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L’Europe est morte, Vive l’Europe ! – Dmytro Kuleba

La collection d’essais d’intellectuels ukrainiens « Nova Europa » a été initiée par le New Europe Center (Ukraine) et publiée par la Staroho Leva en 2018. Dans cette collection d’essais, des intellectuels ukrainiens célèbres partagent leur vision de la Nouvelle Europe et de la place de l’Ukraine en son sein. Pour plus d’informations sur le projet, veuillez cliquer ici.

Les opinions exprimées dans cet essai reflètent les points de vue de l’auteur et ne doivent pas être interprétées comme la position officielle du Ministère des affaires étrangères de l’Ukraine.

I – L’Ukraine

Pour un étudiant de première année, le bref essai de Youri Androukhovytch « Les effets de la galerie », publié en 1999, était quelque chose de gigantesque. C’était une perspective de politique étrangère, formulée de manière simplifiée et accessible. « L’avenir de l’Ukraine est en Europe, même si le chemin passe par la galerie ! », m’avait dit l’un de mes amis après avoir lu l’essai avec la naïveté inhérente à un étudiant de première année.

Dans cet essai, le personnage principal, écrivain (évidemment ukrainien), tente d’assister à la mise en scène de « Don Giovanni » à l’Opéra de Vienne. Il fait son chemin à travers des opérations complexes, bien établies au fil des années, pour acheter le billet le moins cher réservé à ceux qui écoutent l’opéra debout. Ce sont les places dites de ‘la galerie’. Il est bien conscient qu’avec ce billet il dispose du statut de « sans-abri de l’opéra ». L’écrivain ukrainien reçoit la pire des pires places. Car les meilleures des pires places sont déjà occupées par des perdants plus agiles que lui.

« Et pourtant – même là, de côté, n’ayant en vue que la moitié de la scène, juste en bas de cette hiérarchie incroyablement cruelle de l’opéra, où la valeur du billet acheté détermine le degré de pénétration dans ce monde à la structure complexe avec ses loges, directeurs, intendants, chefs d’orchestre, « videurs » et prima donna, avec sa machinerie secrète interne, fermée aux profanes et idéalistes, je me suis adonné pleinement et sincèrement, aux premiers pas de l’ouverture… ».

Extrait « Les effets de la galerie » Youri Androukhovytch

C’est une image incroyablement précise de l’Europe et de l’Union européenne qui dominait à l’époque comme l’incarnation de tout ce que le Vieux Monde avait de meilleur à proposer. J’ai lu cet essai moins d’un an après qu’à l’Eté 1998, le Président Koutchma ait déterminé pour la première fois dans son décret que les intérêts nationaux de l’Ukraine exigent la reconnaissance de l’Ukraine en tant qu’État européen influent, membre à part entière de l’UE. Ce décret définissait le but. L’essai a montré à nous, les étudiants, quel serait le chemin à suivre pour y parvenir. Coûte que coûte, nous étions obligés de rejoindre l’Europe – souvent associée à l’Union Européenne, même si cela passait par ‘la galerie’. Même en étant des « sans-abris de l’UE ». Le fait même d’être là serait magique. La vérité était que le perdant ne cesserait pas d’être lui-même une fois qu’il se retrouverait dans un espace clos avec ceux qui ont plus de succès que lui.

Au cours des années suivantes, l’impression fut que ce romantisme, cette irrationalité de la perception de l’UE et de notre place dans l’Union étaient inhérent non seulement aux jeunes romantiques, mais aussi au public et aux politiciens en général. Par exemple, après la Révolution orange, l’Ukraine a unilatéralement supprimé l’obligation de visa pour les citoyens de l’UE. Sans négociations et sans efforts diplomatiques pour obtenir quelque chose en retour. Ou lorsque nous avons défini à notre gré la date du dépôt de la demande d’adhésion à l’UE. Ou quand le drapeau de l’UE à côté d’une personne tuée ou blessée sur le Maїdan est devenu une des images à exporter de la révolution de la Dignité. Nous avons caché l’incapacité de la société ukrainienne à amener au pouvoir les gens capables de ramener l’Ukraine en Europe de manière rationnelle sous une épaisse couche de larges gestes et de sacrifices, afin que nous puissions nous voir, après l’échec de l’Union soviétique, au sein d’Union européenne, plus forte, plus juste et, évidemment, plus riche.

Cela n’a pas très bien fonctionné. Au cours de mes années de travail en diplomatie, je n’ai rencontré aucun fonctionnaire ou diplomate de l’Union européenne, qui pensait qu’un juste retour des choses était nécessaire pour l’Ukraine du fait de ses gestes positifs et de ses sacrifices. Ou bien même que la mort sur le Maїdan avec un drapeau de l’UE signifie quelque chose de plus que la mort elle-même. Peut-être que je n’ai pas eu la chance de faire les bonnes rencontres.

La psychologie de la galerie était nuisible, car elle renforçait la conviction de notre incapacité de revendiquer une meilleure place, mais répondait aux attentes de l’UE. L’UE souriait poliment en nous encourageant. Mais elle nous tenait à distance et a résisté à notre immense pression pour donner une « perspective européenne » à l’Ukraine, c’est-à-dire une reconnaissance formelle du fait qu’un jour, plus tard, nous deviendrons enfin membres de l’UE. L’esprit romantique nous a aveuglé. Notre romantisme a compensé notre incapacité à la rationalité. Notre rationalité aurait du au contraire consister en des investissements systématiques de l’État dans seulement deux domaines spécifiques que sont l’enracinement des principes et des normes européennes dans la législation ukrainienne et la promotion de l’Ukraine dans les pays de l’UE à l’aide de la culture et du commerce. Des mesures cohérentes et assumées dans ces domaines auraient permis d’accomplir la tâche principale qui consiste à être reconnus comme « siens » par l’UE.

L’histoire de l’élargissement de l’UE nous apprend qu’elle n’accueille que « les siens ». Même s’ils ne correspondent pas à toutes les normes européennes. Certains des nouveaux États membres de l’UE avec lesquels nous sommes limitrophes, au moment de l’adhésion à l’Union européenne, n’avaient pas plus d’Europe que nous en avons actuellement. Même aujourd’hui, dans un certain nombre de pays de l’UE, il est facile de rencontrer des lieux et des pratiques très éloignées de notre vision des normes européennes. Le sommet UE-Balkans occidentaux, tenu en mai 2018, a réaffirmé cette règle pour la énième fois. On promet aux pays des Balkans d’adhérer à l’UE malgré la faiblesse de leurs institutions, la corruption, la puissante criminalité organisée intégrée au corps du gouvernement et les conflits entre les pays voisins. La question de la réalisation des réformes dans le pays a toujours été une question accessoire, mais on a oublié de nous le dire. De même qu’on a oublié de nous dire que le point le plus important est d’être reconnus comme « siens ». Si on ne peut avoir que ‘la galerie’, mais on est reconnus comme « siens », on reçoit une invitation à prendre place sur le balcon, où on vous donne la motivation et on vous prépare pour le moment où vous pourrez vous installer dans le parterre bien désiré. Evidemment, avec un billet à prix réduit.

Pour l’adhésion à l’UE, l’Ukraine est trop grande, trop complexe et potentiellement trop forte. L’expérience de la Pologne et de la Hongrie a montré à l’Union Européenne que cette partie de l’Europe n’était pas aussi simple qu’elle pouvait paraître à première vue et qu’elle réclamait sans cesse quelque chose de plus. Cependant, ce n’est pas le principal obstacle à la pleine intégration européenne. Nos problèmes fondamentaux résidaient dans le fait que nous étions romantiques et n’étions pas reconnus comme « siens ». Pour un trop grand nombre de gens à l’extérieur comme à l’intérieur de l’Ukraine la frontière psychologique de l’Europe commençait à la frontière occidentale de l’Ukraine. Nous n’étions pas reconnus comme « siens ». La plupart de nous ne se sentaient pas comme « siens ». Dans l’esprit des capitales européennes clés, Kyiv faisait partie du « monde russe ». Il fallait nous tenir à distance, mais il ne fallait pas franchir la ligne rouge qui agacerait Moscou. Je me souviens d’un diplomate européen qui, si je ne me trompe pas, en 2011, a dit dans les coulisses des négociations que l’Ukraine et la Russie, devraient obtenir le régime sans visa avec l’UE ensemble. Parce qu’il est inadmissible que les Ukrainiens aient quelque chose que les Russes n’ont pas.

Dans ce contexte, l’Accord d’association a été conçu comme un instrument ambitieux de l’UE visant à transformer l’Ukraine en un voisin sûr et compréhensible. L’année 2014 – le début d’une véritable fracture entre l’Ukraine et la Russie – a apporté des ajustements importants à cette perception. L’Accord n’est pas devenu la voie à l’adhésion à l’UE, mais a transformé l’Ukraine en un acteur distinct dans ses relations avec l’Europe. Nous avons eu la chance d’être reconnus comme « siens » à long terme. Et c’est notre chance principale.

Cependant, la réalisation de ce possible succès à long-terme ne dépend pas seulement des efforts de l’Ukraine. Il s’agit d’un mouvement bilatéral et les dirigeants des pays clés de l’UE ont quelque chose à faire eux-mêmes – prendre une décision de principe selon laquelle l’Ukraine devient « sienne » et a, donc, besoin d’une aide appropriée, pas en tant que voisin mais en tant que futur membre de la famille. Pourquoi en ont-ils besoin? Parce que l’une des conditions de la survie du projet de l’Union européenne dans la perspective historique est sa dynamique d’expansion constante jusqu’à ce qu’elle arrive à la frontière de la non-Europe géographique et politique.

Les effets de la galerie n’étaient qu’une manifestation post-moderne du complexe d’infériorité. Nous nous sommes imposés le statut de perdant qui sont venus en retard pour le train de l’intégration européenne et nous sommes restés avec nos valises à la station « Post-soviétique ». C’était comme ça jusqu’à ce qu’en 2014, avec du sang et des agitations, nous avons sauté dans le dernier wagon du train qui en direction de la station « Européenne ». J’espère que le romantisme lié à l’intégration européenne de l’Ukraine est mort sur le Maïdan et sur le front russe. Sa mort a donné la vie à la rationalité européenne de l’Ukraine. Ce train ne s’arrêtera plus. Mais si nous rejetons la rationalité et remplaçons à nouveau l’efficacité des actions par les spéculations et les agitations géographiques, nous allons nous jeter nous-mêmes hors de ce train lancé à toute vitesse.

II – L’Union Européenne

Un jour, en France lors d’un rendez-vous chez le coiffeur, j’ai eu envie de combler un long silence par une conversation et j’ai demandé au coiffeur pourquoi l’Alsace avait massivement voté pour Marie Le Pen, une nationaliste qui avait auparavant promis de mettre fin à l’UE et à l’ouverture de la France sur le monde.

Vous savez, j’habite dans une petite ville à 17 kilomètres de Strasbourg. On vit dans l’aisance, en toute sécurité, et tout est là. C’est le paradis sur terre. J’ai voté pour Macron, mais globalement, chez nous Le Pen a largement remporté les élections. Parce que les habitants ont peur de tout perdre »

Propos rapportés par Dmytro Kuleba

Cette crainte de tout perdre ce qui a été gagné au cours des siècles de conquêtes, de révolutions sociales, technologiques et politiques domine désormais en Europe occidentale, qui se considère comme le cœur de l’UE et définit le dialogue comme un moyen de résoudre les différends. Cette position de protection est tout à fait légitime jusqu’à ce qu’elle ne fasse face aux acteurs internes (tels que la Pologne, la Hongrie) et aux acteurs externes (tels que la Russie, la Chine, les États-Unis), affamés de victoires, qui choisissent la lutte, en poussant le dialogue à la deuxième place. Les efforts constants pour engager le dialogue lorsque on est battus et secoués de toutes parts est la conséquence directe de cette peur de perdre le bien-être et la sécurité, ce qui renforce la probabilité d’un scénario dramatique – la perte de tout par ceux qui ont renoncé à la lutte pour ne rien perdre.

Cette ambitieuse UE, au sein de laquelle l’Ukraine a décidé d’entrer en 1999, n’existe plus. Elle est morte en 2005 après l’échec d’approuver la Constitution de l’UE lors de référendums tenus en France et aux Pays-Bas en 2005. Pour remplacer cette constitution qui a échoué, les gouvernements et les parlements ont mis en œuvre – presque les mêmes dispositions – le Traité de Lisbonne. Un pas en avant dans le développement institutionnel a été quand même fait. Mais la barrière psychologique est restée insurmontable jusqu’ici. Les citoyens sont restés avec leurs États-nations et l’Union européenne n’est pas devenue entièrement la « leur ». Il y a une certaine ironie symbolique. En gros, il n’y a aucune différence fondamentale entre un habitant moyen ukrainien, disons, Vasyl et celui européen, disons, Alex. L’un vit en Ukraine, l’autre – dans un des pays de l’UE. Mais tous les deux apprécient l’Union européenne pour les salaires élevés, les pensions de retraite et les bonnes routes. Cependant, Vasyl veut devenir « sien » dans l’UE, et l’UE se met en quatre pour devenir « sien » pour Alex. Et c’est un grand drame, parce que l’UE, en tant que projet d’un empire libéral, ne peut se développer que si l’intégration devient plus profonde et que l’Union devient plus grande. Les citoyens ont pris tout du projet de l’UE de manière pragmatique – la liberté de circulation et la possibilité de gagner de l’argent, la sécurité, etc. – et se détournent maintenant de l’approfondissement et de l’expansion.

Le Brexit – la sortie du Royaume-Uni de l’UE – n’est qu’une autre mort de l’Union européenne, après laquelle une nouvelle vie va commencer. Il y aura de nouvelles morts et de nouvelles transformations, car les vieilles dynamiques du développement de l’UE se sont épuisées et il n’y a ni force ni inspiration pour se mettre d’accord sur de nouvelles dynamiques. Trois choses donnent le coup de grâce à l’UE actuelle et ouvrent la voie à une nouvelle union :

  • L’insatisfaction des citoyens à l’égard de la politique de la Commission européenne, qui a été franchement diabolisée pour sa réglementation supranationale ;
  • L’arrivée au pouvoir de partis nationalistes politiques dans certains pays d’Europe centrale qui exigent une plus grande influence de leur pays ;
  • Le succès en Europe occidentale des forces politiques de droite et de gauche qui ont une vision alternative de l’Europe et de l’Union européenne.

Le problème de la migration dans les pays de l’Union européenne et la politique de l’UE vis-à-vis de la Russie sont les sujets où tous ces facteurs se manifestent le mieux. La migration a capturé les valeurs libérales de l’Union européenne – on ne peut pas interdire aux gens de chercher une meilleure vie. Cependant, les problématiques migratoires sont une raison idéale pour jouer sur les stéréotypes. En rappelant à la société les risques liés à l’immigration, on prend les forces politiques centristes qui ont dominé l’UE au cours de ces quelques dernières décennies sur le fait des incohérences et des inefficacités, ce qui aide à promouvoir les forces de droite et de gauche extrêmes. La politique agressive de la Russie a captivé la sécurité et le bien-être de l’Europe. Les entrepreneurs qui veulent faire du business avec la Russie font pression sur un certain nombre de gouvernements européens, d’une part. Et d’autre part, un certain nombre de gouvernements cherchent à établir un équilibre et de bonnes relations avec la Russie agressive afin de garantir leur sécurité. Il n’y a pas d’accord fondamental au sein de l’UE sur ces deux sujets et, par conséquent, il n’y a pas de politique commune efficace. Et là où il n’y a pas d’unité, d’abord il n’y aura pas d’union, ensuite – de sécurité et puis – de bien-être. Ce n’est pas un processus très rapide. Mais il n’est pas nécessairement lent non plus.

Un épisode crucial est resté dans l’ombre du Brexit. En 2018 l’UE n’a pas pu satisfaire une exigence essentielle qu’elle pose à elle-même – agir ensemble s’il s’agit de la politique étrangère fondamentale et la sécurité. En réponse à l’attaque chimique de la Russie sur le territoire de la Grande-Bretagne (empoisonnement de Sergueï Skripal et de sa fille à Salisbury), l’UE n’a pas pu garantir des contre-mesures communes – plusieurs États membres n’ont pas soutenu l’expulsion de diplomates russes. Cette incapacité à prendre des mesures collectives est le verdict de l’histoire. L’UE considère que le dialogue sans fin est le meilleur moyen de conserver et de changer la réalité. Ce modèle a vraiment bien fonctionné, mais a commencé à stagner, quand on a lancé à l’Europe un défi qui exigeait une action au lieu du dialogue.

La sortie des États-Unis de l’accord anti-nucléaire avec l’Iran représente l’un de ces défis. L’UE tente désespérément et de manière démonstrative de sauver l’accord, car les entreprises européennes veulent gagner de l’argent en Iran et leurs gouvernements croient que l’accord donne plus de sécurité que son absence. Ces lignes sont écrites lorsque le sort de ces efforts n’est pas toujours clair. Cependant, j’ose prédire que globalement l’UE n’y arrivera pas, car tout ce qu’elle a à offrir à l’Iran, c’est le dialogue. Mais même l’Iran a besoin d’actions politiques que l’UE ne sera pas capable d’offrir.

Les sanctions contre la Russie suite à l’annexion de la Crimée, l’invasion militaire au Donbass et le crash de l’avion MН17 qui avait à bord des citoyens de l’UE sont devenues une formidable manifestation des actions. Je ne pouvais pas reconnaître l’Union européenne et j’ai commencé à croire que les changements étaient possibles. Cependant, le temps semble tout remettre à sa place. Les voix en faveur du dialogue avec la Russie deviennent de plus en plus fortes. Paris « flirte » avec Moscou. Berlin, qui était le principal critique de Moscou jusqu’à récemment, contribue le plus à la promotion du projet du gazoduc Nord Stream-2. Il cherche à renforcer sa position qui est déjà fondamentalement forte, dans l’UE et rappelle ainsi la fragilité du régime de sanctions. La levée des sanctions sans changer le comportement de la Russie va détruire l’unité de l’UE. Cependant, cela répondra au concept de dialogue. Si les sanctions contre la Russie pour son agression contre l’Ukraine avaient dû être mises en œuvre en 2018, avec une forte probabilité nous serions devenus plutôt témoins de l’expression d’une nouvelle mais très profonde préoccupation, que de l’imposition des sanctions.

L’UE actuelle a fait son temps. Elle a perdu sa passion d’agir dans le monde où les passions sont à nouveau à la mode. Le monde agit. Souvent de manière cruelle. L’UE croit que sa réponse principale est le dialogue. La crainte de perdre la richesse et la paix est la base de cet attachement au dialogue. Le plus grand symbole du déclin de l’Union européenne est son plus grand espoir – le Président français Emmanuel Macron. Lors de son intervention devant le Parlement européen, M. Macron a parlé avec enthousiasme de la nécessité de restaurer la « souveraineté européenne » et a reconnu qu’« il y a probablement une sorte de guerre civile européenne, où nos différences, parfois nos égoïsmes nationaux paraissent plus importants que ce qui nous unit ».

Il y a un double symbolisme. Premièrement, après la Seconde Guerre mondiale on a investi des ressources énormes dans le projet européen pour remplacer le culte de la personnalité par le culte des institutions. Nous avons besoin d’institutions fortes, et pas de leaders, ont-ils dit. Et ils ont atteint leur but. L’UE et ses États membres peuvent être fiers de leurs institutions. Quand les euro-optimistes regardent Macron et espèrent qu’il sauvera par miracle toute le monde de la défaite honteuse comme l’a fait autrefois Jeanne d’Arc, c’est le symbole de la crise des institutions. La conception a commencé à stagner et cherche un leader qu’on puisse opposer aux brillants leaders du camp des eurosceptiques. Deuxièmement, si le Président français, couronné « espoir de l’Union européenne », prononce les mots tels que la « guerre civile européenne », on peut en conclure sans exagérer que la situation réelle est encore pire que cette métaphore.

Non, l’UE ne va pas se désintégrer. Elle va juste continuer à chanceler. Cela va créer des risques fous pour que son plus grand appât – ces fameuses valeurs européennes menant à la prospérité et la paix – soient discréditées par l’inaction et le conformisme de l’UE, paralysée par ses déséquilibres internes. Enfin, cette Union européenne mourra aussi. À sa place une nouvelle UE va apparaître. La forme restera la même. Il est peu probable que des forces capables de changer radicalement le format de l’Union apparaissent dans les 5 à 10 années à venir. Il y aura des sommets, les institutions vont rester les mêmes, la loi va fonctionner, le drapeau bleu avec des étoiles dorées ravira les yeux et « l’Ode à la joie » – les oreilles. Mais derrière cette façade, il y aura moins d’unité, moins d’ambition et moins de succès. Il y aura de la joie, mais cette joie ne va pas ajouter de la force. Tout va se développer de façon que le Pen le voulait. Et elle ne devra même pas devenir présidente pour le voir.

– L’Europe est un musée. Regarde autour. Le vrai pouvoir est ici, en Asie. Et aussi en Amérique, – une connaissance m’a dit quand je suis arrivée à Singapour depuis Strasbourg. Si la tendance ne change pas, la mission principale de l’UE consistera à la muséification de l’Europe. Dans tous les sens du terme. Et c’est aussi une des variantes possibles. Les musées riches attirent des touristes du monde entier.

III – L’Europe

– Tu sais, chez nous, on entend souvent la phrase « Allons en Europe pour le week-end! » Cela signifie que les Britanniques veulent aller sur le continent, – il était étrange d’entendre ces mots prononcés par un Européen. Mais la surprise s’évapore tout de suite lorsque je me souviens de ce que m’avait dit mon collègue britannique du Conseil de l’Europe. Nous avons un jour plaisanté avec un collègue norvégien, en disant qu’après le Brexit, la Norvège, le Royaume-Uni et l’Ukraine pourraient former une « Triple Alliance » afin de faire progresser leurs opinions et positions communes dans les relations avec l’Union européenne. La blague a acquis un caractère plus sérieux lorsque on a commencé à exprimer dans l’UE l’idée que l’accord d’association avec la Grande-Bretagne serait un bon pas en avant. Le Financial Times a publié une lettre d’un expert connu qui proposait de choisir entre les deux variantes suivantes – l’accord commercial que l’UE a avec le Canada, la Turquie et l’Organisation mondiale du commerce ou l’accord sur le marché qu’elle a avec la Norvège, la Suisse et l’Ukraine.

Il est superbe que les slogans ukrainiens soient passés de « l’Ukraine n’est pas la Russie » à « l’Ukraine c’est l’Europe ». Le premier slogan est basé sur la négation et nous montre ce que nous ne voulons pas être, mais cela nous mène également dans une impasse. Le deuxième slogan nous montre la voie pour sortir de cette impasse car il répond à la question ‘qui nous voulons être’. Ce serait idéal pour l’Ukraine, si ces slogans fonctionnaient ensemble, car ils permettent de tuer les spéculations sur le fait qu’il est possible d’être l’Europe et d’avoir l’alliance avec la Russie en même temps. Notre histoire et la guerre en cours prouvent que ce n’est pas possible. Nous devons continuer à nous éloigner de la Russie, mais nous devons également remplir le mot « l’Europe » d’un sens pertinent pour notre époque et nos intérêts nationaux. L’association de l’Europe avec l’Union européenne est un phénomène qui reste dans le passé. Même dans l’UE elle-même, il y a plusieurs Europes (du Nord, d’Ouest, du Sud et celle centrale). Être en Europe ne signifie plus participer à des unions économiques ou juridiques, cela veut dire sentir le rythme de l’Europe et le fonctionnement des valeurs européennes.

Et pour éviter les spéculations, je voudrais souligner encore une fois qu’il ne s’agit pas de renoncer à l’intégration européenne. La question est de ne pas rêver à l’adhésion à l’UE avec le statut d’un chanceux détenteur du billet à la galerie. Lorsqu’en Ukraine on commence à exprimer des doutes et à se poser la question pour comprendre si l’accord d’association avec l’Union européenne valait des morts sur le Maїdan, sur le front avec la Russie et sur les territoires temporairement occupés de la Crimée et du Donbass, ce ne sont que des spéculations. 

C’est l’accord d’association qui est la voie vers l’Europe. Mais à moyen terme, il ne sera nécessairement pas la voie vers l’adhésion à l’UE. Nous devons nous concentrer sur la mise en œuvre de l’accord d’association et sur l’intégration dans les domaines de l’Union européenne où nous avons nos intérêts nationaux. Nous devons dépenser de l’argent et de l’énergie pour devenir « siens » dans les principales villes européennes et institutions de l’UE. L’UE ne peut pas nous donner ce dont nous avons besoin le plus – la sécurité – jusqu’à ce qu’elle ne nous accepte comme « siens ». Cependant, elle peut nous donner tout de suite des valeurs et le marché. Même si les valeurs finissent par être ternies par le conformisme européen pour préserver sa richesse, nous devons nous y tenir.

Les tâches urgentes pour l’Ukraine sont de libérer l’énergie politique et économique interne et de gagner de l’argent dans le monde entier. En bref, nous devons devenir forts. Si on est d’accord avec cela, l’accord social avec l’UE pour la prochaine décennie est simple: nous voulons être « siens » pour vous et nous construisons l’Europe ici, selon les principes que nous avons en commun avec vous, mais nous avons également la possibilité d’agir contre tout défi si le dialogue est épuisé. Cela offrirait ainsi à l’UE une Ukraine claire et prévisible et son grand marché économique. Cela nous permettra de faire face à l’opposition interne aux réformes nécessaires, d’enraciner les principes européens dans le pays, au moins de garantir la sécurité et de ne pas nous charger d’obligations inutiles, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Nous devons rechercher le partenariat le plus étroit possible avec l’Union européenne, quelle que soit la dynamique de cette union. En outre, nous devons soutenir de toute manière une Union européenne forte et capable d’agir de façon efficace. L’histoire et la géographie ne nous laissent pas de choix alternatif. Cependant, nous devrons également faire taire l’idée que l’Union européenne perd le monopole de l’association avec l’Europe. Cela est resté dans le passé. L’Europe a commencé à changer. Elle cherche une nouvelle forme.

Après la Seconde Guerre mondiale, Robert Cecil, lauréat du prix Nobel de la paix en 1937 pour ses services à la Société des nations, a déclaré lors de la dernière réunion de cette organisation internationale: « La Société des nations est morte, vive l’Organisation des nations unies ! ». L’Europe que nous avons associé avec l’Union européenne meurt devant nos yeux. Le fait d’absence d’une grande guerre en tant que force motrice de ce processus ne devrait pas être réconfortant. La Grande Guerre est en cours. Elle a été initiée par la Russie. Quelque part, elle la mène avec ses chars et ses Grads, quelque part, elle sponsorise des forces politiques radicales et manipule l’opinion publique dans le but de mener au pouvoir les forces nécessaires. L’UE ne voit pas encore la force qui pourrait inverser cette tendance. Le slogan «L’Europe est morte. Vive l’Europe! » sera bientôt prononcé à nouveau.

Quand, peu de temps après Cecil, le « père de l’Europe », Jean Monet a déclaré au début du projet de l’intégration européenne que « l’Europe n’a jamais existé, il faut toujours la créer », il ne s’agissait certainement pas de l’Union européenne composée de 28 membres, dont la frontière suit la frontière occidentale de l’Ukraine. Il parlait d’un espace organisé par certains principes. Les créateurs de l’UE avaient l’ambition de penser grand en termes d’histoire. Les dirigeants européens actuels n’ont pas l’ambition de penser même en termes de demain. C’est pourquoi Macron semble si brillant dans ce contexte. L’Europe est un espace géographique rassemblant des États reliés géographiquement les uns aux autres, où l’équilibre entre la sécurité et le libéralisme crée le bien-être. La question de l’organisation institutionnelle de cet espace est d’importance secondaire. L’Europe existe et restera là, où ce concept domine. Si tel est le cas en Ukraine, nous serons l’Europe sans l’adhésion à l’UE. Si ce n’est pas le cas dans un des États membres de l’UE, ce ne sera pas l’Europe.

L’Europe est une série d’infinis. Rome, Charles le Grand, Pierre le Grand, Napoléon, les Habsbourg, la Sainte-Alliance, les créateurs d’États-nations, le Troisième Reich, l’Union soviétique, l’Union européenne – et on peut continuer cette liste de différentes façons d’organiser le continent. Tous sont unis par le fait que chacun avait envie de réaliser sa vision de l’Europe, croyait qu’il créait l’éternité et à chaque fois s’en trompait. Rien n’est éternel ici. Tout passe, tout casse, tout lasse. Dès qu’une vision de l’Europe entre dans les manuels, elle est remplacée par une autre dans la vie réelle. Ce n’est pas un endroit pour les perdants. Pour réussir, chaque génération d’Européens est confrontée depuis des siècles à la même tâche: ressentir l’esprit de son temps, mener une politique efficace pour assurer à eux-mêmes une place digne en Europe qui existe ici et maintenant et pour participer à la création d’une nouvelle Europe en travaillant avec « la tête et les coudes ».


Dmytro Kuleba

Dmytro Kuleba est Ministre des Affaires Étrangères Ukrainien depuis 2020. En 2019, il fut également Vice-Premier Ministre Ukrainien pour l’Intégration Européenne et Euro-Atlantique. Il est un diplomate et un homme politique ukrainien expérimenté. C’est lui qui a introduit le premier les concepts de diplomatie numérique, de communications stratégiques, de diplomatie culturelle et de diplomatie publique dans le travail du Ministère Ukrainien des Affaires Étrangères. En 2016, Dmytro Kuleba a été nommé Ambassadeur, Représentant permanent de l’Ukraine auprès du Conseil de l’Europe. Dmytro Kuleba est également l’auteur d’un livre intitulé ‘La guerre pour la réalité’. Comment gagner dans le monde des faux, des vérités et des communautés?

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