Sabina Ćudić: "C'est une course contre la montre"

Cette entrevue est la première de la série « Nouvelles têtes ». Chaque mois, Euro Créative publiera des entretiens avec des personnalités politiques montantes en Europe centrale et orientale. L’ensemble de l’équipe d’Euro Créative remercie Sabina Ćudić de sa participation. L’entrevue a été réalisée par Ana Jovanović.

Ana Jovanović : Sabina Ćudić, c’est un grand plaisir de vous accueillir aujourd’hui. Vous êtes la première invitée de notre nouvelle série d’entretiens intitulée « Nouvelles têtes ». Une série qui permettra d’engager la discussion avec diverses personnalités politiques montantes d’Europe centrale et orientale. Pour commencer, j’aimerais vous présenter à nos lecteurs. Vous êtes née en 1982, ce qui fait de vous l’une des premières millennials à entrer dans l’arène politique bosnienne. Vous avez un cv très impressionnant. Vous avez fait vos études en Bosnie-Herzégovine mais aussi aux Etats-Unis et en Italie. Vous avez ensuite enseigné à l’Ecole des Sciences et de la Technologie de Sarajevo. Vous êtes finalement entrée en politique en 2012, ce qui vous a conduit à être élue députée au Parlement. Vous êtes également présidente de l’Assemblée générale de Naša Stranka, un parti politique en pleine ascension en Bosnie-Herzégovine. C’est, je pense, une carrière très impressionnante pour quelqu’un de si jeune. Permettez-moi de revenir sur vos débuts, quel a été le moment où vous avez décidé d’entrer en politique ? Qu’est-ce qui vous a précisément encouragée à franchir ce pas ?

Sabina Ćudić : Je dois dire que je n’avais, sincèrement, jamais prévu de rejoindre l’arène politique. J’y ai longtemps résisté pensant qu’en raison de mon parcours universitaire, beaucoup d’opportunités étaient possibles dans ce milieu. À l’époque, je pensais qu’il serait plus confortable d’être une analyste, une commentatrice, une sorte de figure intellectuelle publique plutôt que d’assumer des responsabilités publiques et de rejoindre la politique avec tous les stigmates qui l’accompagnent. Donc, comme pour beaucoup de choses dans ma vie, je pense que cela a été défini par des coïncidences plutôt que par des décisions conscientes ou une stratégie délibérée. Lorsque vous présentez mon cv, ma carrière politique semble naturelle, mais il n’en est rien. Tout – il faut avoir cela à l’esprit – arrive à la suite de choses que nous n’avions pas prévues. 

Ainsi, je suis revenue des États-Unis à Sarajevo en 2005, j’enseignais à l’Université. Nous venions – avec mon partenaire, désormais Mari – d’emménager dans un nouvel appartement. Nous vivions dans une sorte de quartier résidentiel de Sarajevo. Un jour, dans notre rue, je passais devant un immeuble – qui faisait partie d’un centre culturel – en passe d’être barricadé en tout sens. Les fenêtres l’étaient déjà. J’ai alors découvert qu’ils construisaient un casino illégal au milieu d’une zone résidentielle, juste à côté d’une école primaire, de centres culturels, etc. J’ai alors pensé instinctivement que cela n’était pas acceptable ! J’ai donc vérifié puis découvert qu’ils construisaient véritablement un casino sans permis, sans rien de légal. Ce type de pratique est malheureusement courant dans les Balkans – la loi du plus fort, la loi d’une sorte de force pure, pas la force politique, mais une alliance entre les forces criminelles et d’autres que vous pourriez imaginer. Face à cela j’ai réagi de suite, sans forcément réfléchir, j’ai imprimé des centaines de tracts, et j’ai appelé deux de mes amies. Incognito, nous sommes allées au milieu de la nuit coller des affiches dans tout le quartier pour informer nos voisins de ce qui se passait dans notre quartier. Puis sont venus les procès, les menaces et toutes sortes de choses du côté du casino, parce qu’ils ont fini par trouver les coupables. Je me suis alors demandé « Qui peut venir à notre secours ? » puis j’ai voté pour Naša Stranka, qui était à l’époque un tout petit parti politique dépassant à peine le seuil électoral. 

Je suis allé à la réunion locale de leur parti, sans être attendue, je me suis juste présentée, je me suis assise et j’ai dit : « Bonjour, j’ai voté pour vous ! Comment pourriez-vous m’aider maintenant ? Il y a un casino qui me poursuit et qui menace ma vie ? » Ils se sont vraiment montrés à la hauteur, et quelques mois plus tard, ils m’ont demandé d’être leur candidate pour les élections locales à Sarajevo. À l’époque, j’ai pensé que je pouvais bien consacrer un mois de ma vie, comme une sorte de remerciement à leur égard, à cette campagne. Mais une fois que vous vous êtes lancée dans la politique, vous vous rendez compte que, oui, il y a des questions qui vous tiennent à cœur, mais il y en a tellement d’autres, d’ailleurs bien souvent liées entre elles. Et il y a toujours ces groupes d’intérêt actifs dans la sphère publique alors que tant de personnes sont sur le point d’avoir la vie qu’elles méritent, ou d’obtenir l’aide dont elles ont besoin. Ces personnes n’ont besoin que d’un petit coup de pouce. Je me disais alors que dans un pays, comme la Bosnie-Herzégovine – qui est en crise permanente depuis des décennies – éviter les responsabilités publiques est un luxe que je ne pouvais pas me permettre. Si j’ai quelque chose à apporter, si j’ai un certain talent politique, si j’ai du temps et des connaissances, alors je dois le faire ! C’était en 2011 – les élections ont eu lieu en 2012 – cela fait donc 10 ans. À bien des égards, ces décisions ont changé ma vie, la politique change la vie. Toutes les choses auxquelles nous consacrons notre vie influencent notre existence, mais la politique est quelque chose de spécial.

Ana : Retour au présent si vous me permettez. Maintenant que votre vie a changé d’une manière aussi considérable, vous avez lentement pris de l’élan, vous avez lentement remporté des victoires électorales, et maintenant vous êtes une membre élue du Parlement. Je sais que vous vous êtes engagée dans un certain nombre de questions, de l’égalité des sexes à des questions plus spécifiques comme l’affaire Pazarici. Mais si vous deviez choisir 3 sujets parmi les plus importantes que vous traitez dans le cadre de votre mandat, quels seraient-ils ?

Sabina : Tout d’abord, laissez-moi commencer par dire que nous avons, et peu de gens le savent – même les étudiants bosniens ne peuvent pas le comprendre pleinement – un système incroyablement complexe.  Mais, je ne pourrai pas le démontrer en quelques minutes. Juste pour illustrer, nous sommes un pays d’environ 3 millions d’habitants. Pour vous montrer à quel point notre structure politique est complexe : nous avons 13 Ministres de l’Éducation, 13 (!) et pas un seul Ministère de l’Éducation au niveau fédéral. Et vous pouvez imaginer le nombre de membres de l’administration… 

De mon côté, comme vous l’avez mentionné dans l’introduction, je suis membre du Parlement fédéral. Dans mon travail, il y a une question particulière sur laquelle je travaille depuis plusieurs années – même avant de rejoindre le Parlement fédéral – c’est le congé de maternité. Nous, la Fédération de BiH qui représente 51% du territoire de BiH, nous sommes la seule région, la seule unité administrative, dans toute l’Europe, qui n’a pas de congé de maternité réglementé. Ici, le congé de maternité et son financement au niveau fédéral sont entièrement laissés à la discrétion de l’employeur qui décide s’il souhaite l’inclure ou non. Car il n’y a aucune obligation légale pour l’État ou pour l’employeur de le payer… Plus précisément, pour les mères au chômage, il n’y a aucune obligation légale de recevoir quoi que ce soit, littéralement rien. Donc, ce pour quoi j’ai travaillé et fait pression, c’est la création d’une sorte de fonds de maternité au niveau fédéral qui égaliserait le salaire de maternité pour toutes les femmes. À l’heure actuelle, les seules femmes employées privilégiées en BiH sont celles qui travaillent pour l’État. Parce que l’État accorde un salaire complet pendant la durée du congé de maternité. Nous avons donc un appareil administratif incroyablement complexe et les privilèges sont tous pour – moi y compris – les fonctionnaires et les membres des organes législatifs. Et ces privilèges ne sont pas partagés avec le reste de la population. Il est étonnant de constater le peu de sensibilisation à ce sujet en BiH et le peu de révolte de la part des femmes. 

Je suis ici pour que les femmes soient plus en colère face à leur position au sein de la société. J’essaie de les sensibiliser et de leur faire prendre conscience, par rapport à d’autres régions d’Europe, de tout ce qui leur manque dans leur propre pays.

À cet égard, je voulais dire qu’en ce qui concerne les textes de loi sur lesquels je travaille, outre la réforme du système de protection sociale, nous avons encore des institutions très archaïques qui n’existent plus dans la plupart des pays d’Europe, et certainement dans aucun pays de l’Union européenne. Ce genre d’institutions isolées, fermées, où l’on garde les enfants handicapés. 

En outre, ce sur quoi je travaille, c’est aussi de sensibiliser les femmes à leurs propres droits. Je pense qu’il est plus important d’être conscient des droits que l’on a que de nécessairement bénéficier de ces droits. C’est terrible d’avoir des droits et de ne pas en profiter pleinement. Un exemple : l’État n’est même pas obligé d’informer les femmes de leurs droits en matière de congé de maternité. Donc, si vous allez à la Municipalité, ce n’est pas leur obligation de vous donner des informations sur les droits que vous avez. 

En ce sens, je pense que c’est l’un des aspects les plus importants de mon travail. Pour parler franchement, je suis ici pour que les femmes soient plus en colère face à leur position au sein de la société. J’essaie de les sensibiliser et de leur faire prendre conscience, par rapport à d’autres régions d’Europe, de tout ce qui leur manque dans leur propre pays. Et ce n’est pas dû à un manque d’argent, mais à un manque de vision ainsi qu’à des comportements patriarcaux très forts qui sont encore perpétrés.

Ana : Vous êtes l’une des figures les plus importantes de votre parti Naša Stranka, qui est, comme je l’ai dit plus haut, un mouvement politique en plein essor en BiH. Votre parti est notamment connu pour refuser de jouer le jeu ethno-nationaliste, qui est si répandu dans le système politique bosnien. Pourriez-vous nous en dire plus sur Naša Stranka et ses principales caractéristiques ?

Sabina : En ce qui concerne notre positionnement idéologique, nous sommes un parti politique d’ordre social-libéral, mais il faut le voir dans un contexte spécifique qui est celui de la Bosnie-Herzégovine. En Europe, nous disons souvent que nos libéraux seraient considérés comme des marxistes aux Etats-Unis étant données les différences par rapport à la définition européenne de la social-démocratie. À cet égard, nous sommes des sociaux-libéraux à cause du contexte spécifique de la BiH. 

Nous refusons deux types de récits. Non seulement le récit ethno-nationaliste qui résulte de l’agression, de la guerre et de tout ce qui s’est passé dans les Balkans au début des Années 1990, mais nous refusons également le récit de la Yougonostalgie. Je ne dis pas que les gens ne sont pas nostalgiques, mon père par exemple est extrêmement yougonostalgique. J’ai personnellement grandi à Sarajevo et j’ai vécu de nombreuses années à Belgrade, j’aurais donc de nombreuses raisons d’être yougonostalgique moi aussi. Nous sommes tous allés sur les côtes croates, nous avons tous voyagé à travers notre grand pays, nous avons eu des succès en sport et nous avons été reconnus dans de nombreux domaines au niveau international. Cependant, nous ne pouvons pas compter aujourd’hui sur deux récits du passé pour construire notre avenir. Quelles que soient la prévalence et la puissance de ces récits. À bien des égards, Naša Stranka est considéré comme le plus grand ennemi politique en Bosnie-Herzégovine et nous recevons plus de haine que tout autre parti – ce qui est disproportionné par rapport à notre taille. Je dirais que nous sommes la plus grande menace pour le statu quo et les politiques orientées vers le passé, tant en termes de yougonostalgie que de victimisation.

Pourquoi social-libéral ? Comme je l’ai déjà dit, nous sommes incroyablement conscients de la dimension sociale, mais en même temps, nous comprenons que l’État n’est pas nécessairement la meilleure option en termes de propriété et de gestion des entreprises. Et les trois dernières décennies ont montré les conséquences de la mauvaise gestion, par exemple le niveau de corruption a été incroyable. Nous cherchons de nouveaux modèles qui offriraient de plus grandes libertés individuelles tout en maintenant l’équilibre avec les droits collectifs. L’orientation de Naša Stranka est ainsi profondément ancrée dans les droits individuels et les Droits de l’Homme. Nous avons été les premiers, littéralement le seul parti en BiH, à soutenir le mariage homosexuel il y a déjà plus de dix ans. Et nous avons perdu beaucoup d’électeurs à cause de cela. Nous faisons donc souvent les choses à nos propres dépens sur le plan politique. Parce que nous nous percevons avant tout comme une force émancipatrice qui a la responsabilité de délivrer une sorte de vérité avant les autres.  

Maintenant, comment concilier cela avec une nécessaire croissance politique ? Comment conserver cette attitude tout en acceptant nos nouvelles responsabilités ? Cela semble plus facile que ça ne l’est, mais croyez-moi, c’est un grand défi. Cependant, les personnes qui ne sont pas d’accord avec nos idées reconnaissent généralement à quel point nous avons des principes. Certains de nos électeurs nous disent même : « Je ferme les yeux sur certaines de vos politiques parce qu’elles sont trop libérales pour moi, mais vous êtes tellement anti-corruption et vous avez tellement de principes que je suis prêt à voter pour vous, compte tenu de qui représente l’autre camp« . C’est intéressant et nous sommes clairement surpris par qui sont nos électeurs parfois. Ce ne sont pas les stéréotypes que l’on pourrait imaginer. Nous attirons beaucoup de gens qui ne correspondent pas nécessairement au mode de fonctionnement de Naša Stranka. Et cela symbolise en fait notre force émancipatrice car nous avons la capacité d’élargir les horizons des gens. Je ne diabolise pas les personnes qui ne sont pas d’accord avec nous, je pense que, dans un pays qui a tant souffert, nous avons besoin d’une quantité incroyable d’empathie. Même avec ceux qui ne sont pas d’accord avec nous.

Ana : Vous avez en fait déjà partiellement répondu à notre prochaine question concernant les défis les plus importants auxquels vous êtes confrontée à la fois au niveau personnel – en tant que jeune politicienne et en tant que femme – et au niveau du parti qui tente de remettre en question l’état actuel des choses. Y a-t-il d’autres défis que vous aimeriez mentionner, en dehors des attaques provenant des médias, des rivaux politiques ou des milieux conservateurs ? 

Sabina : Comme je l’ai dit, nous sommes un petit pays avec beaucoup de jeunes et de personnes instruites qui quittent le pays. En ce sens, Naša Stranka a un grand défi à relever ! À bien des égards – j’essaie de ne pas paraître trop dramatique – c’est une course contre la montre pour donner aux gens suffisamment de raisons de rester et pour que nous puissions recruter suffisamment de personnes tournées vers le progrès, ambitieuses, éduquées et innovantes. Vous ne cessez de dire que je suis jeune, en politique peut-être, mais dans la vie réelle, je ne le suis plus.

Je suis désormais d’âge moyen et j’ai perdu un peu de mon énergie. J’ai toujours envie de me lever et de faire mon travail, mais j’aimerais qu’il y ait plus de monde dans la salle. Dans un sens, nous avons besoin de personnes ayant l’esprit que j’avais lorsque je suis entré en politique : à cette époque, il me semblait que tout était possible. Et puis j’ai compris ce que sont les procédures, les procédures législatives, le nombre de tours de discussions publiques dont vous avez besoin, puis les discussions à la Chambre des Représentants, puis à la Chambre des Peuples, et ainsi de suite… Parfois, au cours de ce processus, on s’épuise et on se demande « Est-ce que cela finira un jour ?« . C’est le genre de question que nous nous posons tous et je pense que nous devrions être plus ouverts à ce sujet. Nous devons parler ouvertement de nos échecs personnels et collectifs à créer le changement en temps voulu. Si la production d’un produit prend sept ans, ces sept années ont-elles été perdues ? Aurait-il pu être fait plus rapidement, plus en amont ? 

À bien des égards, il y a un grand sens des responsabilités. Je ressens une pression incroyable… Pas de l’extérieur – je suis vraiment résistante à la pression extérieure – mais il y a beaucoup de pression intérieure. Du type de celle que les femmes ressentent particulièrement.

Je pense donc que les deux principaux défis pour moi sont d’inspirer les gens et d’obtenir plus de chaises dans la salle pour les femmes – c’est ce que je dis toujours. J’ai besoin de plus de femmes dans la salle ! J’ai besoin de voir qui viendra après moi ou avec moi. C’est un si petit pays qui a tant de problèmes. Tous les jours, on est affectés par les aspects négatifs de la Bosnie-Herzégovine et il y a très peu de choses à espérer. Créer cette inspiration est un défi quotidien. Et à bien des égards, il y a un grand sens des responsabilités. Je ressens une pression incroyable… Pas de l’extérieur – je suis vraiment résistante à la pression extérieure – mais il y a beaucoup de pression intérieure. Du type de celle que les femmes ressentent particulièrement.

Ana : A la fin de l’année dernière, nous avons commémoré le 25ème anniversaire des accords de Dayton. Dans ce contexte, comme vous êtes en politique depuis 10 ans, vous n’avez pas eu d’influence sur les développements post-Dayton. Comment voyez-vous la situation actuelle ? Les 15 premières années ont été cruciales, mais maintenant nous nous trouvons dans une situation qui reste pour le moins compliquée. 

Sabina : Le récit que nous avons eu au cours des dernières décennies laisse vraiment peu de place à l’imagination. Malheureusement, je crois que le potentiel d’imagination nous a été enlevé parce qu’il y a toujours la menace de la guerre. Si vous dites : « Pourquoi ne pouvons-nous pas sortir des sentiers battus en termes de réformes constitutionnelles ?« , vous serez repoussé par des gens qui diront : « Oui, la constitution n’est pas un système parfait, oui, le partage du pouvoir n’est pas un système parfait, mais il a permis d’arrêter la guerre et nous devons le conserver pour éviter que la guerre ne se reproduise« . Et je pense que c’est là la plus grande tragédie des accords de Dayton : enlever à notre jeune génération le potentiel de l’imaginaire et de l’ingéniosité. 

Je ne crois pas qu’il appartienne à une génération, quelle qu’elle soit, de créer le changement. Je pense que c’est une rengaine très hypocrite de dire aux jeunes : « Nous avons fait des conneries, à vous de les réparer ! » J’étais très contrariée lorsque mes professeurs racontaient des choses comme ça au lycée à Sarajevo en 1996, juste après la guerre. Il y avait ce discours parmi mes professeurs selon lequel la jeune génération allait changer le monde. Mais je pensais à l’époque « Non, c’est vous qui l’avez changé, c’est vous qui avez changé la Bosnie-Herzégovine, pas nous. Nous allons vous aider mais vous ne pouvez pas nous laisser seuls…« . Je ne suis pas d’accord avec ce genre de récit.

En revanche, la chose pour laquelle je me bats tous les jours, c’est de réfléchir au potentiel objectif de la Bosnie-Herzégovine. Nous sommes un petit pays, géostratégiquement bien placé et doté d’une quantité incroyable de ressources naturelles provenant de nos forêts et de nos rivières. Nous avons également une population mobile et bien éduquée, capable d’improviser et de trouver des moyens de survivre sans l’aide d’aucune autorité. En plus de cela, nous avons quelque chose qui est souvent considéré ici comme un obstacle : notre diversité. Nos enfants écrivent aussi bien en alphabet cyrillique qu’en alphabet latin, ils apprennent également différentes langues. Bien sûr, on peut toujours débattre pour savoir si ces langues sont différentes ou non, mais cela offre quand même la possibilité de travailler en dehors de la Bosnie-Herzégovine, d’aller en Croatie, en Serbie ou n’importe où en Europe. Nous faisons partie de l’Europe, nous ne sommes pas membres de l’UE, mais nous faisons clairement partie de l’Europe. 

Je considère que Dayton est biodégradable, qu’il peut s’effondrer organiquement, pas par des moyens politiques, mais qu’il peut s’effondrer lorsque nous aurons construit suffisamment de confiance, lorsque nous n’aurons plus besoin de quotas très stricts en termes de représentants.

Lorsque mes amis viennent des États-Unis, du Royaume-Uni ou d’Allemagne, aucun d’entre eux ne perçoit pas l’incroyable potentiel de la BiH. Nous pouvons, dans ce petit pays, faire de grandes choses. Dans ce petit pays, nous pouvons entreprendre un virage incroyablement rapide. Je suis convaincue qu’avec trois ou quatre ans de bonne gouvernance, tant au niveau fédéral que national, nous pouvons créer un changement durable, malgré Dayton. Et je ne dis pas « à cause de Dayton » mais « malgré les accords de Dayton ». Et cela ne signifie pas que les accords de Dayton ne doivent pas être modifiés. Mais je crois que dans ce cadre, les gens peuvent avoir une vie radicalement meilleure. Alors oui, rendons à Dayton ce qui lui revient, les accords ont arrêté les tueries, arrêté le génocide, arrêté la guerre. Ils ont créé un système politique qui n’a provoqué qu’un nombre incroyablement faible de réactions négatives. Il n’y a pas eu de combats après Dayton, il n’y a pas eu de massacres après Dayton, il n’y a pas eu d’attaques terroristes. Je vois donc dans Dayton une base pour organiser un système et l’ouvrir à la possibilité d’un changement dans le futur. Je considère que Dayton est biodégradable, qu’il peut s’effondrer organiquement, pas par des moyens politiques, mais qu’il peut s’effondrer lorsque nous aurons construit suffisamment de confiance, lorsque nous n’aurons plus besoin de quotas très stricts en termes de représentants.

À Naša Stranka, nous n’avons pas de quotas, nous ne comptons pas combien de Serbes nous avons au sein de notre Présidence. Il se trouve simplement que le Président est serbe et qu’il a trois adjoints, dont deux Bosniaques et un Serbe. Honnêtement, nous ne l’avons remarqué que lorsque d’autres personnes nous l’ont fait remarquer. Lorsque vous recherchez la qualité et que vous faites votre travail décemment, la représentation se fait naturellement. En ce sens, je vois un espace potentiel de changement. Mais nous avons besoin de bons résultats électoraux afin d’acquérir une certaine expérience de la gouvernance, comme c’est le cas actuellement dans le canton de Sarajevo. Mais bien sûr, lorsque cette opportunité s’est présentée, la pandémie est arrivée. C’est l’histoire de Naša Stranka (rires)… Au bout de dix ans, on finit par avoir l’occasion de changer les choses, puis le monde s’écroule. Mais dans l’ensemble, je suis optimiste quant à la possibilité de changement dans mon pays.

Ana : En tant que personne qui a grandi ici, vos réponses me touchent particulièrement ! Vous avez manifestement obtenu des résultats intéressants lors des dernières élections locales à l’automne 2020. L’année prochaine, les élections générales auront lieu, avez-vous des objectifs personnels à cet égard ? Et votre parti ? 

Sabina : L’année prochaine est incroyablement importante ! Pas seulement pour Naša Stranka mais pour tout le pays ! Toutes les déceptions accumulées au cours de ces dernières années vont éclater l’année prochaine, politiquement, socialement, économiquement. Personnellement, je ressens une incroyable responsabilité, non pas tant pour mes objectifs politiques personnels, mais pour l’organisation de notre parti, de notre future coalition, sur laquelle nous travaillons avec des partis qui ne sont pas nécessairement proches de nous idéologiquement, mais qui sont suffisamment dévoués à la lutte contre la corruption pour que nous puissions créer une sorte de front commun. Donner une réelle possibilité de changement à nos concitoyens !

Il y a beaucoup de pression internationale et extérieure pour modifier des textes législatifs qui ne sont pas nécessairement en accord avec les valeurs de l’UE. Il faut donc créer une résistance aux forces de pression externes et internes tout en gérant la coalition : voici nos objectifs. Et c’est aussi complexe que cela en a l’air. Il faut également prendre en compte les conséquences de la pandémie. Tout cela exige une grande quantité de planification, mais aussi une certaine improvisation, compte tenu de l’année dernière. Cela prouve que tout ne peut pas être planifié et que nous devons apprendre et nous adapter au fur et à mesure. 

En plus de cela, mon objectif personnel est dans la lignée de ce que j’ai dit précédemment, c’est-à-dire apporter une nouvelle énergie, attirer de nouvelles personnes, leur donner un espace pour faire des erreurs et nous emmener dans une autre direction. Concrètement, nous mettre au défi comme je l’ai fait à mon arrivée à Naša Stranka. Je pense que nous avons constamment besoin d’un afflux de personnes qui disent « Nous pouvons le faire ». Par conséquent, mon objectif personnel est d’apporter une nouvelle énergie afin d’inspirer et d’engager ceux qui n’ont pas nécessairement l’impression d’appartenir à cette table. Je vous le garantis : tout le monde appartient à cette table lorsqu’il s’agit de prendre des décisions. C’est une chose sur laquelle je vais travailler cet été et l’année prochaine.

Ana : Comme nous avons beaucoup parlé des développements internes de la Bosnie-Herzégovine, je voudrais me concentrer pour cette dernière question sur les développements externes et en particulier ayant trait à l’UE. Etes-vous confiante à ce sujet ? 

Sabina : Naša Stranka a été accepté à l’unanimité en tant que membre de l’ADLE. A bien des égards, nous sommes les « chouchous des libéraux » à Bruxelles car nous ne leur créons aucun problème. Ils voient combien il est difficile, dans ce contexte, de promouvoir l’agenda libéral. En ce sens, nous avons des partenaires étrangers qui, même dans le contexte de l’émergence de documents officieux en Slovénie, parviennent à nous soutenir immédiatement par des conférences de presse, des réunions, des déclarations, etc. Nous avons également reçu des assurances de Bruxelles, nous savons que nous pouvons obtenir toute l’aide dont nous avons besoin de nos amis. 

Je pense qu’à bien des égards, et je ne veux pas paraître trop philosophique mais je le dois, nous avons oublié de réfléchir au type de BiH que nous voulons. Quelle est la meilleure chose qui nous caractérise ? Qu’est-ce qui vous pousse à rester ici ? Qu’est-ce qui vous inspire ou qu’est-ce qui vous manque quand vous partez ? 

Lorsqu’il s’agit de la position de la BiH, nous devons penser à un autre niveau. Dans mon travail quotidien, j’oublie parfois de penser à la situation dans son ensemble. Quel est notre objectif général ? Quel genre de pays voulons-nous en termes de valeurs ? Nous ne pouvons pas nous contenter d’évoquer le texte de loi dont nous avons besoin ou la manière dont nous devons élire les membres de la Chambre des peuples. Je pense qu’à bien des égards, et je ne veux pas paraître trop philosophique mais je le dois, nous avons oublié de réfléchir au type de BiH que nous voulons. Quelle est la meilleure chose qui nous caractérise ? Qu’est-ce qui vous pousse à rester ici ? Qu’est-ce qui vous inspire ou qu’est-ce qui vous manque quand vous partez ? 

Nous devons penser à un niveau plus élevé en termes de relations entre la BiH et l’UE ainsi qu’entre la BiH et ses pays voisins en matière de coopération régionale. Sur ce dernier point, je pense que nous devons renforcer la confiance en soi de la BiH vis-à-vis de la Croatie et de la Serbie, tout en exploitant le potentiel dont nous disposons. Oui, nous avons des Croates, des Serbes et des Musulmans en Bosnie-Herzégovine et nous devons traduire cet état de fait par des liens étroits avec de nombreux pays dans le monde. Il y a beaucoup de questions, mais nous devons les traiter une à la fois, je suppose. L’objectif est maintenant de transformer ce grand niveau de réflexion en activités quotidiennes. C’est ainsi, je crois, que l’on peut planifier une stratégie de changement concret.

Ces articles pourraient vous intéresser