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La route du gaz dans les Balkans, une opportunité stratégique pour l’UE

Source: Pixabay.

La mise en activité de deux nouveaux gazoducs dans le Sud-Est européen en 2020 pourrait durablement transformer les rapports de force entre l’Union européenne et les grandes puissances régionales.

Le premier, Turk Stream, est un projet russo-turc officialisé en 2016 à la suite de l’annulation du gazoduc South Stream reliant la Russie et la Turquie à travers la mer Noire. Cette nouvelle voie permet à la Russie d’alimenter les Balkans et l’Europe en gaz, tout en contournant l’Ukraine. Le second projet, SCPx-TANAP-TAP part de la réserve gazière de Shah Deniz située en Azerbaïdjan sur les bords de la Mer Caspienne. Ce gazoduc traverse l’Azerbaïdjan et la Géorgie (SCPx), la Turquie (TANAP) pour finalement arriver en Europe par la Grèce pour ensuite atteindre l’Albanie puis l’Italie (TAP). La dernière portion TAP (Trans Adriatic Pipeline) a été inauguré fin 2020. Remplaçant le précédent projet américano-européen Nabucco et largement soutenu par l’UE, le TAP cherche à concurrencer le Turk Stream afin de renforcer une indépendance énergétique en Europe vis-à-vis du gaz russe.

Avec cette nouvelle configuration des voies d’approvisionnement du gaz, les Balkans apparaissent comme un carrefour énergétique stratégique pour l’UE. Alors que la Russie cherche continuellement à investir cette zone pour des raisons économiques et diplomatiques, les Européens cherchent à limiter cette influence à travers un renforcement de sa stratégie pour les Balkans.

Corridor gazier sud-européen – Source: Euro Créative.

Le gaz, une composante essentielle de la stratégie énergétique européenne

Dans le contexte d’une crise économique doublée de nécessaires transitions énergétique et environnementale – avec remise en cause des énergies fossiles et du nucléaire par certains acteurs – le gaz demeure une ressource indispensable pour les États, notamment européens. Cette ressource, malgré les alternatives énergétiques renouvelables, est aujourd’hui le produit énergétique dont la consommation augmente le plus. Assurer des réserves et gérer son approvisionnement sont ainsi devenus des enjeux déterminants pour les systèmes économiques des Etats – qu’ils soient producteurs ou clients.

L’Union européenne voit dans le ‘corridor sud’ un moyen de diversifier ses sources d’approvisionnement. Avant 2014, plus d’un quart de ses importations en gaz provenait de la Russie dont 70% de celles-ci passaient par l’Ukraine. Une crise politique entre la Russie et l’Ukraine conduisant à la fermeture des robinets de gaz en 2009 par le géant gazier russe Gazprom puis le conflit russo-ukrainien incitèrent la stratégie européenne d’approvisionnement à évoluer. Le thème de la sécurité énergétique est alors devenu une priorité pour la Commission européenne désireuse d’éviter une trop forte dépendance énergétique pouvant entrainer, en cas d’arrêt brutal de la distribution, des instabilités économiques et politiques. En conséquence, l’UE a saisi l’opportunité de financer des infrastructures alternatives en lien avec d’autres puissances régionales afin de ne plus dépendre que du gaz russe. Pour cela, 17 milliards d’euros ont été débloqués pour la construction du SCPx-TANAP-TAP en inscrivant ce chantier dans la liste des 195 projets d’infrastructures énergétiques essentiels, dits « projets d’intérêts communs », indispensables pour assurer la sécurité énergétique de l’UE. Par son statut de premier client (environ 70% du gaz russe exporté est livré dans les pays européens), l’UE sait que l’ouverture du « corridor sud » devient un formidable outil de pression. En parallèle, le développement retardé et controversé de Nord Stream II (reliant la Russie et l’Allemagne à travers la Mer Baltique) renforce l’intérêt stratégique de l’espace balkanique, autant pour la Russie que pour l’UE.

En multipliant les sources d’approvisionnement, l’UE affaiblit aussi la position de la Russie qui reste profondément dépendante de l’exportation de ses ressources. Depuis 1991, le gaz est l’un des principaux leviers permettant d’assurer à l’État russe des revenus stables et de peser sur la scène internationale. Ce comportement d’État rentier s’est affirmé au début des Années 2000 de façon pragmatique. Aujourd’hui, un peu plus de 80% du gaz russe est exporté. Cet immense volume a permis à la Russie de redevenir un acteur incontournable au sein de la communauté énergétique et plus généralement de la scène internationale. Au cœur de cette stratégie, le géant gazier Gazprom, un acteur économique incontournable pour la distribution et contrôlé par l’appareil étatique, auquel l’UE s’est déjà attaquée en le poursuivant en justice pour abus de position dominante.

Mentionner les enjeux énergétiques dans les Balkans mène inévitablement à un autre acteur important au sein la stratégie énergétique européenne, la Turquie. Du fait de son positionnement géographique et de sa (relative) stabilité – malgré la tentative de coup d’Etat de 2016 et des attentats assez réguliers – la Turquie est effectivement un acteur pivot en ce qui concerne les questions énergétiques, et particulièrement européennes. Les investissements de l’UE dans les infrastructures gazières du TAP et du TANAP ont permis aux deux acteurs de se rapprocher et de collaborer sur un projet commun. Une collaboration permettant à la Turquie de répondre à sa propre consommation en gaz domestique – l’une des plus fortes progressions parmi les pays de l’OCDE – et à renforcer la sécurité énergétique de l’UE en ouvrant une voie concurrente à celle du Turk Stream. Néanmoins, la stratégie ambivalente de la Turquie à la fois avec la Russie mais aussi en direction des Européens peut affaiblir la stratégie bruxelloise. Ainsi, l’UE reste dans le cas présent dépendante d’un acteur de transit et donc de ses revirements stratégiques et des humeurs de son Président Erdogan. Cette situation renforce la position d’Ankara et lui permet d’exercer de nouvelles pressions à l’encontre de son partenaire européen, notamment dans un contexte de tensions vives entre les deux acteurs.

Les Balkans, une zone de rivalité russo-européenne

La région des Balkans apparait comme un lieu stratégique propice aux luttes d’influence entre grandes puissances sur fond de « guerre pour le gaz ». Une relation triangulaire s’est alors imposée entre l’Union européenne, la Russie et les Balkans. Ainsi, lorsque Moscou engage une action – qu’elle soit diplomatique ou énergétique – dans la région, l’UE tente d’y répondre pour s’affirmer et limiter cette influence concurrente. La relation inverse existe en parallèle. Au milieu de cette situation de tension entre influences russe et européenne, les Balkans subissent.

Le rapprochement progressif des pays des Balkans avec l’UE et l’OTAN (Monténégro et Macédoine du Nord pour les plus récents) et la multiplicité des acteurs exportateurs de gaz ont réduit l’influence russe dans la région depuis ces vingt dernières années. Afin de réimposer sa présence, Moscou cherche à investir au maximum dans l’énergie et les projets gaziers locaux afin d’influencer le développement politique de ces pays à long-terme. Sachant que la demande gazière va naturellement augmenter au fur et à mesure que l’UE impose la réduction de la part du charbon dans le mix énergétique des Balkans, la Russie entend bien créer une dépendance énergétique par des investissements massifs et une importante implantation du géant Gazprom. Cette stratégie a surtout pour but d’influencer plus tard les politiques régionales et notamment celles à l’égard du voisin européen.

« En Serbie, en Bosnie, en Bulgarie et en Macédoine, la Russie essaie de transformer la dépendance gazière en dépendance politique, afin de faire obstacle à l’intégration à l’ouest. La question énergétique est un facteur de déstabilisation. »

Timothy Less, Directeur de Nova Europa

La question alors et de savoir si la présence du Turk Stream et la mainmise de Gazprom sur l’économie énergétique locale permettra à la Russie d’exercer une pression suffisante sur la région dans les années à venir. De son côté, l’influence européenne se traduit à la fois par des atouts matériels comme le TAP et le Ionian Adriatic Pipeline mais aussi par des atouts normatifs.

La sécurité énergétique de l’UE passe par l’intégration politique, énergétique et économique de la région. Mais cette intégration n’est possible que si l’influence russe reste limitée. En réponse aux agissements de Moscou, l’UE a cherché à réduire la mainmise de la Russie sur les marchés gaziers locaux notamment grâce au Troisième paquet énergétique de 2009, limitant les positions de monopole dans la production et la distribution du gaz en Europe. Cette décision de la Commission Européenne a permis le retrait du projet South Stream en 2014, infligeant un revers important à Gazprom et cela, malgré la contestions de la Russie au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce. Depuis la Conférence européenne sur la durabilité, l’énergie et l’environnement de 2002, les luttes d’influences se font aussi par la mise en place de règles environnementales, règles nécessaires à respecter pour envisager une adhésion au projet européen. Alors que les systèmes économiques des Balkans restent largement dépendant du charbon, les Européens veulent empêcher ces pays de se tourner uniquement vers le gaz comme solution alternative. Sur fond d’engagements environnementaux, l’UE veut donc diversifier le mix énergétique dans les Balkans et empêcher une dépendance gazière à l’égard de la Russie.

La Russie, premier fournisseur de gaz en Europe – Source: Eurostat

L’influence européenne dans la région se fait aussi par l’intégration normative, c’est-à-dire l’uniformatisation et l’harmonisation de normes nationales afin de répondre à une stratégie globale, ainsi que par des investissements financiers et matériels. Dès le début des Années 2000, l’UE a affiché sa volonté d’intégrer à terme la région au projet politique commun, en reconstruisant et en lançant de nombreux projets de développement. La collaboration s’est d’abord faite par des investissements importants largement financés par la Banque Européenne d’Investissement et la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement. Ces projets de reconstruction ont entrainé une forme de dépendance financière plus ou moins subie par les pays de la région. La sphère d’influence de l’UE s’est alors renforcée. L’Europe joue aussi depuis plusieurs années la carte de l’intégration en incluant les six pays des Balkans dits occidentaux dans la Communauté de l’Energie fondée en 2006. Initialement conçue comme un instrument de pré-adhésion, cette communauté est devenue un moyen de renforcer la dimension internationale du marché de l’énergie dans l’UE et donc d’intégrer les marchés énergétiques des Balkans. La stratégie européenne est donc claire, limiter les influences étrangères et renforcer sa position dans la région à la fois par les normes, les investissements financiers et matériels et donc l’intégration.

L’intégration énergétique précédemment évoquée permet aussi le renforcement des coopérations politiques entre les pays des Balkans eux-mêmes. Les différends bilatéraux, encore présents, sont alors minimisés au profit d’une approche plus pragmatique. Et les questions énergétiques sont désormais parties prenantes du critère des ‘relations de bon voisinage’, des paramètres incontournables au processus d’adhésion à l’UE. Par exemple, l’Albanie et le Kosovo développent des projets en commun de lignes d’interconnexion de 400kV ainsi qu’un projet de construction d’une station thermoélectrique commune. Tandis que les pays des Balkans comptent tirer profit des investissements étrangers dans leurs infrastructures énergétiques permettant de répondre à une consommation interne en augmentation, ceux-ci doivent également trouver le juste équilibre entre les différents acteurs externes. Récemment, la Serbie a annoncé s’être raccordée au gazoduc Turk Stream, un énième rapprochement avec le voisin russe qui ne va certainement pas faciliter une potentielle future adhésion du pays avec l’UE. Des divergences d’opinions et de prises de positions à l’égard des voisins russes et européens existent également au sein même des pays de la région et peuvent amplifier les discordes internes. L’exemple de la Bosnie-Herzégovine est ainsi devenu un cas d’école puisque l’entité nationale ne parvient que difficilement à trouver des positions communes sur la question de l’approvisionnement d’origine russe. Par exemple, la Fédération bosno-croate a refusé en 2014 d’avaliser le projet d’accord intergouvernemental conclu entre la République serbe de Bosnie (Republika Srpska) et la Russie jugeant qu’il n’était pas conforme au traité de la Communauté de l’énergie.

Des stratégies énergétiques européennes multiples

La stratégie gazière européenne interroge sur les attentes des pays membres de l’UE et des objectifs climatiques que la commission Von der Leyen espère atteindre. Tout d’abord, il n’existe pas de position commune parmi États membres sur la question du gaz. Tandis que la position officielle de l’UE est de limiter l’influence russe et de préférer l’alternative du TAP, certains États comme l’Autriche souhaitent le raccordement au Turk Stream. La Bulgarie est allée encore plus loin en reliant son réseau au gazoduc russo-turc fin 2020, créant ainsi le Balkan Stream. Cette décision ouvre la voie au gaz russe dans les Balkans et à l’accaparement par le géant Gazprom du marché gazier bulgare, en total désaccord avec le Troisième paquet énergétique. Rappelons que la quasi-totalité du gaz bulgare est importé et passe par sept points de sortie détenus par l’entreprise russe, partant vers la Grèce, la Macédoine du Nord et la Serbie. Le Président Poutine voit dans ce projet une revanche sur l’abandon de South Stream qui aurait couté près de 800 millions d’euros à Gazprom.

Ces stratégies différentes s’illustrent également par la variation importante de gaz russe importé selon les pays européens. Par exemple, les Pays-Bas ou la Belgique n’importent peu ou pas de gaz russe à l’inverse de l’Allemagne largement dépendante de l’énergie russe dans sa stratégie de fermeture des centrales à charbon et de son refus de l’énergie nucléaire (36% du gaz est importé de Russie). Ces divergences de positions et d’intérêts à l’égard du gaz russe peuvent expliquer les difficultés à trouver des positions communes fortes entre les États membres à l’encontre de la Russie, notamment lors de la crise ukrainienne de 2014.

Exportations de gaz russe par pays européen – Source: Agence internationale de l’énergie

Enfin, bien que défendu comme un projet d’intérêt commun, offrant une nouvelle source d’approvisionnement en gaz au marché européen et à un prix concurrentiel, le corridor gazier sud-européen TAP correspond-il aux attentes environnementales européennes ? Des groupes citoyens ont lancé des mouvements anti-TAP dénonçant les incohérences entre les discours politiques écologistes et les investissements dans les énergies fossiles. A l’opposé, un rapport de la BEI de 2018 considère que le gaz peut jouer un rôle important dans la transition écologique des pays européens. En tant que combustible fossile à faible teneur en carbone et dont la production reste assez souple, cette énergie peut venir compléter efficacement les énergies renouvelables. De son côté, l’Agence Internationale de l’Energie montre que la substitution totale du charbon par les énergies vertes n’est pas possible dans un avenir proche. Le gaz, entre autres sources d’énergie, se justifie donc comme une ressource incontournable dans les transitions environnementale et énergétique en cours. Les projections montrent toutefois que la demande en gaz de l’UE devrait reculer dans les prochaines décennies. Finalement, selon les rapports, « le corridor sud ne devrait pas avoir de retombées directes sur les effets du changement climatique car il ne représente qu’une source de gaz alternative et ne prétend pas couvrir de demande nouvelle ».

La mise en service des deux gazoducs dans le sud-est européen montre que le gaz reste une énergie encore importante dans les systèmes économiques des pays, qu’ils soient exportateurs, pays de transit ou importateurs. Il reste primordial d’abord à cause d’une faible disponibilité des énergies alternatives en plus d’une méfiance plus ou moins importante face à l’énergie nucléaire. Le gaz, et les ressources énergétiques plus généralement, représentent des éléments importants dans les relations internationales. Ce facteur est un outil clef dans les politiques étrangères des pays, surtout entre pays producteurs et clients, pouvant redéfinir les rapports de force. L’énergie s’inscrit dans une dimension globale d’interdépendance étatique et de stratégies politiques de long terme.

D’abord par son caractère indispensable, autant pour la Russie que pour l’UE d’un point de vue économique et politique, le gaz est aussi un moyen de pression et d’influence à l’égard d’acteurs tiers, en l’occurrence les Balkans. Influencer par le gaz à court-terme, c’est aussi investir dans des relations futures permettant éventuellement de préserver ou de développer des sphères d’influences. Tandis que ces dernières étaient entretenues ou provoquées par l’aspect militaire lors de la Guerre Froide par exemple, l’économie et l’aspect normatif semblent présentement être les principaux outils d’influence. Les objectifs restent les mêmes, seuls les moyens évoluent. C’est cet ensemble qui structure la stratégie énergétique européenne en ne se limitant pas seulement à renforcer la sécurité énergétique mais à intégrer à terme les pays des Balkans dans le projet politique européen. Une stratégie politique qui ne peut se concrétiser qu’en ayant une position commune au niveau européen.


Téva Saint-Antonin

Téva Saint-Antonin est analyste sur les Balkans pour Euro Créative et étudiant à l’Institut des Études Européennes de Bruxelles. Il s’intéresse particulièrement à la place de l’UE dans le monde et particulièrement dans ses relations avec la région des Balkans.

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