral afin d’élargir le nombre de possibilités d’influence, suggère Dominykas Milašius, consultant en matière de risques géopolitiques :
« L’apport d’expertise dans le domaine des menaces émergentes est un créneau stratégique. Les politiciens et les institutions lituaniennes peuvent jouer un rôle plus actif dans la lutte contre la désinformation et le micro-ciblage politique, ainsi que dans la rédaction d’un manuel pour contrer l’ingérence étrangère. Parmi les opportunités potentielles, on peut citer l’engagement dans la coopération de suivi de la Commission avec les plateformes de médias sociaux, l’Observatoire européen des médias numériques et une commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère récemment créée ».
Laisser les traumatismes du passé derrière
La Lituanie a adopté un angle politique inattendu en essayant de se positionner comme un État post-traumatique, bien adapté pour aider les autres à gérer leur passé problématique. Lors d’une conférence sans précédent, tenue à Vilnius, sur le thème « Faire face au traumatisme d’un passé non digéré », des experts et des hommes politiques ont exhorté la communauté internationale à fournir aux sociétés traumatisées les moyens de guérir leurs blessures.
L’État lituanien a reconnu les effets des traumatismes historiques sur la société, notamment les problèmes de santé mentale, la violence et la montée en flèche des taux de suicide. Il est important de souligner l’impact des traumatismes historiques sur ses relations internationales – un aspect qui doit être surmonté pour que le pays devienne un futur leader.
En faisant un pas en avant pour se remettre de son passé, la Lituanie passe à une nouvelle étape de son statut d’État. Autrefois pays occupé, s’efforçant de remplacer les chaînes de l’oppression par les libertés de la démocratie, elle peut aujourd’hui servir elle-même de catalyseur du changement dans d’autres pays.
Si le Bélarus devait se diriger vers la démocratie, il devrait se tourner vers l’exemple lituanien en raison de ses liens historiques, du soutien de la Lituanie pendant la crise actuelle et de sa capacité à surmonter son propre passé problématique. En un sens, la Lituanie pourrait même devenir, un jour, un intermédiaire pour une intégration plus étroite de la Biélorussie avec l’UE.
Cependant, si la crise bélarusse montre le potentiel de la Lituanie, le pays ne devrait pas se limiter à être un intermédiaire entre l’UE et les pays du Partenariat oriental. Au contraire, elle devrait d’abord développer ses propres capacités et devenir un acteur de poids au sein de l’UE, avant d’assumer son rôle de médiateur et de leader régional.
Directeur général d’Euro Créative, analyste Défense/Sécurité