Suite au Sommet de Tallinn à l’Automne 2020, Euro Créative a souhaité s’intéresser à l’Initiative des Trois Mers. Une initiative certes méconnue en France mais qui occupe une place centrale dans les développements contemporains en Europe centrale et orientale. Cette initiative est également devenue un élément incontournable des relations transatlantiques à l’heure où les États-Unis connaissent une transition politique importante. Au cours de ce double entretien, Ian Brzezinski fait le point sur les objectifs et les développements de cette initiative et évoque avec nous les perspectives américaines quant à celle-ci. Dans le même temps, Arnaud Castaignet revient sur le Sommet de Tallinn en précisant le rôle particulier de l’Estonie. Tous deux commentent également l’implication relative de l’Union Européenne et de ses principaux acteurs dans ce projet.
Ian Brzezinski
Ian Brzezinski dirige le Brzezinski Groupe LLC, une société de conseil stratégique dans les secteurs de la finance, de l’énergie et de la défense. Il est également Senior Fellow à l’Atlantic Council. Auparavant, il a notamment officié en tant que Secrétaire adjoint de l’OTAN au sein du programme « Defense for Europe and NATO Policy ».
Arnaud Castaignet
Arnaud Castaignet est Responsable Communication et Politique chez Skeleton Technologies (Tallinn). Auparavant, il a travaillé en tant que Directeur des Relations Publiques au sein du programme e-Residency géré par le Gouvernement estonien. Il fut également Chargé de Communication à l’Élysée sous la Présidence de François Hollande.
Euro Créative : Monsieur Brzezinski, comme vous le savez, l’Initiative des Trois Mers demeure peu connue en France. Pourriez-vous nous donner une présentation générale de ce projet (étapes historiques, objectifs généraux) ?
Ian Brzezinski : L’Initiative des Trois Mers (I3M) est un effort lancé et mené par l’Europe centrale pour accélérer le développement d’infrastructures trans-frontalières concernant l’énergie, les transports et le numérique au sein d’un vaste espace géographique situé entre les mers Baltique, Noire et Adriatique. D’où le nom de « 3 Mers ». L’objectif principal de cette initiative est de dépasser l’héritage de l’occupation soviétique qui a empêché le développement d’une infrastructure régionale capable de connecter les nations de la région entre elles mais aussi au reste de l’Europe.
Aujourd’hui, si vous regardiez le continent européen depuis l’espace, vous verriez très certainement deux parties distinctes de l’Europe. Du côté de l’Europe occidentale, vous distingueriez une sorte de toile d’araignée de connectivité trans-frontalière : des autoroutes, des routes, des chemins de fer, des canaux et des pipelines, qui relient tous les pays d’Europe occidentale entre eux, facilitant les échanges et la croissance. Du côté de l’Europe centrale et orientale, le paysage semblerait beaucoup plus vide, avec un ensemble limité de lignes de communication Est-Ouest comprenant quelques autoroutes ainsi qu’un ou deux pipelines mais peu ou pas de connectivité Nord-Sud. D’après certains chiffres de l’UE, il faudrait deux à quatre fois plus de temps pour parcourir une même distance selon qu’on soit en Europe centrale ou en Europe occidentale.
Les pays d’Europe centrale et orientale sont déterminés à surmonter cet héritage soviétique et à tirer parti de l’importance des infrastructures pour stimuler leur croissance et renforcer leur résilience économique. L’I3M est née dans le cadre d’efforts combinés pour achever leur intégration dans une Europe élargie, dans un marché européen véritablement unique.
Douze États membres de l’Union européenne ont donc finalement lancé l’I3M à Dubrovnik, en Croatie, en 2016. Ce faisant, ils utilisent leur propre potentiel géo-économique afin d’attirer les investissements internationaux et stimuler leur croissance. Ce point est essentiel, car cette initiative ne doit pas être considérée comme un ‘plan Marshall 2.0’. Les pays d’Europe centrale et orientale ne sollicitent pas l’aide de l’Europe occidentale, de la Commission européenne ou des États-Unis. Ils ne demandent pas une assistance mais visent une opportunité d’investissement qui, grâce à des projets d’infrastructure, produira des retombées économiques positives. À cette fin, ils ont créé le Fonds d’investissement de l’Initiative des Trois Mers, qui est depuis peu opérationnel. Il a permis de réunir près de 1,4 milliard de dollars de capitaux, combinant les investissements nationaux de 9 des 12 États membres de l’I3M ainsi que 300 millions de dollars provenant des États-Unis – un engagement annoncé au Sommet de Tallinn en octobre dernier. Le fonds lui-même est géré par l’Amber Infrastructure Group, une société d’investissement commerciale basée à Londres. L’initiative est en bonne voie pour atteindre l’objectif fixé de 3 à 5 milliards de dollars. Nous vivons un moment réellement passionnant.
« Je ne saurais trop insister sur le fait que cette initiative est une puissante démonstration de la confiance de l’Europe centrale en son propre potentiel. »
Ian Brzezinski.
L’I3M et son fonds constituent une preuve irréfutable de la confiance en soi adoptée par les pays d’Europe centrale, une confiance dans laquelle puisent ces nations pour stimuler avantageusement leur potentiel économique développant de la valeur d’investissement ainsi que des avantages géopolitiques et géo-économiques pour l’ensemble de la communauté transatlantique. Les pays de l’I3M investissent en fait leur propre argent dans le fonds, ce qui permet à un gestionnaire de fonds privé d’effectuer des investissements sans aucune influence politique. L’objectif assumé étant de faire des bénéfices. La seule contrainte est que le fonds ne peut investir que dans des projets trans-frontaliers au sein de la région des Trois Mers. Je ne saurais trop insister sur le fait que cette initiative est une puissante démonstration de la confiance de l’Europe centrale en son propre potentiel.
En agissant collectivement, les pays de l’I3M peuvent surmonter les difficultés rencontrées lorsqu’ils tentent d’attirer des capitaux unilatéralement. En effet, la plupart de ces pays sont petits et, lorsqu’ils agissent seuls, leur capacité d’attraction de capitaux importants issus du secteur privé demeure limitée. Mais lorsque vous les réunissez au sein d’un collectif composé de 12 démocraties, qui plus est États membres de l’UE, l’initiative offre alors à la communauté des investisseurs les avantages d’une région qui affiche un PIB de 1 700 milliards de dollars, une population de 110 millions de personnes, disposant d’une main-d’œuvre hautement qualifiée, ainsi qu’un taux de croissance qui, au cours des cinq années précédant l’arrivée de la Covid-19, était toujours supérieur à 3 %.
Pour les investissements directs étrangers – qui représentent environ un trillion de dollars par an, circulant dans le monde entier et cherchant des endroits sûrs pour un investissement positif à long terme – l’Europe centrale est bien évidemment un endroit très attractif. Ainsi, en conjuguant leurs efforts, ces pays se présentent de manière plus attrayante pour les capitaux privés. Le Fonds de l’Initiative des Trois Mers peut alors être considéré comme le phare financier de cette région.
L’I3M, son fonds et ses projets spécifiques présentent des possibilités d’investissement rentables. Ces projets apporteront non seulement des rendements positifs, mais ils généreront également une croissance économique pour ses différentes entités. En contribuant à la prospérité de l’Europe centrale et orientale, l’I3M contribue à la prospérité de l’Europe et de la communauté transatlantique.
Euro Créative: Nous sommes en 2021, plusieurs années après le lancement de l’I3M et quelques mois après le sommet annuel de Tallinn. Ce sommet a-t-il été un succès selon vous ?
Ian Brzezinski: Absolument, je suis persuadé que le sommet de Tallinn a été un immense succès. 2020 est l’année où l’I3M est passée de la rhétorique et de la planification à l’action concrète. C’est l’année où l’I3M est devenue opérationnelle et je pense que le sommet de Tallinn a pleinement souligné ce moment historique.
À Tallinn, nous avons eu la confirmation que neuf des douze pays de cette initiative ont décidé de transformer des intentions politiques en investissements concrets, c’est à dire de leurs propres fonds au sein de la cagnotte – le Fonds d’investissement de l’I3M. Ce tournant est très important car il s’agit d’une démonstration concrète de l’engagement régional.
Autre développement important lors du sommet de Tallinn, l’annonce américaine d’un investissement de 300 millions de dollars dans le Fonds d’investissement de l’I3M. Cette annonce concrétise ainsi l’engagement pris par le Secrétaire d’État américain Mike Pompeo lors de la Conférence de Munich sur la Sécurité en février 2020, lorsqu’il avait déclaré que les États-Unis étaient prêts à investir jusqu’à 1 milliard de dollars dans l’I3M.
« 2020 est l’année où l’Initiative des Trois Mers est passée de la rhétorique et de la planification à l’action concrète. »
Ian Brzezinski
En outre, le Sommet de Tallin a souligné le soutien de l’Allemagne et de la Commission européenne. Le Président allemand Frank-Walter Steinmeier s’était engagé à participer au Sommet, mais n’a pu finalement s’y joindre pour raisons de santé. Il était toutefois remplacé. La Commission européenne était elle représentée par sa Vice-Président Magrethe Vestager, qui a approuvé non seulement les objectifs de l’initiative en matière d’infrastructures, mais aussi l’objectif de d’attirer des capitaux privés.
Euro Créative: Monsieur Castaignet, de votre côté, vous vivez à Tallinn et ce depuis de nombreuses années. Est-ce le même son de cloche du côté estonien ?
Arnaud Castaignet: Oui en effet, le sommet est considéré comme un succès ici aussi. La perception positive de ce sommet tient principalement en deux raisons. Tout d’abord en matière d’organisation. C’était un sommet très difficile à organiser, quasiment intégralement numérique, il y a eu des visites bien sûr et donc des rencontres physiques mais le volet numérique était vraiment très important. C’est donc une véritable prouesse que d’avoir réussi à organiser un évènement tel que celui-ci. Même si l’Estonie a l’expérience d’organiser des événements internationaux, ceux d’une telle ampleur ne s’y déroulent pas tous les jours. C’est pour cette raison qu’il y avait une vraie volonté que cela se passe bien.
Deuxièmement, c’était un succès pour l’Estonie car elle a réussi à imposer son concept clé de ‘Smart Connectivity‘. L’objectif était de faire en sorte que ce concept puisse devenir une des priorités pour l’avenir de l’I3M. Jusqu’à présent cette initiative était quand même beaucoup plus centrée sur les questions des transports et de l’énergie. Le volet numérique est en train de revenir progressivement, notamment poussé en partie par l’Estonie. À Tallinn, la ‘Smart Connectivity‘ a eu une place aussi importante que les problématiques concernant le transport et l’énergie.
Concrètement, la question de ‘Smart Connectivity‘ est principalement liée à l’expérience estonienne en matière d’identité numérique, de digitalisation et se base sur l’exploitation des données industrielles en opposition aux données des consommateurs. On voit que la question des données industrielles devient la question clé en matière de développement économique dans le domaine du numérique pour l’avenir. Lorsqu’on parle de l’internet, des objets connectés, de la 5G, on voit que les données industrielles sont plus importantes que celles des consommateurs finalement. Cette ‘Smart Connectivity‘ va ainsi permettre de lier les infrastructures physiques aux données industrielles pour favoriser les échanges mais également l’émergence de nouveaux acteurs économiques.
Cela étant dit, lorsqu’on regarde les 77 projets jugés prioritaires par les États membres et lorsqu’on regarde plus en détail les projets proposés par l’Estonie, on ne retrouve pas de projets concernant le numérique pour l’instant. On reste dans le domaine des transports avec notamment Rail Baltica – le projet de connexion ferroviaire des trois Etats baltes. On retrouve également Via Baltica qui est un projet de connexion routière partant de Tallinn et arrivant jusqu’en Pologne.
Euro Créative: Devant ce dynamisme estonien, comment comprendre le rôle de l’Estonie au sein de l’I3M ? Et plus largement dans la région d’Europe centrale et orientale, voire au sein des relations transatlantiques?
Arnaud Castaignet: Il ne fait aucun doute que le numérique est devenu depuis plusieurs années un élément constitutif de la politique internationale et européenne de l’Estonie. Le pays est perçu comme une place forte du numérique – tant dans les secteurs publics que privés – et cherche en quelque sorte à faire profiter de ses compétences les autres Etats. Notamment ceux de la région. Le secteur du numérique en Estonie est extrêmement important, environ 6% des travailleurs estoniens sont employés dans ce domaine. L’Estonie dispose de quatre entreprises valorisées à plus d’un milliard d’euros. Pour un pays d’un million trois cent mille habitants, c’est important!
« Un élément incontournable du système estonien réside dans la confiance existant entre les citoyens et leur administration. C’est cet élément que l’Estonie cherche à mettre en avant lors de coopération avec d’autres Etats ou organisations internationales dans le domaine du numérique. »
Arnaud Castaignet
Il y a quelques dates importantes à retenir à ce sujet et qui illustrent le caractère précurseur de l’Estonie. En 1994 commence le développement de l’administration numérique estonienne. En 1996, les autorités lancent l’initiative Tiger Leap qui a permis le raccordement de chaque école à internet. C’est grâce à ce genre d’initiative que 90% des Estoniens savent aujourd’hui utiliser un ordinateur et internet et que le pays est devenu un modèle en ce qui concerne le numérique. En 1997, les premières banques en ligne ont commencé à émerger. En 2000, c’était le système de e-taxe qui débutait. Si seulement 15% de la population utilisait ces e-taxes au départ, aujourd’hui on est à plus de 90%. En 2001, l’infrastructure numérique X-Road a permis le développement de l’accessibilité de données en temps réel. En 2002, c’était au tour de la carte d’identité numérique et notamment l’utilisation de la signature numérique. En 2005, le système de e-Voting a été lancé. L’Estonie qui devait à l’époque rebâtir une administration fonctionnelle a décidé de développer ses nouveaux services publics directement à travers l’utilisation du numérique.
Un élément incontournable du système estonien réside dans la confiance existant entre les citoyens et leur administration. C’est cet élément que l’Estonie cherche à mettre en avant lors de coopération avec d’autres Etats ou organisations internationales dans le domaine du numérique. Par exemple, l’Estonie aide par des initiatives publiques et privées l’Ukraine à digitaliser sa propre administration. Et dès le début, une des priorités était de conserver cet élément de transparence et de confiance entre l’administration et les administrés. Autre exemple, l’Estonie a signé un accord avec l’OMS pour mettre en place des certificats de vaccination numérique, encore une fois dans le cadre de la transparence.
Nous ne pourrions toutefois pas dresser un portrait complet de l’Estonie sans prendre en compte la question de la cybersécurité. Rappelons-nous qu’en 2007, l’Estonie a été un des premiers pays au monde à subir des cyber-attaques de grande envergure. Aucune donnée personnelle n’avait toutefois été compromise ou dérobée puisqu’il s’agissait seulement d’attaques visant à bloquer les sites de l’administration numérique. Toutefois, cet événement a vraiment servi de signal pour le pays qui a décidé de développer des connaissances poussées dans ce domaine et qui est devenu un modèle.
En effet, le pays a commencé à ajouter d’autres éléments de sécurité dans son administration numérique – par exemple via le développement des blockchains – garantissant l’intégrité des données, notamment dans le domaine médical. L’Estonie organise chaque année des exercices grandeur nature pour tester les capacités cyber facilités de l’OTAN. Notons que le pays héberge le Centre d’Excellence de Cyberdéfense Coopérative de l’OTAN. Le pays a donc une véritable expérience dans ce domaine. Cela étant dit, certains États renforcent aussi leur expertise dans ce domaine. C’est le cas de la Lituanie qui a désormais d’excellentes capacités en matière de cybersécurité. Ainsi, l’Estonie est incontestablement un moteur dans ce domaine mais n’est pas le seul, il y a beaucoup d’expertise dans la région.
Euro Créative: Monsieur Brzezinski, après avoir évoqué le rôle du pays hôte du dernier sommet, je reviens vers vous pour évoquer le rôle et les objectifs d’un soutien de poids: les États-Unis. Quels sont-ils ?
Ian Brzezinski: Tout d’abord, je voudrais souligner qu’une fois de plus, l’I3M est une initiative lancée, dirigée et financée par l’Europe centrale. À cet égard, les États-Unis jouent un rôle de soutien. Un soutien bien évidemment ancré dans la volonté américaine d’une Europe économiquement plus prospère, plus dynamique et plus résistante. Plus que cela, les États-Unis veulent soutenir les alliés qui sont les plus solides dans leurs engagements envers la communauté transatlantique. Et force est de constater que nombre de ces alliés se trouvent en Europe centrale.
« L’Initiative des Trois Mers est une initiative qui vise à compléter l’Europe, à réaliser la vision d’une Europe unie, sans division, libre, prospère et sûre. »
Ian Brzezinski
L’I3M est une initiative qui vise à compléter l’Europe, à réaliser la vision d’une Europe unie, sans division, libre, prospère et sûre. Il ne fait aucun doute qu’une telle Europe serait un meilleur partenaire pour les États-Unis pour relever les défis – actuels et futurs – et saisir les opportunités qui se présentent dans la zone de l’Atlantique Nord et dans le monde entier. Ce sont là quelques-unes des principales raisons pour lesquelles les États-Unis ont soutenu l’initiative ces six dernières années.
Euro Créative: Nous savons que cette initiative a été un élément clé de la Présidence Trump concernant politique étrangère américaine en Europe. Pensez-vous que cette participation se poursuivra sous la Présidence de Biden ? Ou devrions-nous nous attendre certains changements ?
Ian Brzezinski: En termes de transition, j’attends du Gouvernement Biden qu’il soutienne l’I3M. Si vous regardez la campagne de M. Biden, même sans se concentrer spécifiquement sur l’I3M, il ne fait aucun doute que lui et son équipe comprennent et apprécient la valeur géo-économique et géostratégique promise par cette initiative.
Toutefois le soutien des États-Unis à l’initiative sera en fin de compte déterminé par l’engagement des pays d’Europe centrale et orientale. Si l’initiative conserve son élan, si les investissements continuent à augmenter dans le Fonds et si ses membres continuent à se coordonner – non seulement au niveau déclaratif mais aussi en termes d’exécution de projets concrets – je suis convaincu que l’Administration Biden s’investira, à la fois diplomatiquement et financièrement.
Euro Créative: Certaines voix critiques, tant européennes qu’étrangères, estiment que l’I3M est un projet purement géopolitique. Quelle est votre opinion à ce sujet ?
Ian Brzezinski: Il y a des opposants à l’I3M, et ces opposants sont ceux qui voudraient voir une Europe plus faible et plus divisée. Ils ont essayé de présenter l’initiative comme un projet destiné à séparer l’Europe centrale de l’Europe occidentale. Bien au contraire ! Celui-ci vise à intégrer les pays d’Europe centrale et orientale au reste de l’Europe, afin de créer un espace européen unique, un marché véritablement unique. Ces dernières décennies, il y a eu des progrès historiques en termes d’intégration du fait des élargissements successifs de l’UE et de l’OTAN mais quand on regarde les résultats, il reste encore beaucoup de travail à faire. Et c’est à cela que s’attaque l’I3M. Il s’agit de rassembler l’Europe, de créer un véritable espace économique unique, d’exploiter la puissance des infrastructures au profit non seulement de la région couverte par l’I3M, mais aussi de l’Europe dans son ensemble, car ce type de connectivité leur permettra de mieux faire des affaires ensemble.
Les infrastructures sont un puissant moteur de croissance et sont au cœur de cette initiative. Le Fonds Monétaire International a d’ailleurs déclaré que c’est exactement ce type de développement dont l’Europe a besoin pour se sortir du marasme économique créé par l’épidémie de Covid-19. C’est pourquoi l’I3M doit être soutenue en tant qu’élément clé d’une stratégie européenne de relance économique. À ce titre, l’I3M permettrait à l’Europe de mobiliser des capitaux privés pour stimuler et faciliter l’accélération du développement de ses infrastructures.
Euro Créative: Qu’en est-il du futur de l’initiative ? Pensez-vous que certains pays d’Europe orientale, non-membres de l’UE pourraient se joindre à celle-ci ?
Ian Brzezinski: Une caractéristique distinctive et très attrayante de l’initiative reste que ses membres sont tous des États membres de l’UE. L’appartenance à l’UE offre des avantages indéniables pour les investisseurs privés. Il ne s’agit pas seulement d’un important marché, d’un PIB robuste ou d’une forte croissance économique. C’est aussi la stabilité, l’existence de l’État de droit et d’un environnement réglementaire stable qui sont obtenus grâce à l’adhésion à l’UE. Il s’agit d’un excellent environnement pour les investissements économiques.
Cela étant dit, il est important que l’I3M ne se limite pas à ses membres actuels et qu’elle soit guidée par une vision ayant pour objectif d’achever pleinement l’Europe en poursuivant donc avec l’intégration de l’Ukraine, de la Moldavie mais aussi des États des Balkans occidentaux au sein d’un espace de marché européen unique. Cette problématique était un aspect important du Sommet de Tallinn. C’est un objectif que l’I3M devra sans doute aborder dans les années à venir.
Euro Créative: Monsieur Castaignet, on sait que Bruxelles, Paris et Berlin ont été quelque peu agacés initialement par la mise en place de l’I3M. L’initiative était perçue comme un développement excluant l’Europe occidentale. Les choses ont un peu évolué, quel est donc aujourd’hui le rôle précis de l’UE dans cette initiative ? Est-ce que l’I3M se fond dans les grandes priorités européens, que ce soit dans le domaine de la digitalisation, du transport ou encore du ‘Green Deal’ ?
Arnaud Castaignet: L’UE n’est effectivement pas à l’origine de l’I3M qui a été initiée par la Présidente croate Kolinda Grabar-Kitarović et le Président polonais Andrzej Duda à partir de constats qui expliquent à eux-seuls pourquoi l’Union européenne n’était pas à l’origine de l’initiative. Monsieur Brzezinski l’a mentionné: l’I3M a vu le jour pour répondre à la fois à un manque d’infrastructures dans la région, à un manque d’intégration nord-sud mais aussi afin d’exploiter un potentiel jusque-là sous évalué. En effet, sur les cinq dernières années, le taux de croissance en Europe centrale représentait presque le double de la moyenne des autres Etats de l’UE tandis que le PIB par habitant est toujours deux fois inférieur à celui de la moyenne européenne.
Donc, à partir de ces trois constats, on peut comprendre pourquoi ce n’était pas l’Union européenne qui pouvait lancer une telle initiative. Cela étant dit depuis 2018, l’UE, tout du moins la Commission européenne, participe au sommet de l’I3M, initialement avec le Président Jean-Claude Juncker puis cette année avec la Vice-présidente Margrethe Vestager. Il faut dire que la région suscite un intérêt international. Tout d’abord celui de la Chine qui s’est rendu compte qu’il pouvait y avoir des opportunités liées à leur propre ambition issu du projet des Nouvelles routes de la soie. Ensuite des États-Unis évidemment qui participent désormais à chaque sommet.
« Les objectifs de l’Initiative des Trois Mers sont désormais alignés sur les objectifs et les priorités de la Commission. »
Arnaud Castaignet
Pour répondre à la deuxième partie de la question, comme je le disais, le constat initiale du lancement de l’I3M partait du déficit en matière d’infrastructures dans le domaine des transports et de l’énergie. Lorsqu’on étudie les 77 projets qui ont été proposés et jugés prioritaires par les pays de la région qu’ils concernent le transport, l’énergie bien sûr mais également le numérique. Ce sont ces types de projet qui vont ainsi permettre aux pays de la région de remplir leurs objectifs en matière de digitalisation – une priorité importante de la nouvelle Commission européenne – mais aussi en matière de transitions environnementale et énergétique. Ainsi, les objectifs de l’I3M sont désormais alignés sur les objectifs et les priorités de la Commission. On peut de fait espérer un véritable bond en avant pour ces pays rattrapant ainsi leur retard par rapport aux autres pays de l’Union européenne dans les domaines précédemment mentionnés.
Euro Créative: Monsieur Brzezinski, en tant qu’Américain, quel est votre avis personnel sur l’implication des Européens de l’Ouest quant à cette initiative ? Plus précisément, que pensez-vous des attitudes de Berlin, Bruxelles et Paris à cet égard ?
Ian Brzezinski: Je pense qu’il y a encore quelques perceptions erronées concernant l’I3M à Berlin et à Paris. En conséquence, ces gouvernements et les communautés financières concernées ont été quelque peu hésitants. Je pense que ces capitales européennes devraient soutenir et investir dans l’I3M.
La bonne nouvelle, c’est que le Gouvernement allemand semble de plus en plus coopératif en ce qui concerne l’I3M. Il y a plusieurs années, il était pourtant presque opposé à cette initiative. Depuis, l’Allemagne participe aux sommets annuels au niveau des chefs d’État. La prochaine étape pour eux sera alors d’investir dans le Fonds. Cela constituerait un puissant accélérateur pour le développement de l’initiative, complétant ainsi l’investissement américain.
« J’aimerais personnellement voir la France investir dans le Fonds d’investissement de l’3M. Elle a les capacités économiques pour le faire et un tel investissement serait bénéfique à la fois pour sa trésorerie et en adéquation avec sa vision d’une Europe économiquement plus prospère et plus compétitive au niveau mondial. »
Ian Brzezinski
En outre, il serait formidable que la Commission européenne aille au-delà de son soutien rhétorique et commence véritablement à encourager ses institutions financières à investir dans le Fonds d’investissement de l’I3M. De tels investissements seraient significatifs rien que par le fait qu’ils existent. Le montant investi importe finalement moins. En effet, de tels investissements constitueraient un signal puissant et positif pour les marchés financiers, un signal qui renforcerait l’attractivité ainsi que la crédibilité de l’I3M. Cela contribuerait également à générer de la confiance envers l’initiative comme un projet sain et sécurisé pour l’investissement de capitaux.
De même, j’aimerais personnellement voir la France investir dans le Fonds d’investissement de l’3M. La France a les capacités économiques pour le faire et un tel investissement serait bénéfique à la fois pour sa trésorerie et en adéquation avec sa vision d’une Europe économiquement plus prospère et plus compétitive au niveau mondial.
Euro Créative: Monsieur Castaignet, en tant que Français, comment est-ce que vous percevez ce non-intérêt de la part de notre pays ?
Arnaud Castaignet: Pour l’instant, la France est absente de l’I3M. Aucun officiel de haut-rang n’a participé au sommet 2020, comme aux précédent. En effet, l’Allemagne est maintenant un partenaire officiel de cette initiative mais il ne faut pas oublier que ce pays est le premier partenaire commercial de la plupart des États de la région. On peut ainsi comprendre pourquoi cette initiative suscite un tel intérêt pour notre voisin.
Du côté de la France, les relations commerciales sont beaucoup moins importantes. Pour parler du pays dans lequel j’habite, la coopération entre la France et l’Estonie se fait pour l’instant davantage dans le domaine de la défense (participation estonienne à l’Opération Barkhane). Néanmoins, depuis quelques années, il y a une volonté mutuelle de développer la coopération dans le domaine du numérique, soit par le biais d’échanges entre start-ups soit par un renforcement de la coopération dans des domaines précis tels que celui de la cybersécurité ou celui de l’administration numérique – notamment autour de la question de l’identité numérique. En témoignent les déplacements réguliers d’officiels français ces dernières années tels que Mounir Mahjoubi (ex-Secrétaire d’État au Numérique), Édouard Philippe (ex-Premier Ministre) ou encore le Président Emmanuel Macron. Fin 2020, une déclaration franco-estonienne a été signée à ce propos, reste à voir si cela conduira à des avancées concrètes ou si cela restera au niveau des déclarations d’intentions. Le précédent de 2017 quant à l’accord de coopération dans le domaine de l’administration numérique n’avait pas mené à de grands résultats.
On se trouve donc dans une relation bilatérale au sein de laquelle l’Estonie perçoit la France comme un grand pays européen pouvant permettre des opportunités économiques et politiques et où la France identifie des particularités (ici l’administration numériques) dont elle pourrait s’inspirer. Une relation potentiellement gagnante-gagnante qui pourtant ne parvient pas à faire émerger des projets concrets et d’envergure. Une situation que l’on retrouve ailleurs dans la région.
L’équipe d’Euro Créative remercie chaleureusement Ian Brzezinski et Arnaud Castaignet pour le temps qu’il nous a accordé lors de cet entretien.
Cet entretien a été réalisé par Téva Saint-Antonin et Romain Le Quiniou.
Directeur général d’Euro Créative, analyste Défense/Sécurité