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Le centenaire du Traité de Trianon: des commémorations discrètes

Une rampe inclinée de 100 mètres de long et de 4 mètres de large émerge depuis la rue Alkotmány jusqu’à la place Kossuth où se trouve le Parlement, joyaux de la capitale hongroise. Sur les deux murs de la rampe sont gravés les noms des 12.000 municipalités qui ont fait partie de la Grande Hongrie, celle d’avant 1920. Avant que le Traité de Trianon ne réduise sa superficie de deux tiers et sa population de plus de la moitié. 

La Grande Hongrie a perdu deux tiers de son territoire suite au Traité de Trianon / Encyclopédie Larousse

100 ans après, l’événement, qui dispose d’un pouvoir de cohésion nationale, marque encore considérablement les esprits des Hongroises et des Hongrois. Cela a davantage été accentué par la volonté du gouvernement Orbán II de déclarer, depuis 2010, le 4 juin Journée de l’Unité Nationale en souvenir de la signature du Traité de Trianon. 

Ce 4 juin 2020, la Hongrie commémorera le centenaire de cet événement historique. Cependant, malgré le poids qu’il représente dans la mémoire collective hongroise, couplé à l’habileté du Fidesz de faire sien le passé, les commémorations sont restées – étonnamment – assez discrètes. 

La politique mémorielle hongroise sous Orbán

La politique mémorielle menée depuis plusieurs années par le gouvernement hongrois témoigne bien souvent d’une logique révisionniste de l’histoire. Au cœur de Budapest, sur la place Szabadság, trône l’exemple le plus marquant de celle-ci : une sculpture représentant la Hongrie incarnée par l’ange Gabriel attaquée par un aigle symbolisant l’Allemagne nazie. Le projet de ce mémorial a été présenté en 2014 lors de la campagne électorale de Viktor Orbán, avec pour but de commémorer l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne en 1944.

“La manipulation politique actuelle de l’histoire et du passé, c’est toujours très éclatant.”

Gábor Sebő, activiste hongrois

Cependant, de vives protestations ont éclaté car le monument ne faisait aucunement allusion à la complicité entre le gouvernement hongrois et le régime nazi dans la déportation d’environ 600 000 citoyennes et citoyens hongrois vers les camps de la mort. Ainsi, le mémorial porte aujourd’hui le nom de “Mémorial des victimes de l’occupation allemande” et non pas ‘Mémorial de l’occupation allemande’ comme prévoyait le projet initial. Toutefois, changer de nom ne servira pas à changer les faits. C’est donc pour cela que Gábor Sebő, activiste hongrois, et une dizaine d’autres personnes animent depuis 2014 des rencontres civiles contre le “mémorial mensonger” en espérant susciter la réaction du gouvernement, qui semble pourtant insensible aux revendications des manifestants. “La manipulation politique actuelle de l’histoire et du passé, c’est toujours très éclatant”, dit Gábor. Il soutient que Viktor Orbán leur avait promis un dialogue basé sur une expertise historique du passé mais que depuis, ces promesses sont restées au point mort. Devant le mémorial, les nombreux objets, bougies et fleurs déposés en honneur aux victimes de l’occupation nazie subissent sans cesse des dégradations, que Gábor et ses collègues se tâchent de remettre en place.

Plus récemment, d’autres changements dans l’urbanisme de la ville mettent en lumière le caractère révisionniste de la politique mémorielle du gouvernement, notamment en ce qui concerne la période communiste. Ainsi, la statue d’Imre Nagy – héro national de la révolution de 1956 défini comme “l’un des pires communistes” par László Kövér, président de la Diète hongroise,se situant jusqu’en 2018 sur la place du Parlement, se retrouve aujourd’hui déplacée dans un endroit moins fréquenté.

À sa place sera érigée la copie du mémorial en honneur aux victimes de la Terreur rouge (régime communiste de 1919), dont l’original avait été érigé sous le régime totalitaire de l’entre-deux guerres de Miklós Horthy. Dans le même temps, aucune statue ne commémore les victimes de la Terreur blanche, période suivant celle de la Terreur rouge durant laquelle une unité paramilitaire a fait, selon les estimations, plus de victimes que le régime précédent.

Le Traité de Trianon : un outil politique sensible 

Au même titre que l’occupation nazie, le traité de paix signé en 1920 reste un sujet sensible. En effet, de nombreux débats, souvent nostalgiques, se font entendre à propos des territoires perdus suite au Traité de Trianon. On est sans doute loin du mouvement irrédentiste qui a émergé pendant l’entre-deux guerres visant à les récupérer. Toutefois, la tension peut très vite monter entre pays voisins lorsque des références historiques concernant le sujet sont exprimées. C’est ce qui s’est passé début mai, lorsque M. Orbán a publié un court texte sur Facebook pour souhaiter bonne chance aux élèves qui allaient passer leurs examens, en joignant une photo de la carte de la Hongrie historique.

« De nombreuses cartes historiques […] qui montrent notre pays beaucoup plus grand qu’il ne l’est aujourd’hui. Elles ne sont ni contemporaines ni réalisables aujourd’hui et, plus important encore, [elles] irritent sans cesse nos voisins »

Zoran Milanović, Président de la Croatie.

Le professeur et analyste politique croate Žarko Puhovski a ajouté que « les dirigeants et les nationalistes croates savent que ce que fait Orbán n’a de sens que pour un usage interne [hongrois] et n’indique aucune intention sérieuse, sauf peut-être envers la Roumanie ». En effet, c’est avec son voisin roumain que la Hongrie connaît des tensions persistantes. Celles-ci ont notamment été ravivées par la récente adoption par les députés roumains du projet de loi faisant du 4 juin journée du traité de Trianon.

Mais au delà des controverses sur les réseaux sociaux et des déclarations faisant polémique, le Traité de Trianon reste également un sujet sensible car la Grande Hongrie, celle qui a officiellement existé entre 1867 et 1918, réunissait de nombreux peuples non-magyars qui n’avaient aucun attachement au pays. Ainsi, le souvenir d’une grande nation déchirée par l’événement de 1920 ne reflète pas fidèlement la réalité historique, celle-ci étant plus complexe que celle prônée par les mouvements nationalistes et identitaires hongrois. 

Des commémorations pour le centenaire discrètes mais tangibles 

Les commémorations et les discours en honneur des 100 ans du Traité de Trianon sont restés – pour l’instant – singulièrement silencieux. Le contexte de crise sanitaire a tout d’abord obligé le gouvernement à se focaliser sur la gestion de la pandémie et à annuler l’inauguration du mémorial prévue pour le 4 juin. En outre, le monument n’évoque pas explicitement le Traité de Trianon, car il prend le nom de “Mémorial à l’Unité Nationale”. Cela met en exergue la cohésion nationale et la collaboration régionale plutôt que la blessure causée par l’événement. Le Premier Ministre V. Orbán soutient en effet que la Hongrie a vécu 100 ans d’isolement suite à la signature du Traité, mais il évoque aussi la nécessité de “mettre fin à cet isolement” et le besoin de coopérer afin de “construire l’Europe centrale« . Lors de son discours dans la ville de Timișoara en Roumanie en décembre dernier, il a insisté sur la nécessité de porter le regard vers l’avenir commun pour ne pas rester figés dans le passé.

Ainsi, une certaine dualité du discours de Viktor Orbán, qui oscille entre l’appel à un esprit de coopération entre pays voisins et une certaine nostalgie du passé, tend à tempérer l’utilisation politique des 100 ans du Traité de Trianon. Mais si son évocation est pour l’instant assez discrète, quelques éléments montrent qu’il y a de quoi susciter le débat. Par exemple, les panneaux – financés par la Public Foundation of for the Research of Central and East European History and Society, une organisation pro-gouvernement – affichant “Nous étions unis et nous le restons. Diminués, mais toujours debout. Trianon 100” ne semblent pas vraiment inviter à mettre de côté l’amertume du passé.

Par ailleurs, cette même organisation a publié deux court-métrages très touchants qui mettent en scène le traumatisme lié au Traité de Trianon.

Court-métrage publié par la Public Foundation of for the Research of Central and East European History and Society en souvenir des 100 ans du Traité de Trianon.

Le monument lui même – dont le but serait “de créer quelque chose de grandiose, mais seulement pour ceux qui savent où le chercher”– n’échappe pas aux critiques. Tamás Bauer, ancien député à l’Assemblée Nationale hongroise (Coalition Démocratique), parle d’un “scandale politique” découlant d’un “révisionnisme doux” qui s’opère depuis les années 2000 : en effet, il s’agirait selon lui de “l’expression symbolique d’une ‘recréation totale’ de la Hongrie d’avant la Première Guerre mondiale”.

“C’est un retour au révisionnisme de l’entre-deux-guerres [qui] crée une illusion nostalgique qui ne mène nulle part”

András Gerő, historien hongrois

De même, l’historien András Gerő, pourtant proche du gouvernement, soutient que la Hongrie d’avant 1920 était un État où plusieurs nationalités coexistaient et que donc inclure les noms des municipalités sans prendre en compte leur composition nationale est un “retour au révisionnisme de l’entre-deux-guerres [qui] crée une illusion nostalgique qui ne mène nulle part” .  Bien que le quotidien hongrois Magyar Nemzeti tente de justifier ces controverses en déclarant que “le mémorial ne porte pas sur les pertes du siècle dernier, mais sur le sentiment d’appartenance nationale”, il est très peu probable que les nombreuses personnes de nationalité non-hongroise vivant aujourd’hui dans les municipalités de la Grande Hongrie aient un quelconque sentiment d’appartenance au pays.

“Aujourd’hui, d’innombrables opinions, évaluations et perceptions coexistent. Il est donc impossible de falsifier l’histoire”

Mária Schmidt, historienne hongroise

S’il est certain qu’on ne puisse pas changer les faits, il est sûrement pas impossible de les falsifier, ou du moins d’en cacher une partie pour qu’ils aillent dans le sens souhaité par ceux qui décident de les manipuler. Il s’agit toutefois d’un exercice délicat, mais le Premier Ministre hongrois est un homme politique très doué : il sait très bien quelles sont les limites à ne pas dépasser, quel discours adopter lorsqu’il s’adresse à ses électeurs ou lorsqu’il s’adresse à la communauté internationale. Les 100 ans du Traité de Trianon en sont l’exemple parfait : dans la politique interne, un discours nationaliste et identitaire où le passé est tâché de ressentiment, tandis qu’une volonté de coopération et d’entraide se fait entendre dans les discours adressés aux pays voisins.

À l’heure où sont écrites ces quelques lignes, les commémorations principales semblent se limiter à des discours politiques du Président et du Premier Ministre devant le Parlement. Rien d’inhabituel. En parallèle, le Maire de Budapest, du parti d’opposition Párbeszéd, a également annoncé la tenue d’une minute de silence dans sa ville afin que le rappel du passé puisse servir à construire un avenir meilleur. La discrétion semble donc de mise, reste à voir si le jour du Centenaire nous réservera des surprises.  


Sofia Erpenbach

Sofia Erpenbach est analyste pour la zone Europe Centrale. Elle est parallèlement étudiante en troisième année à Sciences Po Grenoble. Elle a effectué auparavant une année d’échange à l’Université Pázmány Péter de Budapest. Pendant son séjour en Hongrie, Sofia a découvert l’histoire et la culture des pays d’Europe centrale et de l’est grâce aux voyages et aux expériences professionnelles et associatives qu’elle a réalisé. Par ailleurs, Sofia a décidé d’axer son mémoire de recherche de fin de cycle sur l’intégration du groupe de Visegrád au sein de l’Union européenne.

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