Seconde Partie: la volonté d'institutionnaliser et de grandir
N’hésitez pas à lire ou relire la première partie de cet article ci-dessous.
Une coopération vouée à s’élargir et à s’institutionnaliser
Liées indubitablement par l’Histoire ainsi que par des enjeux communs, la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine utilisent leur coopération trilatérale essentiellement aux niveaux militaire et politique. Ainsi, le rapprochement recherché par le Triangle de Lublin illustre la volonté partagée de ces pays de dépasser leurs différends pour se concentrer sur la mitigation des risques communs.
La brigade trilatérale LITPOLUKRBRIG incarne le volet militaire de cette coopération. Les discussions et échanges en pour mettre en place cette brigade ont commencé dès 2004, mais ce n’est finalement qu’en janvier 2016 que la brigade a atteint une capacité opérationnelle. Entre temps, en janvier 2015, son Quartier Général fut ouvert à Lublin en Pologne. Cette initiative a été innovante plus pour son format que pour ses intentions. En effet, les pays de la région coopéraient déjà militairement de façon bilatérale au sein de bataillons polono-lituanien (1997-2008) et polono-ukrainien (1998-2010).
La brigade trilatérale a désormais vocation à « prendre part à des opérations de maintien de la paix internationales et permettre le renforcement de la coopération militaire régionale ». Ainsi, la mise en place d’une institution militaire trilatérale marque une étape importante dans l’historique des liens entre la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine. Par ailleurs, la déclaration sur la mise en place du Triangle de Lublin reconnaît explicitement l’efficacité de LITPOLUKRBRIG : la création du Triangle de Lublin s’inscrit ainsi dans la continuité de cette initiative militaire trilatérale qui montrait explicitement l’importance stratégique d’un rapprochement de l’Ukraine avec l’axe euro-atlantique pour la Pologne et la Lituanie.
Le volet politique, lui, est incarné par l’Assemblée Parlementaire Lituanie-Pologne-Ukraine dont la fondation a été actée à Lutsk en Ukraine, le 13 mai 2005. Ici aussi, l’objectif est de permettre le rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN et l’UE et les discussions sont principalement centrées sur les questions de sécurité et de défense. A cet égard, l’assemblée parlementaire tripartite a créé à comité de sécurité lors de sa dixième réunion, en 2019.
Le Triangle de Lublin se veut être une plateforme de coopération et de dialogue tripartite. Le communiqué diffusé à l’annonce de sa mise en place le 28 juillet 2020 fait état de la condamnation des actions russes en Ukraine et du soutien polono-lituanien aux aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine. Les parties s’y réjouissent aussi du statut acquis par l’Ukraine en juin 2020 de pays bénéficiant du Programme « nouvelles opportunités » (NATO Enhanced Opportunities Partner). On constate ainsi que ce format est centré sur l’Ukraine, seul pays du format à ne pas être membre de l’OTAN ou de l’UE. Mais ce communiqué annonce également des objectifs dans des domaines variés tels que le commerce, la défense, les infrastructures. Il y est aussi question de renforcer la coopération entre les sociétés civiles des trois pays et de soutenir le rapprochement de l’Ukraine avec l’Initiative des Trois Mers ainsi que d’autres formats régionaux de coopération.
Ce dernier point est un élément essentiel de ce format tripartite sachant que la Pologne est elle même co-iniciatrice de l’Initiative des Trois Mers (ITM). Bien que cette Initiative ne soit pas directement liée à l’UE, elle n’est ouverte qu’à des pays membres de l’UE. Ainsi, c’est un message fort qu’envoient les autorités polonaises lorsqu’elles soutiennent le rapprochement de l’Ukraine à l’ITM et donc à une douzaine de membres de l’UE. Aussi, le soutien polono-lituanien à un tel rapprochement confirme que l’ITM est bel et bien un projet géopolitique. On peut ainsi se demander quel rôle a joué l’Ukraine dans l’esprit des autorités polonaises lors de la formulation et de la conception de ce projet. De toute évidence, l’Ukraine gagnerait à rejoindre l’ITM pour ce rapprochement qu’elle offre avec des pays de l’UE et parce que l’un de ses axes prioritaires est de réduire la dépendance énergétique à la Russie. Toutefois, il ne faut pas oublier que c’est dans le cadre du Triangle de Lublin qu’est envisagée une coopération enrichissante entre l’Ukraine et l’Initiative des Trois Mers, ce qui illustre l’importance de ce format pour le rapprochement entre l’Ukraine et l’axe euro-atlantique.
Vers de nouveaux horizons?
Le déclaration annonçant la mise en place du Triangle de Lublin ne liste pas de projets concrets mais annonce clairement la volonté de ne pas cantonner cette coopération tripartite aux seuls domaines militaire et politique.
Le domaine énergétique, crucial et et aux enjeux communs pour ces pays, est également visé par ce nouveau format de coopération. En effet, le rapprochement de l’Ukraine avec l’Initiative des Trois Mers est un des objectifs du Triangle de Lublin, sachant que l’énergie – et l’indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie en Europe centre-orientale – est au cœur de l’ITM. Néanmoins, des rapprochements dans le domain énergétique ont déjà eu lieu récemment, avant la mise en place formelle du Triangle de Lublin, comme l’illustre la signature d’un Mémorandum sur la coopération trilatérale dans le secteur de l’énergie entre la Pologne, l’Ukraine et les Etats-Unis le 31 août 2019. Un autre exemple est la réunion, en mai 2020, entre les Ministres de l’Energie ukrainien et lituanien. L’Ukraine s’est alors engagée à ne pas acheter d’électricité produite par la centrale nucléaire d’Astravets, au Bélarus, considérée comme une menace par Vilnius. Un autre point abordé durant la réunion a été l’objectif ukrainien d’intégrer le système énergétique européen, un objectif soutenu par la Lituanie. Cela n’est pas sans rappeler le projet PIMERB, visant à synchroniser les Etats baltes aux réseaux électriques européens : maintenant que la Lituanie peut espérer l’achèvement de ce projet d’ici 2025, on peut s’attendre à la voir soulever au sein de l’UE la même question pour l’Ukraine, partenaire privilégié de l’UE. Ainsi, les trois pays coopèrent dans le domaine énergétique dans le cadre de formats hétérogènes mais cette coopération pourrait rapidement être centralisée au niveau tripartite.
Le Triangle de Lublin met également l’accent sur les infrastructures, deuxième axe prioritaire de l’ITM. Là aussi, le Triangle de Lublin vient institutionnaliser, formaliser et encadrer des développements récents. En effet, en octobre 2017, les ministres des Infrastructures ukrainien et polonais signaient un Mémorandum de coopération sur la construction de la Via Carpatia. Il s’agit d’un projet de circuit européen nord-sud initié en 2006 par les autorités polonaises qui s’est élargi à divers membres de l’UE au fil des années et est désormais encadré par l’Initiative des Trois Mers ; l’Ukraine participe désormais à ce projet. Par ailleurs, le Mémorandum tripartite entre la Pologne, l’Ukraine et les Etats-Unis de 2019 implique que l’Ukraine soit approvisionnée en gaz américain via la Pologne, ce qui pose les bases d’un travail sur les infrastructures gazières entre la Pologne et l’Ukraine. Plus récemment, en février 2020, les Ministres des Infrastructures lituanien, polonais et ukrainien se sont réunis en Pologne à l’occasion de la Conférence pour l’Europe des Carpates afin d’échanger sur le développement de la région au travers du développement des infrastructures.
Le premier communiqué émis par le Triangle de Lublin après sa mise en place a été publié le 10 août 2020, soit le lendemain de la fraude électorale massive au Bélarus. Les Ministres des Affaires étrangères des trois pays y exprimaient leur inquiétude quant à l’escalade de la répression violente menée par les autorités bélarusses.
Un rapprochement avec le Bélarus ne figurait pas dans les priorités énoncées à la mise en place du format tripartite mais il s’agit d’un pays qui a fait partie intégrante de la République des Deux Nations : il existe des liens historiques et une proximité indéniable avec les pays du Triangle de Lublin. Par ailleurs, tout comme l’Ukraine, le Bélarus est l’un des pays participant au Partenariat oriental. Néanmoins, n’oublions pas de signaler que la configuration politique, sécuritaire et culturelle du Bélarus est fondamentalement différente de celle de l’Ukraine et que le mouvement de contestation en cours n’est pas comparable à la révolution orange ni à la révolution de Maïdan.
Dans l’hypothèse où les autorités en place venaient à changer, un rapprochement avec les pays du Triangle de Lublin pourrait être envisagé à terme puisque le Bélarus coopère déjà avec ses voisins – à différents degrés – dans le cadre de différents formats. En effet, depuis 2004, l’UE a mis en place un programme de coopération transfrontalière entre la Pologne, l’Ukraine et le Bélarus. Inscrit dans le cadre de l’instrument européen de voisinage (IEV), ce programme vise à renforcer la coopération entre les régions frontalières de la zone. Un programme similaire a été introduit en 2007 visant à renforcer la coopération transfrontalière entre la Lettonie, la Lituanie et le Bélarus.
Ainsi, les liens historiques, la position géographique et la coopération actuelle pourraient faire du Bélarus un partenaire privilégié de ce dialogue tripartite et, un jour, mener à l’établissement de projets de type « Triangle de Lublin + 1 ». Néanmoins, outre le communiqué du 10 août dernier, le Triangle de Lublin n’a pas agi davantage sur la question bélarusse en tant que bloc. Pourtant, faire front commun serait tout à fait bénéfique pour les trois pays qui pourraient voir leur région impactée par les développements en cours chez leur voisin. Mener une coopération unifiée à travers le Triangle de Lublin apporterait une signification symbolique hors-norme pour ce format de coopération.
Au cours de cette crise, les trois partenaires ont finalement agi en ordre dispersé. La Lituanie s’est particulièrement distinguée en prenant de manière informelle la tête de la diplomatie européenne face au régime de Lukashenka. La Pologne a elle aussi été très active mais a souffert de ses mauvaises relations avec Bruxelles et plusieurs capitales européennes. Mentionnons que les deux pays ont accueilli des figures de l’opposition telle que Sviatlana Tsihanouskaya ou Olga Kovalkova. Elles ont aussi milité avec succès pour la mise en place de sanctions contre les responsables et la mise en place d’un Plan Marshall européen à destination de la société civile bélarusse. L’Ukraine, elle, est restée très discrète sur la question ce qui a été fortement remarqué alors que la confiance en Zelenskyy s’effrite chaque jour un peu plus. Alors que la crise au Bélarus est l’exemple même de la nécessaire coordination des stratégies entre les trois pays, les autorités ne sont pas parvenues à utiliser ce format. Nous pouvons ainsi légitimement nous demander si le Triangle de Lublin n’est pas mort dès sa naissance…
Juliana Barazer
Juliana Barazer est Chargée de projets pour la zone balte chez Euro Créative. Binationale et après plusieurs séjours en Amérique latine, Juliana a commencé des études en Langue et Administration Publique. Elle est aujourd’hui étudiante en Master de Relations Internationales à l’Inalco (Langues O’). C’est là qu’est née sa passion pour les Etats baltes qui l’a menée jusqu’en Estonie, où elle a réalisé un stage en diplomatie culturelle à l’Ambassade de France à Tallinn. Cet engouement l’a ensuite conduite, à travers des lectures, conférences et rencontres, à s’intéresser à l’ensemble des pays d’Europe Centrale et Orientale. Au sein de son Master, elle a choisi le parcours de spécialisation sur cette aire géographique, riche et diverse.
Directeur général d’Euro Créative, analyste Défense/Sécurité