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Quelles perspectives pour le Triangle de Lublin ? (1/2)

Première partie: La construction d'une relation trilatérale

Le 28 juillet 2020, un nouveau format de dialogue et de coopération voyait le jour en Europe centre-orientale. Le Triangle de Lublin se rajoute alors à la longue liste des formats multipartites de la région, tels que le groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, République Tchèque, Slovaquie), le format d’Austerlitz (Autriche, République Tchèque, Slovaquie) ou encore le format de Bucarest (membres du groupe de Visegrád, Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie).

Unissant la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine, le Triangle de Lublin repose sur une forte symbolique et intègre pour la première fois l’Ukraine comme acteur à part entière d’un format réunissant des membres de l’UE et de l’OTAN. Ainsi, réunis à Lublin ce 28 juillet, les ministres lituanien, polonais et ukrainien des Affaires étrangères annonçaient la mise en place d’une réponse trilatérale à des enjeux communs.

Trois pays liés par des relations historiques fortes mais tumultueuses

La Lituanie, la Pologne et l’Ukraine ont au cours de l’histoire fait partie d’une même entité politique. En effet, du XIVe au XVIe siècle, une série d’alliances et de projets politiques ont permis le rapprochement du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie. Ces rapprochements et les choix politiques qui ont alors été faits ont abouti à la signature du traité de l’Union de Lublin le 1er juillet 1569, traité fondateur de la République des Deux Nations qui fédère le royaume polonais et le grand-duché lituanien. Le territoire de cette République fédérative s’étendait sur des territoires appartenant aujourd’hui à la Pologne, à la Lituanie, à l’Ukraine et au Bélarus. Cette entité exista plus de deux siècles, jusqu’en 1795, année de sa dissolution et du partage final de son territoire entre les empires russe et austro-hongrois et le royaume prussien.

Carte de la République des 2 Nations au temps de la signature du Traité de l’Union de Lublin (1569).

Alors que la Lituanie, la Pologne, l’Ukraine et le Bélarus sont devenus des pays indépendants – parfois brièvement – à la suite de la Première Guerre Mondiale, un projet souhaitant ressusciter les frontières de la République des Deux Nations vit le jour au cours des années 1920. On doit le projet de la Fédération Międzymorze (Intermarium) à Józef Piłsudski, chef d’Etat et plusieurs fois Premier ministre de Pologne durant l’entre-deux-guerres. Son objectif était de constituer une fédération des pays de l’isthme mer Baltique-mer Noire. Pour Piłsudski, un tel projet était nécessaire pour faire rempart à l’URSS, perçue comme menaçante. Cependant, les autorités des pays concernés eurent du mal à renoncer à l’indépendance fraîchement acquise et les relations dans la région se détériorèrent fortement. En cause, notamment, les conflits qui ébranlèrent l’espace centre et est-européen à la suite de la Grande Guerre, tels que les guerres polono-lituanienne et polono-ukrainienne.

Tableau de Wojciech Kossak (1926) représentant les « Aiglons de Lviv ». Lviv fut le théâtre d’affrontements sanguinaires entre Polonais et Ukrainiens.

Bien que brefs, ces conflits laissèrent des traces profondes. Ces épisodes belliqueux conduisirent à une période de tensions politiques faisant entrave à la matérialisation de la Fédération Międzymorze. Le projet de Piłsudski témoigne de l’ambivalence de la position géographique de ces pays : leur position géographique implique des risques sécuritaires – ce qui est encore le cas encore aujourd’hui – qui peuvent néanmoins être amoindris par des rapprochements stratégiques. Ce projet illustre aussi l’importance du poids et de la symbolique de la République des Deux Nations dans l’histoire de la région.

De leurs rapports belliqueux découle presque nécessairement la question de la mémoire et de sa gestion contemporaine, qui demeurent sources de tensions. La question mémorielle est omniprésente au sein de la relation polono-ukrainienne. Celle-ci est notamment centrée autour de l’héritage des massacres entre Polonais et Ukrainiens perpétrés en Galicie et en Volhynie en 1943-1944 au cours de laquelle l’armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) a été une actrice majeure du conflit du côté ukrainien. En 2016, le Parlement polonais a qualifié ces massacres de « génocide » tandis que les autorités ukrainiennes semblent ne s’attarder que peu sur ce sujet. Aujourd’hui encore, des tensions peuvent survenir au niveau diplomatique entre la Pologne et l’Ukraine autour de cet événement. En avril 2015, l’Ukraine adoptait les lois de décommunisation comportant une clause sanctionnant les personnes qui nieraient le caractère héroïque de l’UPA.

Le Président polonais Bronisław Komorowski se trouvait en visite au Parlement ukrainien le jour lorsque ces lois furent adoptées : l’épisode fut vécu comme une humiliation. Puis, en avril 2017, un monument en hommage à l’UPA construit dans la ville polonaise de Hruszowice a été démoli avec l’accord des autorités locales. En réponse, l’Institut national du souvenir ukrainien coupa court aux exhumations de corps de Polonais en Volhynie. L’élection de Volodymyr Zelensky en 2019 était censé marquer le renouveau de ces relations notamment avec la mise en place de travaux mémoriels commun. Des progrès restent attendus en ce sens.

Notons également que des ressentiments existent également autour de questions plus anciennes, comme celle des rapports sociétaux (et notamment du servage omniprésent) sous la Fédération des Deux Nations et la politique de polonisation menée par la noblesse polonaise à l’égard des Lituaniens et des Ruthènes. Enfin, de grandes villes de la région, telles que Vilnius ou Lviv, sont héritières de mémoires multiples liées aux frontières mouvantes de la zone au fil des siècles.

Outre cela, d’autres questions tendent également de temps à autre les relations. C’est notamment le cas des minorités. Prenons notamment l’exemple de la minorité polonaise en Lituanie qui représente près de 200.000 individus. En 2011, Lech Wałęsa, figure politique éminemment importante en Pologne, refusa de recevoir un prix lituanien, invoquant alors la situation de la minorité polonaise. Selon lui, les droits des Polonais en Lituanie ne sont pas respectés puisque l’usage de leur langue et la préservation de leurs traditions ne sont pas garantis. Cet épisode est survenu alors que la communauté polonaise en Lituanie attendait que la Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur l’affaire de l’école de Lavaryski. En effet, en 2008, les autorités de cette ville lituanienne à majorité polonaise ont voulu nommer une école Emilia Plater. Or, en raison de la législation en vigueur n’acceptant pas la nomenclature polonaise, ce nom n’a pas pu être accepté au profit de sa version lituanienne : Emilija Plateryte. La question de l’intégration des travailleurs économiques ukrainiens en Pologne (près de 2 millions avant la crise de la Covid-19) est également un autre point de discorde régulier.

Toutefois, ces quelques tensions ne peuvent faire oublier l’existence d’une certaine proximité et d’une coopération croissante depuis le début des années 1990. Les exemples ne manquent pas. Tout d’abord, en 1991, la Pologne est le premier Etat à reconnaître l’Ukraine indépendante. L’année suivante, les deux pays signèrent un traité de bon voisinage, d’amitié et de coopération. En 1994, c’est la Lituanie et la Pologne qui signèrent un traité similaire. Puis, face aux enjeux croissants auxquels font face ces pays, la coopération s’est poursuivie avec une dominante stratégique durant les années 2000. En 2009, on assiste au lancement du Partenariat oriental : la Pologne est à l’initiative de cette politique de l’UE à l’égard de 6 pays de son voisinage, dont l’Ukraine et le Bélarus. En 2016, les autorités ukrainiennes accueillaient chaleureusement la mise en place de la présence avancée et renforcée de l’OTAN dans les Etats baltes et en Pologne. Aussi, selon le ministère de la Défense ukrainien, la Pologne était le 4ème pays à apporter de l’assistance militaire au pays sur la période 2014-2017. Il ne faut pas oublier que le groupe de Visegrád, dont la Pologne est cheffe de file, apporte également de l’aide matérielle à l’Ukraine depuis 2014.

Un rapprochement trilatéral autour d’enjeux communs

Pour la Lituanie, la Pologne et l’Ukraine, la question de la menace russe ne se pose pas : elle structure en grande partie leur politique étrangère actuelle. L’histoire de leurs relations avec la Russie et les faits les plus récents contribuent à justifier une position défensive face à menace perçue comme venant de Russie.

La guerre de Géorgie de 2008 est un moment important concernant le renforcement de la méfiance de ces Etats face à la Russie. Presque vingt ans après la désintégration de l’URSS, de nombreux leaders des pays issus de l’URSS ou du glacis soviétique voient dans l’invasion de l’Ossétie du Sud un scénario que la Russie pourrait reproduire dans leur propre pays. Quand Lech Kaczyński, alors président polonais, prononça à Tbilissi son fameux discours aux accents prophétiques – « Aujourd’hui la Géorgie, demain l’Ukraine, après-demain les Etats baltes et, plus tard, ce sera peut-être le tour de mon pays, la Pologne » – les présidents estonien, lituanien et ukrainien ainsi que le Premier ministre letton étaient également présents. Par ailleurs, cet épisode se produisit quinze mois après les cyberattaques russes lancées sur l’Estonie. Si l’inquiétude s’amplifiait à la fin des années 2000, elle prit un tournant définitif avec les évènements qui eurent lieu en Ukraine en 2014.

Sur le plan militaire, les activités russes en mer Baltique et aux abords de celle-ci inquiètent les pays riverains, dont la Lituanie et la Pologne. En effet, la présence de l’enclave militarisée de Kaliningrad, avant-poste stratégique historique, est une source d’inquiétude évidente. L’enclave accueille le Quartier Général de la Flotte de la Baltique et s’est davantage militarisée ces dernières années avec l’installation, en octobre 2016, de missiles Iskander. Aussi, des experts lituaniens s’accordent pour dire que Kaliningrad constitue aujourd’hui une potentielle menace pour la Lituanie. La réintroduction de la conscription en Lituanie en 2015, soit 7 ans après avoir été initialement abandonnée, illustre les préoccupations face à cette menace sécuritaire et militaire. Aussi, la rhétorique de la Présidente lituanienne Dalia Grybauskaitė, en poste de 2009 à 2019, témoigne de la menace perçue venant de Russie :

La Russie se sert toujours des projets énergétiques comme d’outils pour influencer, outils pour inhiber, outils pour manipuler.

Dalia Grybauskaitė

La menace russe se fait également ressentir dans le domaine énergétique, nécessairement lié à la sécurité. La Lituanie, la Pologne et l’Ukraine ont de forts liens énergétiques avec la Russie, pour des raisons géographiques comme historiques. En effet, la plupart des infrastructures gazières lituaniennes, héritages soviétiques, la lient à la Russie. En fermant la centrale nucléaire d’Ignalina en 2009, la Lituanie est devenue importatrice d’électricité : en 2012, 63% de l’électricité consommée venait de Russie (presque 100% de l’électricité importée). Avec les crises du gaz russo-ukrainiennes de 2005-2006 et de 2009, les évènements en Ukraine en 2014 et la consolidation de la perception d’une menace russe, la Lituanie cherche à diversifier ses sources d’approvisionnement. Les parts de l’électricité et du gaz russes en Lituanie ont diminué mais ne sont pas négligeables : respectivement 1/3 de la consommation totale en 2016 et 50% de la consommation en 2017. Aussi, la Lituanie participe au Plan d’interconnexion des marchés énergétiques de la région de la Baltique (PIMERB) visant à désynchroniser les Etats baltes des réseaux électriques russe et bélarusse, configuration héritée de la période soviétique.

En Pologne, le gaz russe a occupé jusque très récemment une place importante. En 2016, il représentait 89% des importations en gaz de la Pologne et 63% du gaz consommé en Pologne. Néanmoins, en 2018 et 2019, le gaz russe ne représentait plus que la moitié du gaz consommé en Pologne. De plus, la Pologne a mis en place divers projets régionaux pour diversifier son approvisionnement. Il y a donc bien une évolution allant vers la fin de la dépendance énergétique envers la Russie bien que sa présence demeure encore forte aujourd’hui.

En Ukraine, un rapport gouvernemental reconnaissait début 2019 une situation de dépendance énergétique envers la Russie. Depuis le début des années 1990, l’Ukraine a largement dépendu des approvisionnements énergétiques russes pour compléter sa propre production. Néanmoins, entre 2014 et 2015, les importations de gaz russe ont été réduites de moitié. Toutefois, l’Ukraine dépend toujours des importations énergétiques car ses infrastructures ne peuvent répondre à la demande nationale. En 2018, selon le Service fiscal de l’Ukraine, 38.7% des importations en pétrole venaient du Bélarus, 37.3 % de Russie, 10.3% de Lituanie et 14.2% d’autres pays. Or, les raffineries bélarusses manipulent essentiellement du pétrole russe donc, en 2018, c’est en réalité près de 76% de pétrole russe que l’Ukraine a importé. Il en va de même pour le gaz importé des voisins européens par flux inversés : il a originellement été distribué par… Gazprom. Les liens énergétiques, directs et indirects, à la Russie restent donc forts. Par ailleurs, le transit de gaz russe génèrent d’importants revenus : l’accord signé en décembre 2019 par la Russie et l’Ukraine devrait rapporter entre 2 et 3 milliards de dollars par an à l’Ukraine.

La forte présence des produits énergétiques russes en Lituanie, en Pologne et en Ukraine est désormais associée à un risque car la Russie apparaît comme un partenaire commercial peu fiable. Par ailleurs, des infrastructures, vétustes, viennent entraver les volontés de se défaire de la dépendance à la Russie, comme le réseau électrique BRELL : les Etats baltes souhaitent s’en désynchroniser mais la Russie est parvenue à repousser l’échéance… Enfin, les gazoducs Nord Stream I et II sont un réel danger pour l’Ukraine qui verrait ses revenus de pays de transit baisser considérablement. Ces gazoducs inquiètent également la Lituanie et la Pologne, contournées, d’autant plus que la flotte russe est mobilisée en mer Baltique pour leur surveillance.

Face à cette perception de menace, la première des protections est l’appartenance à l’OTAN qui, grâce au mécanisme de l’article 5 de la Charte, apparaît comme un rempart efficace. Du Triangle de Lublin, seules la Lituanie et la Pologne en sont membres. Pour ces deux pays, membres de l’OTAN comme de l’UE, la coopération trilatérale avec l’Ukraine semble s’inscrire dans un désir de rapprocher cette dernière des structures euro-atlantiques. En effet, les deux partenaires n’ont pas caché leur soutien aux aspirations euro-atlantiques de l’Ukraine : le parlement lituanien a adopté en avril 2018 la déclaration du 3 mai, une déclaration à forte teneur symbolique qui souligne l’objectif stratégique qu’est le rapprochement de l’Ukraine avec l’OTAN et l’UE, et la Pologne est comme nous l’avons mentionner auparavant à l’initiative du Partenariat oriental. Situées aux frontières orientales de l’axe euro-atlantique, on peut imaginer qu’il serait stratégique pour la Lituanie comme pour la Pologne que l’Ukraine intègre ces structures afin d’en élargir le périmètre d’action et d’assurer une certaine stabilité à la région. Par ailleurs, la Pologne peut vouloir chercher à ne plus être située à la frontière de l’UE et de l’OTAN, une position géographique naturellement plus risquée.

La seconde partie de cet article est disponible ci dessous


Juliana Barazer

Juliana Barazer est Chargée de projets pour la zone balte chez Euro Créative. Binationale et après plusieurs séjours en Amérique latine, Juliana a commencé des études en Langue et Administration Publique. Elle est aujourd’hui étudiante en Master de Relations Internationales à l’Inalco (Langues O’). C’est là qu’est née sa passion pour les Etats baltes qui l’a menée jusqu’en Estonie, où elle a réalisé un stage en diplomatie culturelle à l’Ambassade de France à Tallinn. Cet engouement l’a ensuite conduite, à travers des lectures, conférences et rencontres, à s’intéresser à l’ensemble des pays d’Europe Centrale et Orientale. Au sein de son Master, elle a choisi le parcours de spécialisation sur cette aire géographique, riche et diverse.

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