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TRIBUNE – Continuer l’Histoire – Frédéric Petit

Par Frédéric Petit, Député des Français établis à l’étranger (Allemagne, Europe centrale, Balkans)

Nos terres sont fertiles aux narrations historiques destructrices. Elles ont eu cours dans le passé et trouvent parfois à se réactiver ici ou là. En tant que parlementaire, élu par les Français installés dans seize pays d’Europe centrale et des Balkans, dont une énorme majorité de binationaux et de biculturels, j’aimerais rappeler, en particulier à mes amis parlementaires de France, de Pologne, d’Allemagne, et de tous les autres pays qui composent ma circonscription, combien ces récits biaisés peuvent être mortifères.

Une bataille mémorielle s’est rallumée en Europe ces derniers jours : des responsables politiques s’invectivent, en sortant des événements de leurs contextes, l’histoire de ses règles scientifiques, en alimentant des narrations parfois surréalistes tout en leur donnant l’apparence de l’objectivité, comme viennent de le faire certaines autorités russes ; parfoisau nom de la résistance et de la lutte contre la désinformation…

Les récents amalgames entre « les Accords de Munich » et « le sang de millions de citoyens soviétiques » sur les mains des « trois régimes diaboliques » sont inadmissibles (le fait que l’Italie ne soit pas citée en dit d’ailleurs long sur l’indépendance du raisonnement par rapport aux enjeux actuels…). Les accusations de collusion entre la Pologne et l’Allemagne nazie, ou la banalisation du pacte Molotov-Ribbentrop sont également extrêmement choquantes.

L’histoire est une science. Il faut la laisser aux historiens, même quand ils ne sont pas d’accord entre eux. Et il faut aussi, en démocratie, leur donner les moyens et l’indépendance nécessaires à leurs recherches ; non seulement en les finançant, mais surtout en acceptant le principe de l’évaluation par leurs pairs, exclusivement. Dans ce domaine, comme dans les autres domaines scientifiques, le politique doit garantir la liberté de recherche et les moyens de l’indépendance, sans intervenir. 

Nos sociétés, en revanche, sont porteuses de narrations historiques qu’elles entretiennent pour favoriser le vivre-ensemble. Ces « récits mémoriels » n’obéissent pas aux règles et à l’objectivité scientifiques, ils sont plus ou moins figées par les traditions, parfois dictées par les circonstances. Elles n’en sont pas moins utiles. Pour ne prendre qu’un exemple, il n’y a plus beaucoup d’Allemands sur le « Niemen – Memel » ou sur « l’Adige – Etsch » ; il n’y a plus aujourd’hui de Français dont de « féroces soldats » viennent égorger, « dans leurs bras », leurs « fils et leur compagne » – ni de « sang impur » ; et ce n’est pas en marchant « d’Italie en Pologne » que les Polonais ont retrouvé l’indépendance de « leur nation » il y a trente ans. 

Et pourtant, nos hymnes nous sont indispensables…

Il existe, en réalité, une voie entre les narrations destructrices, d’une part, et l’oubli ou l’indifférence, d’autre part, qui menacent nos jeunes générations, comme l’a justement rappelé le Premier Ministre polonais M. Morawiecki, dans sa longue réponse à M. Poutine. 

Cette autre voie, cette narration historique pacifiante, qui permet de construire, de développer ensemble des sociétés différentes, c’est celle qui a procédé à la création de l’Union européenne après la guerre, puis à son élargissement après la fin du communisme. J’espère que c’est elle qui poursuivra l’intégration des Balkans, terre de récits contradictoires s’il en est.

Elle repose sur trois principes : la séparation des pouvoirs entre la science et le politique, d’une part ; la séparation entre les ‘émotions’ nationales et la ‘raison’ coopérative d’autre part ; et enfin, la volonté de réconciliation.

Où en sommes-nous chacun, honnêtement, sans chercher à désigner « le grand méchant », ou définir qui sont les « bons » ? Où en sont nos sociétés, si différentes et si unies au fond, que nous essayons de représenter, nous parlementaires ? Où en sont nos sociétés, de cette narration historique européenne, source de coopération ? 

Un manuel scolaire d’histoire franco-allemand existe, il commence à être utilisé, qu’attend-on pour l’élargir en particulier au pays d’Europe centrale et des Balkans ? 

L’énorme effort de la France, pendant les cinq années du centenaire de la première guerre mondiale, de Sarajevo à Verdun, y compris en Roumanie, en Serbie, jusqu’à la commémoration mondiale du 11 novembre 2018, a montré que les narrations guerrières et apparemment irréductibles peuvent être elles-aussi transformées. La célébration de plus en plus souvent commune entre autorités françaises et allemandes du 11 novembre et du Volkstrauertag en est aussi un exemple plus quotidien et sans doute durable. Je vois et j’espère de belles initiatives de ce genre dans les Balkans…

Les autorités russes pourraient s’en inspirer dans la préparation du 75èmeanniversaire de la Pobieda le 9 mai prochain (auquel le Président de la République a prévu de se rendre), afin d’y associer les autres nations, et ne pas seulement les inviter. Je suis sûr que tous les pays de l’Union européenne seraient prêts à cette démarche, encadrée par les autorités scientifiques, si les confrontations des différents récits restent fraternelles.

Je pense à cette anecdote, qui répond à la fois au reproche légitime que certains font à la Pologne de ne pas avoir de politique russe, et de ne pas prendre sa vraie place dans une politique européenne en direction de la Russie, et à la fois au reproche, aussi légitime, que certains font à la France d’être trop conciliante avec Poutine, parce que la France n’a jamais connu l’occupation russe. L’an passé, j’ai organisé plusieurs réunions publiques communes avec des élus locaux des pays de ma circonscription. A une question sur l’impression de russophobie primaire que la Pologne envoie parfois, mon amie, élue locale polonaise a répondu sur l’origine légitime et historique de cette crainte, puis elle a rajouté :

« Mais, de même que vous ne pouvez pas comprendre nos craintes, parce que vous n’avez pas connu cette occupation, vous ne pouvez pas comprendre mon amour et mon admiration pour la Russie, pour sa culture, pour sa langue, pour mes amis nombreux que j’ai dans ce grand pays… ». Cette amie, je le précise, avait connu l’exil avant de revenir après 90…

Protégeons nos historiens et nos chercheurs et soutenons leurs recherches, même quand elles nous attristent, ou nous confondent. Nous, responsables politiques, ne nous jetons pas à la tête des mensonges historiques ou des parcelles de vérité ; essayons de faire dialoguer nos récits, commémorons ensemble pour comprendre et transmettre en toute humilité.

Notre rôle n’est pas de juger l’histoire, mais de la continuer et de l’enrichir.

Frédéric Petit

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