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Parler et agir en Europe centrale et orientale, clés du leadership français en Europe

Avec la perspective possible d’une réélection de Donald Trump, la France reprend espoir d’un possible alignement stratégique des Européens sur sa position. « On vous l’avait bien dit » se gargarisent déjà certains à Paris. L’heure n’est pourtant pas à la fanfaronnade. La France a effectivement anticipé le danger d’un désengagement américain en Europe depuis plusieurs années – son expérience particulière de l’entre-deux guerres aidant – mais elle n’a jamais su expliciter clairement sa vision stratégique à ses alliés. Après de nombreuses opportunités manquées, les étoiles semblent s’aligner une nouvelle fois. A la France de savoir finalement en profiter en parlant et en agissant en leader européen.

L’enjeu ne concerne cependant pas seulement un leadership français capable de revigorer la vision stratégique européenne. Avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, l’Europe fait face à un défi existentiel. Celui de la remise en cause de l’ordre international et donc des principes fondateurs de sa sécurité continentale. Seule une défaite de la Russie en Ukraine permettra aux Européens de faire face aux enjeux du XXIème siècle. Sans cette défaite, l’Ukraine est en danger de mort et les Européens devront se préparer à la guerre au sein même de l’UE. Les perceptions françaises semblent alors converger avec la réalité des pays d’Europe centrale et orientale. Ici se trouve la clé du leadership français sur le réveil stratégique européen.

L’autonomie stratégique à la française

Depuis 2017, Emmanuel Macron a su reprendre à son compte l’ambition très française de stimulation de la pensée stratégique européenne. Au cœur de sa réflexion, le concept d’autonomie stratégique permettant le développement capacitaire et l’affirmation d’un rôle pour l’UE. Néanmoins, des erreurs de méthode et de langage ont réussi à aliéner une grande partie de nos alliés européens. En particulier ceux d’Europe centrale et orientale, reprochant à la France une compréhension erronée de la sécurité européenne et une incapacité à les écouter. De là est né un constat inexact: l’opposition de nos alliés centre et est-européens à l’autonomie stratégique. Pourtant loin de rejeter le concept dans sa globalité, nos alliés étaient surtout opposés à une autonomie stratégique ‘à la française’.

Les erreurs de langage, cumulées à des capacités d’influence très limitées sur le plan européen, ont alors joué un rôle contre-productif participant à l’isolement de la France. D’une part, le Président Macron a braqué ses alliés sur la position française à propos de l’OTAN et de son rôle au sein de la sécurité européenne. D’autre part, l’entêtement français à vouloir engager la Russie dans une revue coopérative de l’architecture de sécurité européenne a convaincu les alliés centre et est-européens, mais aussi les Scandinaves, du danger d’une sécurité européenne sous leadership français. Paris a défendu cette position jusqu’au 23 février 2022 au soir. Incapable de comprendre la nature impériale et agressive de la Russie poutinienne, la France n’a su anticipé le tournant de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine.

Le tournant de février 2022

Février 2022 a été vécu comme une évolution dramatique mais finalement peu surprenante pour la « nouvelle Europe ». Au contraire, ce tournant a été difficile à expliquer pour la « vieille Europe ». Il a notamment fallu plusieurs semaines pour que la France et le Président Macron comprennent la réalité de ce tournant historique et ses ramifications pour l’Europe. Plusieurs mois pour qu’ils changent de narratif et se rangent derrière un soutien concret à la défense de l’Ukraine. L’opportunité d’un leadership français était déjà perdue. La France a réagi trop lentement et certains propos présidentiels ont encore une fois empêché la France d’endosser un rôle historique. Un rôle qui aurait dû être le sien en tant que première puissance militaire de l’UE et de par ses ambitions continentales. Mais cela est impossible quand on appelle à « ne pas humilier la Russie » et quand son aide militaire initiale est risible.

Malgré la lenteur de son réveil, la France a tiré des leçons importantes des premiers mois de l’invasion à grande échelle. Premièrement, l’importance d’écouter ses alliés centre et est-européens qui a permis le fameux Discours de Bratislava et un revirement stratégique à propos de l’élargissement de l’UE. Deuxièmement, une meilleure compréhension des possibles conséquences de l’impérialisme russe sur la sécurité européenne qui s’est traduit par une clarification française sur l’OTAN en tant que pilier sécuritaire du continent et la mise en place de la CPE. Enfin, cela a fait comprendre à Paris que cette guerre était finalement l’occasion rêvée pour un retour du concept d’autonomie stratégique sur le devant de la scène européenne. La victoire de l’Ukraine étant la garantie par excellence de la réalisation de ce processus et de son acceptation par les alliés.   

Saisir l’opportunité de 2024 – parler et agir en Europe centrale et orientale

Avancée rapide en 2024, la France a largement accentué son soutien financier et matériel à l’Ukraine comme le prouve la récente signature d’un accord bilatéral évalué à 3 milliards d’euros. Cependant, la France reste à la traine par rapport aux autres puissances européennes. Notamment l’Allemagne ou le Royaume-Uni. Si l’on prend le classement en fonction du PIB/habitant, le soutien français apparait presque dérisoire par rapport à celui fourni par les pays Baltes, la Pologne ou certains pays nordiques. La France parvient toutefois à sauver la face de par la qualité de son aide militaire, notamment avec la livraison des dispositifs Crotale et des canons Caesar, mais aussi du fait de la qualité de sa formation militaire. La récente publication de l’aide militaire par le Ministère de la Défense permet d’y voir plus clair, avec en tout 2,6 milliards d’euros d’équipements militaires et 1,2 milliards d’euros de contribution à la Facilite Européenne pour la Paix. La hausse du soutien français envers l’Ukraine est capitale pour la crédibilité stratégique de la France, elle doit donc se poursuivre quantitativement et qualitativement.

Dans le même temps, le discours français a évolué. Au niveau de son narratif, la France est plus claire sur sa compréhension des enjeux du conflit actuel et du rôle de la Russie. La Conférence de Paris de soutien à l’Ukraine organisée le 26 février dernier a notamment permis au Président Macron de s’exprimer pour la première fois en faveur d’une « défaite de la Russie ». Si les propos concernant l’hypothese de l’envoi de troupes au sol en cas de détérioration de la situation en Ukraine ont été controversés compte tenu de la division des alliés sur le sujet, ils ont eu le mérite d’ouvrir un débat essentiel chez les alliés européens. Les signaux envoyés par Paris à ses alliés centre et est-européens lors de ce rassemblement ont été généralement bien reçus. Surtout face au comportement du Chancelier Scholz, jugé de plus en plus irresponsable.

La France parle mieux et agit plus à propos de l’Ukraine renforçant ainsi sa crédibilité aux yeux de ses alliés. Cela doit continuer mais la France doit veiller également à accorder une attention particulière aux pays d’Europe centrale et orientale en plus de l’Ukraine. Ces pays sont ceux qui permettront à la France d’endosser le rôle de leader européen. Non pas que le centre de gravité de l’Union européenne ait totalement dérivé vers l’Est, mais les développements en cours – en particulier les tensions franco-allemandes – et la réalité stratégique du flanc oriental ont modifié les équilibres internes. L’influence de ces pays est désormais déterminante pour la réalisation du réveil stratégique européen.

Gagner les coeurs

Tout d’abord, la France doit investir le champ mémoriel et symbolique et « gagner les cœurs » en Europe centrale et orientale. En effet, la méfiance des alliés centre et est-européens à propos d’un leadership français sur la sécurité européenne ne s’explique pas seulement par les conditions matérielles et les garanties de sécurité contemporaines. Elle a également une origine plus profonde, héritée notamment du traumatisme de l’entre-deux guerres à travers des éléments très symboliques tels que la capitulation de Munich en 1938 ou le fameux « ne pas mourir pour Dantzig ».

Les dirigeants français doivent faire comprendre à leurs alliés que les leçons de l’histoire européenne sont comprises. Une défaite diplomatique de l’Ukraine ne peut conduire qu’à la capitulation, et à l’extension de l’offensive russe aux Etats membres de l’UE par la suite. La France doit rassurer ses alliés d’Helsinki à Sofia en déclarant que les faillites collectives des Années 30 sont impossibles aujourd’hui grâce aux garanties offertes par la communauté euro-atlantique. Une communauté au sein de laquelle la France joue pleinement son rôle et pour laquelle elle accroît actuellement son investissement matériel et financier.

Le déplacement à Prague du 5 février 2024 est une opportunité majeure pour un discours symbolique du Président de la République. Il s’agirait ainsi de répéter que l’Europe centrale et orientale de 2024 n’est pas celle des années 1930. Répéter que nous sommes une communauté d’alliés partageant les mêmes intérêts de sécurité : une victoire de l’Ukraine, une défaite de la Russie et la construction d’une paix durable sur le continent européen. Répéter que nos destins sont irrémédiablement liés et que la France a vocation à les défendre. L’objectif de ce dialogue mémoriel n’est pas de rouvrir les cahiers d’histoire et d’évaluer la responsabilité française (ou plutôt franco-britannique dans le cas présent) concernant la tragédie de l’entre-deux-guerres. L’idée est plutôt de renforcer la compréhension mutuelle à propos de nos drames respectifs à cette période de l’histoire. En leur disant que nous comprenons leur sentiment d’abandon face au déferlement des barbaries nazie et soviétiques, nous leur témoignons notre détermination que nous ne permettrons ‘plus jamais ça’.

Agir concretement

Ensuite, les paroles doivent aussi s’accompagner d’actes concrets. Notamment en ce qui concerne le renforcement de la posture dissuasive et défensive de l’Alliance sur le flanc oriental de l’UE. La France contribue à ce renforcement avec la mission de police du ciel de l’OTAN dans les pays baltes et en Roumanie à travers la « mission Aigle » déployée à l’été 2022. Des initiatives additionnelles doivent être explorées en fonction des capacités de la France et des besoins de nos alliés sur le flanc Est. Si le renforcement du Royaume-Uni a été particulièrement actif dans la zone de la mer Baltique ces derniers mois, la France dispose d’opportunités importantes dans l’espace sécuritaire de la mer Noire. Les initiatives françaises dans la région doivent aussi se concentrer sur des sujets plus secondaires de l’autonomie stratégique tels que défendus par la France, tels que la sécurité énergétique (nucléaire civil), la sécuritisation des approvisionnements (denrées agricoles, matériaux rares, etc.), le rappatriement des chaînes de production, ou encore la connectivité régionale (notamment l’axe mer Baltique – mer Noire).

Mieux parler et agir plus pour la défense européenne permettra a la France de convaincre progressivement les alliés centre et est-européens du rôle primordial de la France concernant le réveil stratégique européen. Cela permettra à la France de prendre la tête des réflexions stratégique à propos du renforcement rapide du pilier européen de la communauté transatlantique. Cela implique des avancées concrètes sur les questions incontournables de la défense européenne : les questions de production industrielle et celles relatives à l’interopérabilité (au niveau des cadres législatifs et des infrastructures notamment). En même temps, la préparation des Etats membres de l’UE et de l’UE à l’éventualité d’une guerre plus large à moyen ou long-terme doit également être envisagée en approfondissant les grands débats stratégiques au niveau européen. Cela concerne notamment les modalités de la clause d’assistance mutuelle de l’article 42.7 du Traité sur l’Union européenne et la réouverture du dialogue sur le parapluie nucléaire. Sans que ces discussions n’aient forcement lieu publiquement.

Ces débats demanderont peut-être à la France des concessions envers leurs alliés sur des sujets spécifiques. Mais l’adoption d’une attitude plus consensuelle dans ce domaine pourrait aussi permettre à la France d’obtenir en retour une flexibilité des alliés centre et est-européens sur les lignes directrices françaises concernant le réveil stratégique européen. Un exemple récent permet d’illustrer cet argument. Si la France a fini par soutenir la proposition tchèque d’acheter des munitions à l’étranger malgré la volonté de Paris de privilégier l’industrie de défense européenne, cela pourrait permettre à d’autres États de la région de faire certaines concessions sur le long-terme. On pense notamment à la position de la Première Ministre estonienne Kaja Kallas concernant l’émission d’euro-obligations pour le renforcement de l’industrie de défense européenne.

Depasser les blocages

Pour envisager un débat européen sur les grandes questions stratégiques, la France devra être capable d’associer d’autres acteurs. En plus d’une étroite coopération avec les pays d’Europe centrale et orientale. La France doit réengager au plus vite un approfondissement de sa coopération avec le Royaume-Uni sur les questions de sécurité et de défense européenne. De plus, la France peut aussi se servir du format dit de Weimar pour réinsuffler un dialogue stratégique UE sur des questions plus secondaires de sécurité – celles au cœur de l’autonomie stratégique (sécurité économique, sécurité des approvisionnements, industrie de défense, recherche et innovation, élargissement etc.).

Jusque 2022, la France n’a su ni parler ni agir pour prendre la tête du réveil stratégique européen. Depuis, elle l’a fait timidement et par intermittence. En 2024 cela doit changer. Néanmoins, la France doit être consciente de ses limites. Il y a en deux principales. La première est budgétaire. Notre dette ne nous permet pas de jouer un rôle majeur ce qui nous obligera à construire notre action collectivement. La seconde est politique. Une victoire importante du Rassemblement National aux Européennes – par dix points ou plus – contribuera à affaiblir notre capacité d’influence. Nos alliés n’auront alors aucune envie de suivre le leadership stratégique d’une France risquant l’arrivée au pouvoir d’une formation politique pro-russe en 2027.

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