La nécessaire résurrection du Triangle de Weimar

Romain LE QUINIOU

L’emploi du terme ‘résurrection’ vise à caractériser l’impasse dans laquelle se trouve le Triangle de Weimar. Mis de côté par ses créateurs, cet outil diplomatique se trouve en position léthargique depuis de nombreuses années. Seul un miracle semble pouvoir permettre une reconsidération stratégique de la part du trio Allemagne-France-Pologne. De l’espoir il y en a pourtant encore, en témoigne le récent rapprochement trilatéral au sujet d’un projet européen concernant les batteries électriques. Une petite avancée certes, mais laissant présager des possibilités quant à un réveil du format trilatéral. Le contexte politique, souvent cité comme obstacle à cette recomposition, n’est pas aussi dramatique qu’il n’y parait et pourrait même offrir des opportunités de relance. Les tergiversations liées au Brexit, les frasques et revirements du Président Trump ou encore les nombreux facteurs de déstabilisation du système international sont autant d’alertes pour l’Union Européenne. Conscients des dangers d’une Union affaiblie et divisée face aux nombreux défis du XXI° siècle, les états membres n’ont d’autre choix que de renforcer la puissance européenne (et ainsi renforcer la protection de leurs intérêts nationaux). C’est dans cette perspective que la relance du Triangle de Weimar apparaît nécessaire. Le retour d’un tel format pourrait permettre une dynamisation de la coopération européenne via des compromis stratégiques entre ces trois grandes et influentes nations européennes. Cependant, cet appel à une relance de Weimar ne doit cacher aucune naïveté quant aux accomplissements initiaux de cette coopération trilatérale. Victime de son inconstance, cet outil diplomatique s’est distingué depuis 2004 par son incapacité chronique à déboucher sur des initiatives concrètes et donc à influencer les développements européens. La tentative de relance de Weimar doit prendre en compte les faiblesses de cet outil et ainsi proposer un modèle de coopération remanié via une restructuration conceptuelle et organisationnelle.

1991 – 2019, une coopération en dents de scie

Août 1991, Hans Dietrich Genscher, Roland Dumas et Krzysztof Skubiszewski alors Ministres des Affaires Etrangères de l’Allemagne, de la France et de la Pologne signent à Weimar (Allemagne) la Déclaration commune sur l’avenir de l’Europe et créent de facto le Triangle de Weimar. L’Europe connaît à cette période des bouleversements politiques immenses. En effet l’Allemagne est désormais unifiée et les pays d’Europe Centrale et Orientale entament leurs transitions vers le modèle libéral occidental. L’initiative de Weimar, mettant en place une « structure informelle de coopération multilatérale » est alors l’une des réponses à ce contexte évolutif. L’objectif reconnu des trois pays est double : une réconciliation germano-polonaise sur le modèle franco-allemand et un soutien au processus d’intégration de la Pologne aux structures occidentales (Union Européenne et Alliance Atlantique). Ces objectifs initiaux se réaliseront au fil des années 1990.

Alors que la Pologne s’apprête à rejoindre l’Union Européenne (1er Mai 2004), une crise éclate entre la Pologne et le couple franco-allemand à propos de l’intervention militaire en Irak (2003). Plus qu’un simple incident diplomatique, ce conflit illustre une divergence d’intérêts entre ces acteurs. Il est aussi le révélateur d’une crise de coopération entre les trois pays, incapables de s’entendre sur le renouvellement de leur coopération à la suite de l’élargissement de 2004. Le triangle apparaît de plus totalement déséquilibré du fait de la passivité de la France et de la prépondérance exacerbée de la relation franco-allemande sur le format Weimar. L’arrivée au pouvoir du Parti ultra-conservateur Droit et Justice (Prawo i Sprawiedliwość) en Septembre 2005, peu enclin à favoriser les initiatives stratégiques euro-centrées, confirme la mise en sommeil de Weimar.

Il faut attendre le début des années 2010 pour un retour convaincant de cet outil sous l’impulsion dynamique du tandem polonais Tusk-Komorowski. La coopération européenne et la relation bilatérale avec l’Allemagne reviennent alors sur le devant de la scène politique en Pologne. Les rencontres trilatérales et les sommets s’enchainent et ouvrent même la voie à quelques avancées notables telles que la création d’un groupement tactique en 2013 – désormais inactif. Les évènements en Ukraine à partir de 2013 semblent alors avoir servi de révélateur pour jauger l’influence de cette coopération. Alors que le trio apparaît initialement très actif – une voix commune appelle à trouver une solution pacifique – il disparaît pourtant progressivement au fur et à mesure de l’aggravation de la crise au profit du Format Normandie mis en place par le couple franco-allemand. Cet échec, combiné au retour du PiS au pouvoir en 2015 et à une dégradation dramatique des relations entre la Pologne et nombre de ses partenaires européens (et en particulier avec la France avec l’affaire Caracal) conduit alors à l’effacement du Triangle de Weimar.

2020 : l’année de la résurrection ?

A première vue, le contexte actuel n’apparaît pas forcément favorable à la reprise de la coopération trilatérale. En effet, la relation franco-polonaise n’a pu être relancée tandis que le PiS détient plus que jamais le pouvoir (les élections législatives d’Octobre 2019 ne devraient être qu’une simple formalité). De plus, le rôle de l’Allemagne s’est considérablement érodé dernièrement. En cause, l’affaiblissement de la Chancelière Merkel et de son parti chrétien-démocrate (CDU). Jusqu’aux prochaines législatives (prévues à l’Automne 2021), l’Allemagne devrait en toute logique rester prudente sinon attentiste. Pourtant les défis imposés à l’Union Européenne et à ses États membres ne cessent de s’amplifier.

La balle semble ainsi être dans le camp de la France, pourtant membre traditionnellement le plus en retrait de ce trio. Les raisons d’espérer une initiative française existent au vu de l’activisme dont fait preuve le Président Macron sur la scène européenne. Deux tendances semblent donner crédit à une telle hypothèse : la volonté d’affirmation de la position française sur la scène européenne (notamment face à une Allemagne moins puissante qu’auparavant) et la diversification de ses relations diplomatiques en Europe Centrale et Orientale. Parallèlement, la France semble percevoir la récente élection de Zelensky comme une opportunité diplomatique à saisir. Associer la relance du Triangle de Weimar à la résolution de la crise ukrainienne serait un succès majeur – bien qu’hautement improbable. Quoiqu’il en soit, la relance de Weimar demandera du temps et une réflexion profonde sur sa réorganisation conceptuelle et organisationnelle.

Un cadre conceptuel précis pour encadrer les initiatives du Triangle de Weimar

Le Triangle de Weimar est un format diplomatique doté d’une large souplesse. Cela implique pour cet outil une capacité d’adaptation rapide selon les développements politiques du moment. Néanmoins, cette souplesse peut favoriser l’inaction et l’incohérence. Ainsi, un encadrement de la coopération trilatérale semble nécessaire et pourrait être obtenu via la définition d’objectifs précis. Tout d’abord, le Triangle de Weimar doit réaffirmer sa volonté de dynamiser l’intégration européenne comme son objectif principal. Il s’agit là d’un objectif légitime du fait de l’importance de ces trois pays au sein de l’Union Européenne. En effet, d’une part, ces Etats membres peuvent être considérés comme incontournables, tant sur le plan démographique (42% de la population européenne) qu’économique (environ 40% du PIB de l’UE). D’autre part, ces pays représentent une diversité d’intérêts considérable, qui reflète celle que connaît l’UE dans son ensemble. Ainsi, si l’obtention d’un compromis trilatéral est une tâche peu aisée, celui-ci est bien souvent aisément transposable à l’échelle communautaire (hypothèse renforcée avec le départ prochain du Royaume-Uni de l’UE). D’où l’idée que Weimar doit servir de moteur à l’intégration européenne. Afin de maximiser les chances d’obtenir un compromis, une coopération centrée autour de domaines bien précis et ne négligeant aucun rapprochement (recherche du plus petit dénominateur commun) semble primordiale. Le Triangle de Weimar a besoin d’avancées, aussi petites soient-elles.

L’objectif d’impulsion de l’intégration européenne passe donc par l’identification de champs d’action sur lesquels la coopération trilatérale doit se concentrer prioritairement. Des domaines qui sont stratégiques pour les trois acteurs et au sein desquels une coopération multilatérale est nécessaire pour obtenir des avancées concrètes. Trois domaines semblent répondre particulièrement à ces critères : la défense, l’énergie et la politique de voisinage (PEV). En premier lieu, les problématiques relatives à la défense européenne – au centre des initiatives du Triangle de Weimar depuis de nombreuses années – pourraient encore offrir des possibilités de coopération convaincantes. Du fait de stratégies nationales de défense et de sécurité bien souvent antagonistes (rapports à l’OTAN, à la Russie), la coopération trilatérale devrait se concentrer sur le sous-domaine de l’industrie de défense – moins politisé. Les trois États sembleraient pouvoir s’entendre sur la mise en place de partenariats industriels visant à développer des champions européens. Mentionnons par exemple de possibles avancées autour du projet franco-allemand de char européen du futur pour lequel la Pologne a ouvertement manifesté son intérêt. Deuxièmement, le domaine énergétique, sujet lui aussi à de profondes divergences (utilisation du nucléaire, stratégies d’approvisionnement), pourrait être un domaine d’action central de Weimar. En effet, les trois acteurs ont un intérêt national rationnel à développer la politique énergétique européenne renforçant ainsi l’indépendance énergétique européenne et donc sa sécurité (et par extension, leur propre sécurité nationale). En ce sens, des avancées concrètes pourraient avoir lieu autour d’un réseau européen de l’électricité qui appelle à une meilleure connectivité à l’échelle européenne. Enfin, la PEV, particulièrement importante pour la Pologne, bénéficierait considérablement d’une coopération diplomatique plus avancée. Les défis en Ukraine – mais également en Moldavie où un nouveau gouvernement semble donner des garanties crédibles quant à la mise en place de réformes structurelles ou dans les pays du Caucase où des mouvements citoyens ont mené à des bouleversements politiques – requièrent une diplomatie européenne forte, structurée et commune. La crédibilité de la PEV tient à ces efforts diplomatiques concertés de la part des acteurs de Weimar.

Une rénovation structurelle pour relancer le projet

Réinventer le Triangle de Weimar ne doit pas nécessairement conduire à une réorganisation structurelle totale. Certains fondamentaux constitutifs de cette structure sui generis, ont vocation à être maintenus. Néanmoins des améliorations sont nécessaires afin de transformer ce cadre consultatif hautement dépendant du contexte politique en un organe de coopération résilient capable de générer des résultats politiques concrets. Parmi les fondamentaux initiaux de Weimar on retrouve notamment son caractère informel. La coopération n’étant encadrée par aucun traité, le degré de participation est inconstant, régulé principalement par la volonté politique des participants. Ce trait structurel particulier confère notamment à Weimar sa souplesse d’adaptation et sa spontanéité. Cette particularité ne sera sans doute pas remise en cause du fait de l’opposition généralisée des acteurs politiques envers une institutionnalisation de Weimar. Cependant, cela ne doit pas empêcher une mise à jour de cette coopération notamment à travers une nouvelle déclaration commune dressant des objectifs précis et les modalités d’action pour y parvenir. Un document stratégique de la coopération Weimar post-2020 est plus que nécessaire. Un second trait de continuité qui sera sans doute maintenu est la distinction entre un volet politique et un volet société civile. La structure duale de Weimar permet de séparer les activités en fonction des objectifs visés. Néanmoins, une plus grande attention pourrait être donnée envers les initiatives de la société civile. En effet, ce champ d’action revêt une importance déterminante en tant que complément et soutien du volet politique. Les initiatives entreprises par les acteurs de la société civile permettent notamment une intensification du dialogue trinational au niveau sociétal. Ces initiatives peuvent aussi impliquer les instituts de recherche afin de réfléchir aux perspectives possibles (et attendues par les sociétés civiles) de la coopération trilatérale. On pourrait imaginer ici l’organisation d’un sommet annuel concernant le Triangle de Weimar. La mise en place d’un fonds structurel visant à aider le développement de ces initiatives – sur le modèle du Fonds de Višegrad – permettrait la multiplication des projets par les organisations non-gouvernementales et autres instituts de recherche. L’extension de ces initiatives aux pays concernés par le Partenariat Oriental pourrait même devenir l’instrument de base pour le Triangle de Weimar concernant le domaine relatif à la PEV. Un effort concernant une plus grande coopération des structures impliquant la jeunesse. Il existe actuellement l’Organisation Franco-Allemand de la Jeunesse (créé par le Traité de l’Élisée de 1963) et son pendant Germano-Polonais (GPYO mis en place en 1991). La mise en place d’une organisation trilatérale de la jeunesse (et donc un effort sur les échanges Franco-Polonais) pourrait être un signe positif et marquant de la relance de Weimar.

Néanmoins la paralysie actuelle du Triangle de Weimar et son manque d’efficience depuis de nombreuses années oblige tout de même à envisager des évolutions structurelles. Tout d’abord l’attention doit se porter sur la diminution du risque de paralysie du Triangle de Weimar. Cette paralysie est notamment exacerbée par les contextes politiques nationaux qui soufflent le chaud et le froid sur la relation trilatérale. Ainsi, il est important de développer une résilience relationnelle via un renforcement des relations intermédiaires (notamment entre les administrations nationales). Cela existe déjà en partie dans les domaines militaires (échanges permanents entre les états-majors de Weimar) ou des administrations régionales (pour exemple la coopération Rhénanie-du-Nord-Westphalie//Hauts-de-France//Silésie). Cet ensemble de structures parallèles doit devenir un élément fondamental du Triangle de Weimar et les initiatives semblables doivent se multiplier. Une des pistes pourrait être le renforcement des relations parlementaires entre le Bundestag, l’Assemblée Nationale et la Sejm qui pourrait permettre à moyen/long-terme la mise en place d’une Assemblée Parlementaire trilatérale (sur le modèle de l’Assemblée Franco-Allemande). Deuxièmement, la réorganisation structurelle doit porter son attention sur le problème d’efficience du Triangle de Weimar. Le déséquilibre relationnel flagrant existant entre les trois partenaires en est l’une des causes principales. Le différentiel entre les relations franco-allemandes (renforcées après le Traité d’Aix-la-Chapelle signé en 2019) et franco-polonaise est aujourd’hui trop important. L’objectif dans un premier temps est donc de renforcer significativement la relation franco-polonaise. Néanmoins, celle-ci ne pourra intervenir officiellement qu’au terme du marathon électoral polonais (Octobre 2018 – Mai 2020). Cette relance devra alors se baser sur une interprétation rationnelle des intérêts stratégiques que les deux pays partagent. L’accroissement du potentiel de défense européen, l’interopérabilité entre les forces militaires euro-atlantiques, le développement du nucléaire civil et le renforcement de l’indépendance énergétique, le règlement du conflit ukrainien doivent être les piliers de cette relation. Ces intérêts partagés ne doivent cependant faire oublier les divergences profondes qui existent sur d’autres sujets (à titre d’exemple, la question de l’état de droit) et ces différences doivent être mentionnées – au sein d’un dialogue ouvert basé sur le respect mutuel. Cependant, in ne faut pas oublier que le Triangle de Weimar n’a pas vocation à être une somme de relations bilatérales, il s’agit effectivement d’une structure trilatérale. La France et l’Allemagne devraient ainsi faire en sorte de faciliter l’intégration de la Pologne à différentes initiatives qu’ils entreprennent, sans que cela n’affecte leur relation bilatérale (qui fonctionne de manière séparée et qui repose sur un fonctionnement routinisé). A ce titre, les initiatives diplomatiques franco-allemandes à propos de la résolution de la crise ukrainienne dans le Donbass pourraient envisager l’élargissement au partenaire polonais. En privilégiant Weimar par rapport au Format Normandie, les tractations diplomatiques seraient évidemment plus compliquées du fait de la rigidité polonaise par rapport à la Russie. Néanmoins, une telle initiative traduirait une stratégie long-terme ayant pour but une véritable stabilisation du continent européen et un renforcement de l’unité européenne (et donc de son pouvoir politique). Dans ce contexte précis, la relance des relations Polono-Ukrainiennes annoncée récemment pourrait contribuer au succès d’une telle initiative.


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Sources

  • Doliger (Philippe), Le Triangle de Weimar à l’épreuve de la crise ukrainienne, Allemagne d’aujourd’hui, Vol 3, n°209, pp3-16, 2014.
  • Koopman (Martin), L’Europe a besoin de Weimar. Perspectives du Triangle de Weimar en période de crise, Institut Français des Relations Internationales, Notes du Cerfa, n°133, 33p, 2016.
  • Lang (Kai-Olaf) et Schwarzer (Daniela), Consolidating the Weimar Triangle. European policy functions of German-Polish-French co-operation, Stiftung Wissenschaft und Politik, Comments n°30, 2011, p-3.
  • Masson (Francis), Le Triangle de Weimar, un réflexe politique qui n’a rien d’anodin, Nouvelle Europe, 10p, 2016a.
  • Masson (Francis), Quelles perspectives pour une relance durable du Triangle de Weimar ?, Allemagne d’aujourd’hui, Vol 3, n°16, pp16-32, 2016b.
  • Séné (Tanguy) et Goyet (Capucine), Le Triangle de Weimar : vingt ans après sa création, quel rôle européen ?, Nouvelle Europe, 4p, 2011.  

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