Comme l’a déclaré Bohdan Vitvitsky – ex-Procureur auprès du Département américain de la Justice et Conseiller juridique à l’Ambassade américaine en Ukraine – le péché originel de l’approche soviétique de la légalité était sa subordination aux besoins de ceux qui possèdent le pouvoir. Les récentes déclarations du Président ukrainien Volodymyr Zelenskyy au Financial Times quant à la décision de la Cour Constitutionnelle concernant le démantèlement des structures internes de la lutte contre la corruption, montrent qu’il existe un manque criant de culture juridique au sein du monde politique ukrainien. Sa proposition de passer outre la décision de la Cour, voire de suspendre le mandat des juges constitutionnels est en effet contraire aux principes fondamentaux de l’État du droit et de la séparation des pouvoirs.
Face à ces développements, rappelons que la Commission de Venise – l’organe consultatif en droit constitutionnel du Conseil de l’Europe – a indiqué que les instances politiques ne devaient pas mettre fin au mandat des juges de la Cour Constitutionnelle ni bloquer ses activités. De tels actes constituant une grave violation de l’État de droit. Et ce, en dépit des aspects controversés de la décision de cette même Cour – mis en évidence par la Commission – et de la corruption généralisée régnant au sein du système judiciaire national. En outre, lorsque l’objectif est de résoudre les problèmes du système judiciaire à la source, utiliser de telles solutions peut entrainer le renforcement de la polarisation politique. Un risque déjà mis en évidence au sein de l’espace soviétique où certaines tentatives de dépolitisation du judiciaire ont conduit à un affaiblissement de la séparation des pouvoirs entrainant à son tour des conflits politiques autour des liens entre les pouvoirs judiciaire et politique.
Zelenskyy face à la Cour Constitutionnelle. La Commission de Venise en arbitre
Analysons tout d’abord la décision initiale prise par la Cour Constitutionnelle ukrainienne en octobre. En déclarant inconstitutionnelles les dispositions du code pénal qui criminalisent les fausses déclarations concernant le patrimoine, les juges ont de facto paralysé l’Agence Nationale pour la Prévention de la Corruption (Національне агентство з питань запобігання корупції – NACP). De plus, en septembre dernier la Cour a jugé que l’ex-Président Porochenko n’avait aucun pouvoir constitutionnel autorisant la mise en place du Bureau National de Lutte contre la Corruption (Національне Антикорупційне Бюро України – NABU) – organe en charge des enquêtes pénales dans le domaine de la lutte contre la corruption.
Ces décisions font suite à un recours présenté par 47 parlementaires des partis « Plateforme d’Opposition – Pour la Vie » (Опозиційна платформа — За життя) et « Pour l’Avenir » (За Майбутнє), réputés proches de l’oligarque Ihor Kolomoyskiy. Cette initiative parlementaire risque de compliquer les relations entre l’Ukraine et ses partenaires occidentaux, dans la mesure où la lutte contre la corruption est une condition essentielle pour un renforcement de l’intégration euro-atlantique. Face au risque de blocage et puisque cette lutte anti-corruption faisait partie de ses promesses de campagne, le Président Zelenskyy a sollicité l’avis de la Commission de Venise.
Cette dernière – dans le rapport mentionné précédemment – a déclaré que des conflits d’intérêts impliquant certains juges étaient possibles puisque la NACP avait auparavant identifié des irrégularités dans certaines déclarations patrimoniales. Dans le même temps, ce rapport mentionne le fait que la Cour n’a pas jugé nécessaire d’expliquer en quoi les prérogatives constitutionnelles seraient affectées de « façon disproportionnée » par les décisions du pouvoir législatif; le Parlement étant selon l’Article 92 de la Constitution ukrainienne responsable de la définition des crimes et délits (notamment ceux liés aux déclarations de patrimoine). De fait, dans le raisonnement de la Cour, les activités de la NACP – qui relèvent du pouvoir exécutif – pourraient nuire à l’indépendance du pouvoir judiciaire compte tenu de ses compétences règlementaires pouvant conduire à la sanction d’individus assumant des charges publiques.
La Cour n’a toutefois pas pris en considération le fait que la NACP ne possède aucun pouvoir exécutif et surtout que la législation nationale accorde des garanties additionnelles aux juges ordinaires. En effet, ces derniers ne peuvent être suspendus que par une décision formulée par le Conseil Supérieur de la Magistrature (Вища рада правосуддя). En ce qui concerne les juges constitutionnels, leur suspension ne peut-être que votée à la majorité qualifiée par la Cour elle-même. De surcroît, comme les pouvoirs de la NACP ne sont pas applicables seulement aux juges mais aussi à l’ensemble des agents publics, la totale invalidation de ses pouvoirs paraît largement problématique et contradictoire.
Grâce aux recommandations fournies par la Commission de Venise et à l’étude comparative des pratiques internationales, il est possible de mettre en évidence les déficiences de la décision prononcée par la Cour Constitutionnelle. En effet, le rapport de la Commission a présenté des recommandations à l’exécutif l’aidant à agir tout en préservant l’intérêt général public dans le cadre de la lutte contre la corruption. Dans le même temps, la réaction du Président Zelenskyy fournit également des éléments de réflexion importants mettant en évidence des similitudes avec les expériences politico-judiciaires venant d’autres pays de la région. L’Ukraine n’est ainsi pas le seul exemple où demeure une certaine complicité entre le pouvoir judiciaire et les oligarchies pro-russes – vestiges d’un régime autoritaire passé – dont les processus de réformes du système judiciaire sont pointés du doigt. L’expérience de la Géorgie, autre pays de l’espace post-soviétique, semble nous offrir de précieux enseignements.
Quelques leçons tirées de l’exemple géorgien
Autant en Ukraine qu’en Géorgie, les forces réformatrices font face à des oppositions enracinées dans le régime soviétique renversé il y a plusieurs décennies. Ces dernières ont entravé les tentatives de réformes soit à travers l’utilisation d’instances formelles telles que le judiciaire soit en utilisant leur influence dans les medias contribuant à renforcer les divisions politiques.
À ce propos, en Géorgie, les reformes de 2013 avaient pour but de dépolitiser le pouvoir judiciaire, ainsi que de garantir la transparence du processus judiciaire notamment lors de la nomination des juges. Le rapport de Freedom House, « Nation in Transit 2020 » décrit cependant une situation qui demeure problématique tant au niveau du cadre juridique que de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mise en cause notamment, la procédure de nomination des juges de la Cour Suprême en 2019. En effet, suite aux amendements de la Constitution prévoyant notamment un mandat à vie pour les juges, le Conseil supérieur de la magistrature (HCoJ) a finalement présenté dix candidats au Parlement pour remplacer les juges dont le mandat expirait, faute de législation visant à règlementer la procédure de sélection chez le HCoJ. Les réactions hostiles formulées par l’opinion publique conduisirent cependant au retrait des candidatures et à des amendements de la loi organique sur l’organisation des tribunaux.
Ces rebondissements ont été suivis à la fois par la Commission de Venice et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH). Ces organes consultatifs ont également suivi la désignation des 20 juges par le Conseil supérieur de la magistrature à l’été 2020 et ont constaté des insuffisances dans l’évaluation des candidats, des insuffisances réglementaires en matière de conflit d’intérêt ainsi qu’un climat de tensions entre les composantes civile et judiciaire du Conseil. Les juges alors désignés par le Conseil doivent désormais être validés par le Parlement à la majorité simple. Le parti au pouvoir « Rêve géorgien » (ქართული ოცნება), en disposant de la majorité absolue des sièges, s’est formellement assuré la nomination à vie de 14 juges sur un total de 28, contribuant ainsi à la transposition de la polarisation issue de l’arène politique géorgienne au sein du pouvoir judiciaire national.
L’expérience géorgienne met en garde contre la tentation de politiser le processus de nomination. Elle témoigne aussi de l’importance des reformes dans le domaine judiciaire – et notamment du rôle clé des instances tels que le Conseil Supérieur de la Magistrature – qui doivent tenir compte des questions de suspension et de conflits d’intérêts. Ces réformes doivent aussi garantir le plus haut niveau de qualification morale et professionnelle lors des procédures de désignation avec des règles précises sur la composition et le travail des comités de présélection, en ayant une forte composante internationale soit par la présence d’observateurs, soit par l’engagement effectif d’organismes tels que la Commission de Venise ou le BIDDH au cours des processus de désignation et de nomination.
Pistes de réflexion sur les reformes judiciaires ukrainiennes
Le dysfonctionnement de la Cour Constitutionnelle ukrainienne est la partie émergée d’un système judiciaire qui a besoin de réformes structurelles profondes, en commençant par le Conseil supérieur de la magistrature. Celui-ci, outre la nomination des six juges de la Cour Constitutionnelle – dont deux ont été nommés depuis l’arrivée au pouvoir de Zelenskyy – est la seule instance qui détient le pouvoir de suspendre les juges ordinaires. Ainsi, même avant la décision controversée des juges constitutionnels dont nous parlions au début de l’article, cette prérogative pouvait entraver l’efficacité des enquêtes en matière de corruption menées par la NABU mais aussi les processus de vérification patrimoniale menés par la NACP.
Les réformes engagées sous la Présidence Porochenko – les organismes anti-corruption cités ci-dessus mais aussi le Procureur Spécial Anti-corruption – visant à dépolitiser le processus de nomination des juges ont conduit à la tentative d’inclure des représentants de la société civile à travers le Conseil de l’Intégrité Publique (PIC) responsable de la vérification des nominations des juges de la Cour Suprême. Toutefois, ces dispositions se sont révélées illusoires. En effet, les décisions ont été de fait prises uniquement par le Collège Supérieur de Qualification des Juges (HQCJ), l’instance qui est en charge de conduire la sélection des candidats dans le système judiciaire en le soumettant au Conseil supérieur de la magistrature pour la décision finale.
Comme le montre l’expérience géorgienne, Zelenskyy devrait poursuivre le processus de réforme de ces instances juridiques en assurant un rôle clé à la société civile et aux observateurs compte tenu de toutes les complexités et les obstacles existant. Pendant les premières années de sa Présidence, il a essayé de renouveler ces instances judiciaires notamment à travers la mise en place de la Commission pour l’intégrité et l’éthique au sein du Conseil Supérieur de la Magistrature. Cette nouvelle commission devait permettre d’imposer des mesures disciplinaires aux juges du Conseil, y compris à ceux de la Cour Suprême et du HQCJ. Pourtant cette réforme a été déclarée inconstitutionnelle.
En parallèle, une majorité parlementaire favorable aux reformes pourrait l’y aider, notamment avec le soutien des partis d’opposition pro-occidentaux « Voix » (Голос) et « Solidarité européenne » (Європейська солідарність). Toutefois, n’oublions pas que ces derniers se sont opposés à la prise de position radicale de Zelenskyy, jugée contraire aux principes élémentaires de ll’Etat de droit. Il faudra donc que le Président montre une pleine adhésion à ces principes s’il veut bâtir un front commun permettant des reformes nécessaires et attendues depuis plusieurs années. Il faudra également un fort soutien de la communauté internationale plus particulièrement de l’Union européenne dans le but de garantir la légitimité du processus de réforme. Cette attention devant être complétée par des mécanismes de conditionnalité garantissant la mise en place et le maintien des réformes.
Un processus de reforme progressif et respectueux des principes de l’État de droit aidera à prévenir toute forme de polarisation au sein du système judiciaire à l’avenir. Cela servira à garantir le fonctionnement de la Cour Constitutionnelle à court terme par la mise en œuvre des mécanismes de votation prenant en compte les cas de conflits d’intérêts tout en garantissant le bon fonctionnement de la NACP ainsi que de la NABU – agissant dans l’intérêt public. À long-terme, ces réformes devront assurer que la sélection des six juges constitutionnels se fasse selon des critères d’indépendance et de haute qualité morale.
Giacomo Citterio
Giacomo Citterio possède un Bachelor en Science politique (Université de Milan) ainsi qu’un Master en Politique de développement international (Université catholique du Sacré-Cœur de Milan). Giacomo a développé un intérêt particulier pour l’Europe centrale et orientale après avoir étudié en Pologne puis effectué un stage à l’Ambassade d’Italie en Géorgie. Giacomo est aussi contributeur pour « Il Caffè Geopolitico » et travaille en tant qu’Assistant Projets européens pour WEglobal.
Directeur général d’Euro Créative, analyste Défense/Sécurité